Après 1945, l’utilisation géopolitique du sport trouve sa place dans les nouvelles alliances de la guerre froide. L’idéologie et la diplomatie se glissent alors dans tous les recoins de l’activité sportive.
Après 1945, l’utilisation géopolitique du sport trouve sa place dans les nouvelles alliances de la guerre froide. L’idéologie et la diplomatie se glissent alors dans tous les recoins de l’activité sportive.
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, civils et militaires utilisent le sport pour tisser des liens entre les peuples et gagner de l’influence par terrains interposés. Dans une synthèse magistrale, Sylvain Dufraisse explore les nouveaux ressorts de cette utilisation géopolitique du sport, qui marque de son sceau les mutations dans les alliances inédites de la guerre froide.
Avec la médiatisation des grands événements sportifs, notamment depuis les Jeux de Paris en 1924, le sport s’invite au plus près des spectateurs. Les émotions deviennent un moyen efficace de servir de nouvelles ambitions. Fort de travaux antérieurs portant sur la construction de l’élite sportive soviétique [1], Sylvain Dufraisse présente équitablement les deux versants de la guerre froide et explique avec précision comment le sport se trouve adossé à ce conflit.
À la faveur d’une entrée par « le phénomène de sportification, c’est-à-dire de spécialisation, de professionnalisation et de rationalisation des pratiques physiques à visée compétitive » (p. 16), il fait dialoguer les deux Grands tout en s’aventurant sur les terrains moins connus de l’Asie et de l’Afrique. Se démarquant du seul récit anglo-étatsunien dominant l’historiographie contemporaine, Une histoire sportive de la guerre froide invite à faire un pas de côté, une méthode bienvenue semblable à ce qu’a pu proposer Joseph Eaton quelques années en amont [2].
L’introduction détaille les conditions indispensables à l’avènement de la confrontation entre les États-Unis et l’Union soviétique, les deux principales puissances qui émergent des ruines de la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, la genèse de l’utilisation politique du sport remonte à la constitution de nouveaux réseaux et d’alliances à la fin du XIXe siècle, en marge desquelles le Comité international olympique (CIO) voit le jour.
D’emblée, le mouvement sportif se structure à travers l’organisation de nouvelles compétitions internationales concurrentes, souvent « fondées sur la réunion d’une communauté de sportifs autour d’affinités politiques » (p. 11). Depuis les années 1920, le sport est progressivement médiatisé et sert l’idéologie des régimes fascistes, qui disposent désormais d’une influence certaine dans les instances internationales.
Cette préhistoire permet de cerner l’intérêt du CIO de se présenter comme une organisation indépendante, mais aussi d’expliquer le tournant anticommuniste de l’organisation achevé avec la Seconde Guerre mondiale. En effet, « la présence des sportifs soviétiques légitime, à peu de frais, le prétendu apolitisme du mouvement sportif et son universalisme au-delà des clivages politiques » (p. 13).
Malgré cela, force est de constater que le mouvement sportif parvient à trouver des espaces d’expression et de coopération. La thèse de l’ouvrage révèle donc le pacte faustien du mouvement sportif international, en pleine expansion et progressivement mieux et plus médiatisé : le sport atteint une maturité en prise avec son temps, ouvrant la voie à de nouvelles échelles de conflit à travers « l’acceptation de règlements communs » (p. 15). Ces règles du jeu font alors du terrain sportif un champ de bataille idéal pour la confrontation de guerre froide.
Les deux premiers chapitres traitent des organisations internationales comme des espaces de négociation dans la période de transition d’après-guerre. D’emblée, l’auteur évoque les compromissions de certains responsables du CIO avec les régimes fascistes et souligne la rapidité du retour aux affaires de ces « infréquentables », à la faveur de la bienveillance d’Avery Brundage, alors vice-président du CIO, et « au nom de la “famille olympique” » (p. 22).
Ces sentiments philofascistes n’ont pas effrayé les instances sportives soviétiques, qui voyaient dans les sports « bourgeois » une opportunité de dénazifier les anciens pays de l’Axe désormais sous leur contrôle soviétique, en les réhabilitant et en les sublimant. De leur côté, les États-Unis ont exploité le sport pour incarner une idéologie du « monde libre » à travers les sportifs noirs – Jackie Robinson, les Harlem Globetrotters – incarnant la réussite économique américaine.
L’ouvrage détaille la façon qu’ont eue les États-Unis de s’appuyer sur le « comité sport » de leur nouvel organe de politique culturelle, la US Information Agency (USIA). Cette agence aurait mérité une analyse plus étoffée pour qualifier les liens qu’elle tisse avec le tout jeune Conseil de l’Europe ou l’UNESCO.
L’auteur s’intéresse aussi aux avis formulés par le comité de l’information et des relations culturelles de l’OTAN pour encourager « le développement des compétitions où peut se manifester de manière “civilisée” l’affrontement Est-Ouest, mais aussi la solidarité des blocs » (p. 68). Le lecteur aurait apprécié plus de détails sur cette illustration de la période de coexistence pacifique, notamment sur les sources ou les divergences de vues au sein même du CICR, dont on sait qu’il a été traversé par la suspicion permanente des différents pays membres.
Les Jeux de Helsinki en 1952 sont, pour l’auteur, un point de bascule : c’est le moment où « l’idéologie se glisse dans tous les recoins de l’activité sportive » (p. 64), que ce soit dans la massification et la médiatisation du spectacle sportif comme dans la redéfinition des normes de corps.
Dans les troisième et quatrième chapitres, Sylvain Dufraisse montre le cheminement des différents États désormais indépendants vers le développement d’un modèle sportif national. Il détaille les tiraillements des athlètes algériens, placés entre le marteau de l’héritage français et l’enclume du mouvement d’indépendance. Le cas de l’international Rachid Mekhloufi, qui défend les couleurs de l’équipe du Front de libération nationale après avoir porté le maillot de l’AS Saint-Étienne et de l’équipe de France, en est une illustration bien choisie.
La coopération sportive des Soviétiques est manifeste : entraîneurs, matériels ou développement d’infrastructures servent d’intermédiaires diplomatiques. En perte de vitesse, les États-Unis se dotent d’une stratégie sous Kennedy ; le coup d’éclat de Tommie Smith et John Carlos en 1968 n’est alors qu’un rouage nécessaire dans la machine de « l’affrontement Est-Ouest [qui] focalise l’attention sur les événements sportifs à haut potentiel symbolique » (p. 156).
La contestation à travers la mise en scène du corps du sportif est source de désaveu pour les grandes puissances, montrant que le spectacle sportif est désormais un outil diplomatique incontournable. Qu’il s’agisse d’une confrontation d’échecs ou de la « série du siècle » de hockey entre le Canada et l’URSS en 1972, d’une optimisation de la performance ou d’une « subversion des sexes » (p. 206), le corps des athlètes est désormais mis en scène.
Voit alors le jour la nécessaire « scientifisation » du sport, c’est-à-dire que « la dimension symbolique des performances pousse les États et les organisations privées à soutenir la recherche en ce domaine » (p. 195), ce que l’auteur n’hésite pas à mettre en regard des programmes de recherche spatiale. Ainsi peut-on expliquer l’apparition des sciences du sport – qui ne serait alors qu’une discipline de circonstance ? –, ainsi que l’envahissante question du dopage dans les compétitions sportives, que le CIO traite à contrecœur, car « le public souhaite des performances et le succès des compétitions olympiques en dépend » (p. 204).
Les cinquième et sixième chapitres illustrent le périlleux équilibre du mouvement sportif international en guerre froide : le CIO a besoin de la coopération des superpuissances pour se légitimer, là où les États-Unis et l’URSS réclament un CIO apolitique pour se présenter sous leurs meilleurs auspices. Mesuré, Sylvain Dufraisse ne donne pas à lire la victoire d’un camp sur l’autre.
Au contraire, il cite le « miracle on ice » des Jeux d’hiver de Lake Placid en 1980, qui a vu la victoire des États-Unis sur la Finlande – et non « contre les Soviétiques » (p. 212) –, comme une manifestation de la nécessaire fabrique des héros nationaux. Il s’intéresse aussi aux Jeux de Moscou de 1980 comme un « moment de modernisation oubliée » (p. 246) plutôt qu’un échec provoqué par le boycott états-unien.
La perte de vitesse du sport soviétique aux Jeux de Los Angeles en 1984 semble davantage s’expliquer par l’avènement de « l’ère des managers » que par « l’internationalisation de la cause des droits de l’homme, les formes parallèles de pratiques physiques [le surf, la voile ou le yoga, marqués par un esprit de liberté] et l’irréversible attrait de la commercialisation du sport et de l’essor du professionnalisme » (p. 213).
Ce dernier aspect est traité dans un segment particulièrement stimulant à travers le cas de l’entreprise West Nally, propriété de Patrick Nally et Horst Dassler – fondateur de la marque Adidas et « quasi-conseiller de l’ombre [devenu] faiseur de rois dans les instances internationales » (p. 261).
Ainsi peut-on, au moment de refermer l’ouvrage, identifier trois lignes de force. Tout d’abord, le CIO n’a d’autre choix que de rassembler les grandes puissances pour éviter un nouveau boycott. Il faut ensuite convaincre de s’ouvrir à l’Est de l’Asie, dont la dynamique économique est remarquable. Il est enfin nécessaire de parvenir à contrer l’offensive de grands groupes de médias, qui sponsorisent des tournois – comme l’ATP Tour en tennis – et concurrencent les fédérations.
Dans les dernières années de la guerre froide, les clubs soviétiques connaissent une conversion progressive à l’autonomie financière, notamment les mythiques clubs de football du Dinamo Kiev ou du Spartak Moscou. Certains athlètes rejoignent aussi les grandes ligues nord-américaines, comme le basketteur Alexander Volkov aux Atlanta – et non « Atlantic » (p. 305) – Hawks, propriété du magnat des médias Ted Turner. À noter, le détail apporté par l’auteur au rôle de la Yougoslavie dans la restructuration du mouvement sportif, un modèle qui a engagé très tôt sa « conversion précoce à l’autogestion et à l’autofinancement » (p. 312).
Avec une rigueur exemplaire, Sylvain Dufraisse invite à dépasser l’idée que l’histoire du sport de la guerre froide ne serait « qu’une histoire de diplomaties, voyant des États sans cesse convoquer le monde des sportifs pour y projeter leur puissance sur la scène mondiale » (p. 347). Une histoire sportive de la guerre froide tire sa force de la détermination de l’auteur à donner une voix l’ensemble des acteurs du mouvement sportif international. C’est donc une somme impressionnante de détail et de volonté de renouveler l’analyse du sport dans l’histoire diplomatique et culturelle.
par , le 22 juillet
François Doppler-Speranza, « Du sport comme champ de bataille », La Vie des idées , 22 juillet 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Du-sport-comme-champ-de-bataille
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Sylvain Dufraisse, Les Héros du sport. Une histoire des champions soviétiques (années 1930-années 1980), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2019, 328 p.
[2] Joseph Eaton, « Reconsidering the 1980 Moscow Olympic Boycott : American Sports Diplomacy in East Asian Perspective », Diplomatic History, vol. 40, n° 5, novembre 2016, p. 845-864.