Recensé : Stuart Hall, Le Populisme autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, traduction d’Hélène Saulvage et d’Etienne Beerlham avec la collaboration de Christophe Jaquet, Paris, Editions Amsterdam, janvier 2008, 200 p., 13, 90 €.
Après avoir été l’un des piliers de la New Left Review dans les années 1950/1960, Stuart Hall a, plus récemment, en fondant la revue Soundings, créé l’un des lieux intellectuels les plus intéressants et prolifiques des « années Blair ». Mais c’est surtout le parcours effectué au sein de Marxism Today (MT), dans les années 1980, qui confère à cette figure des cultural studies un prestige intellectuel comparable à celui que Perry Anderson ou Eric Hobsbawm peuvent revendiquer dans le débat public britannique. A l’origine liée au Parti communiste, cette revue s’est en effet, sous les gouvernements Thatcher, imposée comme le principal pôle de résistance aux idées portées par ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « contre-révolution » conservatrice. MT a, dans le même mouvement, fourni l’un des rares cadres à la réflexion sur le « renouveau » d’une gauche britannique alors totalement dévastée. C’est essentiellement à cette période et à ses enseignements que renvoie directement le présent ouvrage, même lorsqu’il s’attarde sur le moment blairien.
Misère du « populisme totalitaire »
Du « populisme autoritaire », à l’aune duquel Stuart Hall prétend en partie décrypter thatchérisme et blairisme, on saura peu de choses en refermant cet ouvrage. On retiendra, tout au plus, qu’il est, dans sa version thatchérienne, « une forme exceptionnelle de l’Etat capitaliste qui, contrairement au fascisme classique, conserve la plupart des anciennes institutions représentatives, tout en construisant autour de lui un consentement populaire actif » (p. 35). Le versant « blairiste » n’est guère plus exploré. Simple « variante » de son prédécesseur, il se résumerait essentiellement à un « populisme d’entreprise, managérial, accompagné d’un style de leadership hiérarchique et d’une attitude moralisatrice vis-à-vis de ses bénéficiaires » (p. 75). Du concept annoncé en couverture, ne reste donc qu’un vague label n’apportant rien – ou presque – à l’analyse de deux projets politiques partageant, il est vrai, une même propension à se réclamer du « peuple » (dans tout ce que ce terme a de dangereusement flou) et à stigmatiser certaines institutions ou représentations sociales (l’Etat, les syndicats, les classes sociales, etc.). Hall concèdera d’ailleurs, dans une réponse à un article particulièrement critique de Jessop, Bonnett, Bromley et Ling, le manque de rigueur « ici ou là » de cet exercice de théorisation (p. 162).
Mais l’intérêt de ce court ouvrage ne s’abîme heureusement pas dans le clinquant de son titre. Reprenant des textes dont les premières éditions s’inscrivent dans des moment clés de l’histoire politique contemporaine (de l’arrivée de Margaret Thatcher au 10 Downing Street, en 1979, aux premiers signes d’essoufflement politique du blairisme, en 2003), Le Populisme autoritaire met au jour certaines des raisons du succès que rencontrèrent, dans la Grande-Bretagne des années 1980, ces idées que l’on range – parfois paresseusement – dans la case « néolibéralisme ».
La double domination de la droite thatchérienne
Considérant, dés l’hiver 1979, que le « basculement à droite » de la société britannique est désormais acquis, Stuart Hall annonce la domination politique à venir de cette droite « radicale » qu’incarnent les thatchériens. Radicale, cette droite l’est notamment, estime Hall, en raison de l’ambition qui structure son projet politique. Ce dernier ne traduit ni un simple ajustement à la demande des électeurs, ni une modification à la marge du conservatisme classique et modéré d’un Edward Heath, premier ministre de 1970 à 1974. Le dessein de cette droite qui se veut « nouvelle » est tout autre. Elle vise en effet à « briser le moule » de ce qui l’a précédée, de manière à transformer en profondeur le paysage politique en le débarrassant – notamment – du consensus socio-économique né au lendemain du second conflit mondial. Pour ce faire, ajoute Hall, la droite radicale des années 1980 « n’hésite pas à reprendre les éléments déjà en place, à les démanteler, à les reconstituer selon une logique nouvelle, puis à articuler l’espace politique de façon inédite, en le polarisant à droite » (p. 39).
Quelques années plus tard, Hall ne pourra que constater le succès de cette entreprise dans un article au titre empreint de résignation : « Les leçons de Thatcher » (p. 9-30). Les thatchériens ont en effet réussi, écrit-il alors, à imposer leur langage comme une évidence dans la société britannique, comme « s’il n’y en avait pas d’autres » (p. 56). Si aucune illustration ne vient consolider cette forte affirmation, on peut sans mal remédier à ce manque en se souvenant combien, à cette époque, les travaillistes s’étaient en effet retrouvés sans « mots » : les références aux « dépenses sociales », à l’« égalité » ou à la « propriété publique » étaient irrémédiablement disqualifiées par le travail de sape des tories et de leur « droit à l’inégalité ».
Les raisons de ce rapport de forces déséquilibré sont simples, à en croire Hall : à la différence de la gauche, la droite a en effet compris que la « politique ne peut-être conduite qu’idéologiquement » (p. 16) et qu’elle doit être arrimée à une « stratégie hégémonique ». C’est sur cette affirmation que la grande thèse de ce lecteur de Gramsci prend corps : au-delà des succès électoraux à répétition [1], la victoire de la droite radicale est avant tout idéologique et culturelle. Elle a en effet su diffuser ses valeurs et ses croyances au-delà du seul espace politique britannique, en s’appuyant sur un puissant système de réseaux comprenant des éditorialistes et des journalistes politiques influents, des intellectuels en vue, des think tanks, etc. Ces différents relais lui ont essentiellement permis de fixer les termes du débat public, de façonner un « nouveau sens commun » et d’imposer ses propres modèles sociaux (l’entrepreneur – le consommateur – le propriétaire). La force du thatchérisme a alors consisté à construire de nouvelles alliances autour de ces quasi-totems. Ces mêmes alliances ont eu pour effet de déstabiliser tout un pan de l’électorat travailliste se prenant à rêver au statut de « classes moyennes » promis par les politiques et le discours des gouvernements Thatcher et Major.
Des « Temps nouveaux » à... la « Troisième Voie »
Mais le succès de la nouvelle droite n’a pas seulement reposé sur sa capacité à présenter ses idées comme seules légitimes. Elle a également donné l’impression « d’avoir l’histoire de son côté » (p. 18), à la différence d’une gauche accusée d’être montée au front avec « de vieilles idées et de vieilles pratiques ». Ses représentants ont en effet, aux dires de Hall, su lire les tendances sociales, politiques et culturelles qui travaillaient alors la société britannique. Ils ont, par exemple, compris que l’Etat, même dans sa dimension sociale, était de plus en plus vécu comme une « contrainte bureaucratique » par les travailleurs ordinaires, ceux-là mêmes qui constituaient jusqu’alors le coeur de l’électorat travailliste. Plus généralement, le pouvoir thatchérien a semblé faire siens ces changements que l’équipe de MT s’est attelée à disséquer tout au long des années 1980, et qui donnèrent matière, à la fin de cette même décennie, au manifeste New Times [2].
Les caractéristiques de ces « Temps nouveaux » – exposées dans l’un des chapitres du Populisme autoritaire – sont connues. Elles empruntent en effet au discours maintes fois resservi de la post-modernité. Individualisation croissante, déliquescence des « grands récits », politisation de domaines traditionnellement apolitiques (la famille, la sexualité, l’alimentation, etc.), montée en puissance de la « société civile » et des mouvements sociaux, affaiblissements des anciennes solidarités, émergence de nouvelles identités (locales et ethniques, notamment), autant de bouleversements ayant, selon Hall, bousculé ce qui passait pour « “établi” dans l’univers théorique de la gauche » (p. 98). Plus encore, ces tendances ont oeuvré à la disparition d’un « lien automatique entre l’appartenance de classe, la position politique et l’inclination idéologique » (p. 28). Mal appréhendée par la gauche, cette situation a achevé de rompre le dialogue entre socialisme et (post)modernité. Dès 1978, l’historien marxiste Eric Hobsbawm avertissait déjà, en des termes plus imagés, que le Parti travailliste ne survivrait que s’il se décidait à parler à ceux « qui connaissent la date de séparation des Beatles et non celle du piquet de grève de Satley » [3]. C’est a priori un conseil qu’aura su entendre, quelques années plus tard, un Parti travailliste « rénové », s’autoproclamant « parti des classes moyennes ».
La nouvelle erreur historique de la gauche
Si la gauche britannique des années 1970 et 1980 a refusé le mouvement du monde, laissant ainsi le champ libre aux thatchériens, les « rénovateurs » des années 1990 ont, pour leur part, péché par leur prétention à maîtriser la « modernité avancée ». C’est à tout le moins ce que suggère Stuart Hall dans les deux chapitres consacrés au New Labour (publiés respectivement en 1998 et 2003). Le sociologue avait pourtant, comme il le rappelle au détour d’une page, formé de réels espoirs lors de l’arrivée de Tony Blair à la tête des travaillistes, en 1994. Bombardé « candidat de Marxism Today », le jeune leader promettait un projet politique (la « Troisième Voie ») aussi « radical » qu’avait pu l’être celui des thatchériens. Mais le renouveau annoncé et attendu n’est, aux yeux de Hall, pas venu. Plus « modernisant » que « moderne » (p. 76), le New Labour a laissé passer une « opportunité historique » (p. 80) de fournir une alternative au discours dominant et de replacer ainsi la gauche de gouvernement dans le sens de l’Histoire.
Au-delà de la dénonciation d’une conversion à « l’évangile néolibéral » (p. 65) et d’une tendance à « gouverner par la communication », la critique de Stuart Hall isole des travers souvent négligés par de nombreux adversaires de la Troisième Voie. Le procès en dépolitisation des blairistes est, à ce titre, particulièrement convaincant, même si, comme souvent chez Hall, la fulgurance de la plaidoirie est censée masquer la rapidité de l’instruction. Alors que le Parti conservateur de Margaret Thatcher édifiait de larges majorités tout en exacerbant la polarisation politique, la Troisième Voie se serait noyée dans la recherche d’un improbable unanimisme. Les exemples permettant d’étayer cette thèse sont légion… sauf dans le texte de Hall. Peut-être suffisait-il simplement de rappeler que le fait de mettre en adéquation égalité et inclusion sociale, comme le font nombre de « nouveaux » travaillistes, revient à nier les tensions traversant la sphère des inclus. Plus généralement, en se présentant à la fois comme le parti de « l’individu » et de la « communauté », des « salariés » et du « business », en se situant « au-delà de la gauche et de la droite », le New Labour ignore ostensiblement l’existence même de ces relations de pouvoir, divisions sociales et autres conflits d’intérêt qui caractérisent une société. Son projet politique prend dès lors le risque de s’apparenter à cette « politique sans adversaire » moquée par Chantal Mouffe, dans les pages de Soundings [4].
Bien qu’il s’en défende, Stuart Hall peut se voir reprocher – et c’est d’ailleurs la critique principale de Bob Jessop et de ses acolytes (p. 101-155) – d’avoir lu le triomphe des thatchériens à la seule lumière de l’hégémonie culturelle et idéologique, négligeant, entre autres, les effets de la pratique gouvernementale. La tentation est alors grande de délivrer une explication très homogénéisante de leur projet. De même, l’admiration de cet intellectuel « de gauche » pour le « radicalisme » de ses adversaires politiques et, à l’inverse, sa consternation face à l’impuissance de son camp, semblent parfois l’empêcher de saisir les contradictions des premiers. Comme le constatera pourtant, en 1994, Anthony Giddens [5], le « sociologue préféré de Tony Blair », le thatchérisme portait en lui, dès sa création, les germes de sa propre déchéance : l’attachement à la tradition ne pouvait durablement cohabiter avec un individualisme agressif qui, par définition, balaye les anciennes déférences et hiérarchies sociales.
Ne nous méprenons pas pour autant : en dépit de son ton parfois trop péremptoire, Le Populisme autoritaire est un livre important. Il l’est d’autant plus qu’il rend compte de l’analyse, construite sur trois décennies, de l’un des penseurs européens les plus stimulants de sa génération.