L’ouvrage de Mathieu Ichou a pour ambition de « rompre avec la vision de l’immigration comme problème social » (p. 271), et ce n’est pas une mince affaire tant la question en France soulève des débats et controverses qui semblent indépassables. Les convictions des uns se heurtent aux croyances des autres, et les termes du débat peinent souvent à se renouveler. La nature et l’ampleur des débats et prises de position en lien avec la « statistique ethnique » ou « statistique des origines » en témoignent. Ici, Mathieu Ichou tente, avec succès, de démontrer son hypothèse centrale : faire le constat d’un échec scolaire plus important des élèves issus de l’immigration cache en réalité une hétérogénéité importante des parcours scolaires de ces élèves. Pour le montrer, l’auteur travaille à qualifier les propriétés sociales de leurs familles. Dans la lignée des travaux d’A. Sayad, Mathieu Ichou étudie ainsi de façon systématique l’origine sociale de ces élèves à partir des appartenances sociales pré-migratoires de leurs parents. Si l’hypothèse de l’importance des caractéristiques pré-migratoires avait déjà été avancée dans le passé, l’auteur la met à l’épreuve des faits.
Oser les méthodes
Les données empiriques sur lesquelles repose cette recherche sont vastes et d’une grande richesse. La recherche se fonde principalement sur une analyse des panels 1995 et 1997 qui consistent à suivre la scolarité pendant une dizaine d’années d’un échantillon représentatif d’élèves scolarisés en 6e au début du suivi (représentant respectivement plus de 9 000 et 17 000 élèves).
Les résultats prennent corps et sont exemplifiés à partir de nombreux extraits d’entretiens extrêmement intéressants. Il fait le choix d’interroger des familles immigrées de Turquie et de Chine qui représentent des cas « les plus extrêmes en ce qui concerne les résultats scolaires de leurs enfants » (p. 50). Les premiers, comme l’a montré entre autres I. Tucci, (2010 ; 2015), connaissaient des scolarités plus chaotiques et plus courtes comparées aux élèves natifs. Ils sont davantage orientés vers les filières professionnelles ou vers le spécialisé. À l’autre extrême, on retrouve les élèves issus de l’immigration du Sud-Est asiatique qui connaissent des scolarités beaucoup plus valorisées dans les hiérarchies scolaires. L’auteur considère qu’il pourra à partir de ces cas atypiques rendre compte de l’ensemble de la scolarité des élèves issus de l’immigration. Cela pourrait être discuté, nous y reviendrons.
L’auteur privilégie des méthodologies innovantes. L’utilisation de l’appariement exact à la place des modèles de régression plus souvent utilisés dans le domaine est une approche originale qui permet de raisonner non pas de façon abstraite (« toutes choses égales par ailleurs »), mais sur des populations qui partagent des caractéristiques communes. L’appariement exact consiste en effet à « associer chaque enfant d’immigrés d’une certaine région du monde aux enfants de natifs qui partagent avec lui exactement les mêmes propriétés sociales pertinentes » (p. 67). Le principe est alors de comparer les parcours et résultats des élèves issus de l’immigration à un groupe de natifs avec lesquels ils partagent des caractéristiques proches. Un autre élément méthodologique intéressant réside dans le croisement de plusieurs bases de données. Les données du Panel ne comportent que peu de « variables migratoires », problème sur lequel de nombreux chercheurs ont buté, et qui explique aussi la faible prise en compte des dimensions pré-migratoires alors que l’on évoque l’hypothèse de leur importance depuis longtemps. Pour dépasser cette difficulté, Mathieu Ichou mobilise plusieurs enquêtes dont la base de données Barro-Lee et l’enquête TeO. Il construit à partir d’elles une nouvelle variable : « le niveau relatif d’éducation des parents ». Cela produit des résultats intéressants et constitue une grande avancée dans le champ. Pour la première fois en France, est étudiée de façon systématique l’influence des caractéristiques scolaires et sociales des parents dans le pays d’émigration : « ces analyses fournissent des preuves empiriques solides de l’effet positif du niveau relatif d’éducation des parents immigrés dans leur pays d’origine (…) au-delà de leurs caractéristiques socioéconomiques en France » (p. 136). Ce résultat est loin d’être trivial, il est central dans la compréhension des parcours scolaires des élèves. On comprend alors pourquoi des élèves issus de l’immigration en Angleterre s’en sortent mieux que ceux scolarisés en France : leurs parents ont globalement un niveau relatif d’éducation plus élevé.
Prendre en compte le pays d’émigration
On l’aura compris, l’un des résultats le plus enthousiasmants concerne la prise en compte systématique et à large échelle des caractéristiques pré-migratoires. Mais d’autres éléments méritent d’être soulignés. L’auteur montre l’ampleur des inégalités : cinq trajectoires scolaires types sont ainsi définies. La première, la plus basse en termes de stratification scolaire, qualifie les parcours marqués par le décrochage et l’arrêt précoce des études et concerne 21 % des élèves en France, mais 72 % des élèves originaires du Sahel, 71 % des élèves d’origine turque pour 16 % des élèves natifs. La cinquième trajectoire, la plus prestigieuse, concerne 20 % des élèves en France avec une grande variabilité en fonction des origines : 22 % des natifs contre 0 % des élèves issus de l’immigration turque et 19 % des élèves issus de l’immigration du Sud est-asiatique ou de Chine.
Comment expliquer de tels résultats ? La tentation aurait été grande de considérer que la « culture chinoise » permettrait d’expliquer des rapports de proximité plus importants des élèves issus de l’immigration chinoise alors que les élèves d’origine turque seraient plus enclins à quitter rapidement le système scolaire pour entrer sur le marché du travail. Or, les analyses développées par l’auteur à partir de nombreux entretiens montrent que plus généralement les élèves qui réussissent moins bien sont en fait issus de familles moins diplômées dans le pays d’émigration. Ces familles occupent en outre aussi des positions sociales plus précaires dans le pays d’accueil. L’auteur assume en effet que « les moins bons résultats scolaires des enfants d’immigrés par rapport aux enfants de natifs s’expliquent d’abord et avant tout par la position sociale qu’occupent leurs parents » (p. 80). La démonstration est fouillée et la réponse nuancée. Les dispositions pré-migratoires et la situation sociale en France sont explicatives des parcours scolaires, mais l’auteur assume d’avancer ce constat et d’analyser dans le même temps la dimension ethnique de leur expérience scolaire. Ainsi, il n’évacue pas totalement la notion de culture, elle est vue comme une ressource symbolique pour les familles qui y ont recours pour expliquer leur rapport à l’école et leur investissement scolaire. L’activation de ces catégories chez ces familles est analysée non pas comme une marque de leur culture supposée, mais comme un moyen à disposition des familles immigrées pour marquer les frontières ethniques entre les groupes (« nous » versus « eux »).
Cette ethnicisation est interprétée comme des « luttes de définition [de ces] frontières » (p. 255). Elles sont une ressource. « L’économie ethnique » est ainsi analysée sous l’angle des opportunités sur le marché du travail et de leurs conséquences scolaires : « la disponibilité d’une embauche relativement facile dans l’entreprise familiale ou dans l’entreprise possédée par un membre du réseau de relation sociale au sein du groupe ethnique peut réduire… la perception de la nécessité de réussite scolaire pour l’intégration sur le marché du travail » (p. 266) et explique donc certains abandons précoces de la scolarité. C’est particulièrement le cas des familles d’origine turque et explique ainsi en partie leurs parcours scolaires atypiques décrits plus haut. Ces constats sont aussi complétés par une analyse d’autres ressources à dispositions ou mobilisées par les familles comme le recours aux aîné.es et/ou au voisinage. L’un des arguments souvent avancés consiste à penser que ces inégales réussites scolaires s’expliquent par des rapports et investissements distincts à l’école en fonction des cultures d’origines. Or, la « culture », parfois revendiquée par les familles elles-mêmes, ne permet pas, ou très imparfaitement, d’expliquer leur rapport à l’école.
Des immigrés sans pays d’immigration ?
Nous souhaiterions à présent soulever quelques points dont le but est de susciter le débat. D’abord, il nous semble que ce travail traite peu du poids de la société d’accueil. À vouloir s’opposer de façon nette à des explications du type intégration - assimilation, l’auteur prend trop peu en compte les caractéristiques de la société d’immigration. Un chapitre est consacré à la ségrégation, un autre à la discrimination. Mais cela reste peu pris en compte dans le raisonnement général de l’ouvrage. Or, il nous semble que les modalités d’accueil, les conditions de scolarisation, ainsi que les phénomènes de stigmatisation / relégation sont des dimensions fortement explicatives des parcours scolaires de ces élèves. Il existe par exemple une littérature bien établie sur la question des attentes et jugements professoraux, sur les processus de catégorisation et sur leurs effets en termes scolaires. Par ailleurs, on sait que les conditions d’accueil et l’organisation scolaire conditionnent fortement la scolarité future des élèves (voir par exemple Schiff, 2015). Aussi, les effets de contextes, en particulier ségrégatifs sont probablement sous-estimés.
De la même façon, dans les récits des familles, l’auteur trouve peu de références à la discrimination directe dont elles auraient pu être victimes. Brinbaum et al. (2013) notaient bien, à partir d’une analyse quantitative et qualitative de la même enquête TeO que les récits de traitements injustes et discriminatoires en lien avec les origines migratoires des enquêtés sont plus nuancés lors des entretiens (que lors de l’enquête quantitative). Cela s’explique aussi par la difficulté à nommer la discrimination et à l’interpréter tant les normes d’échec scolaire sont intériorisées par les familles. La question des biais ethniques est bien évoquée à plusieurs reprises par l’auteur, mais il ne les interprète pas réellement comme des dynamiques discriminatoires (dans les récits ils apparaissent sûrement de façon isolée, mais devraient être considérés comme cumulatif et à reconstruire sur la biographie complète des familles). Enfin, la ségrégation scolaire peut aussi être considérée comme une forme de discrimination, celle-ci se caractérise par son caractère systémique et signifie que les élèves scolarisés dans ces environnements bénéficient d’une moindre qualité éducative. Ce point est évoqué par Mathieu Ichou, mais n’est pas central dans ses préoccupations (il faut aussi dire qu’ici, comme souvent en France, les données sont imparfaites pour renseigner réellement sur la situation de ségrégation et obligent les chercheurs à élaborer des proxys, qui ne sont toujours que des approximations pour approcher la réalité).
Même si nous rejoignons l’auteur pour dire que les théories de l’intégration comportent un risque normatif, elles permettent toutefois de comprendre en quoi les conditions « d’accueil » expliquent et marquent les parcours et expériences scolaires des élèves. Or, les élèves dont on parle sont plus que les autres scolarisés dans des contextes paupérisés et ségrégués, ils affrontent aussi des processus de catégorisation et de stigmatisation qui constituent des dynamiques importantes expliquant les moindres réussites des uns et les bons résultats des autres.
Enfin, nous revenons sur un point méthodologique qu’il serait intéressant de discuter plus avant. Comme nous l’expliquions, l’auteur choisit d’approfondir son enquête avec des entretiens auprès de familles immigrées d’origine turque et chinoise. Deux groupes que l’auteur qualifie de « statistiquement « déviant » ». On se questionne donc sur leur capacité de généralisation. Comment est-il possible de considérer à la fois que les élèves issus de l’immigration ont des parcours hétérogènes et dans le même temps assumer une explication des parcours scolaires de l’ensemble des élèves issus de l’immigration à partir de deux cas atypiques. Il est probable, et c’est en lien avec le premier point de discussion ci-dessus, que la non-prise en compte des conditions de réception et d’accueil de ces migrants (et particulièrement de ces deux groupes atypiques) dans la société d’immigration empêche de voir qu’une partie de cette meilleure ou moins bonne réussite s’explique aussi (surtout ?) par la façon dont ils sont perçus et traités par l’institution scolaire et la société en général.
Finalement, ces quelques remarques n’enlèvent rien à la grande qualité du travail réalisé et ont plutôt pour objectif de prolonger le débat dont les bases sont ici posées de façon étayée. L’ouvrage de Mathieu Ichou éclaire sous un jour nouveau la question des inégalités scolaires liées aux parcours migratoires. Il alimente un débat ancien, que l’on souhaiterait en France moins partisan et plus pragmatique. Gageons que la France saura se doter des données nécessaires à une réelle prise en compte de la ségrégation sociale et ethnique dans ses écoles (par exemple en échantillonnant différemment les enquêtes Pisa et en autorisant la récolte et la publication des données sur l’état ségrégatif du système scolaire).
Mathieu Ichou, Les enfants d’immigrés à l’école. Inégalités scolaires, du primaire à l’enseignement supérieur. Puf, 2018, 320 p., 24 €.
Pour citer cet article :
Barbara Fouquet-Chauprade, « Échec scolaire et immigration »,
La Vie des idées
, 11 mars 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Echec-scolaire-et-immigration
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