Recensé : Pauline Phemister, Leibniz and the Environment, New York, Routledge, 2016, 196 p.
Installée jusqu’au 8 janvier à la Fondation Cartier à Paris, une exposition consacrée à l’œuvre de Bernie Krause attire depuis quelque temps l’attention du public sur la perte de biodiversité des milieux naturels. Depuis plus de 45 ans, l’artiste enregistre les bruits de la nature. Fort de cette collection sonore, il peut nous donner à entendre et à comparer des sons en provenance de divers endroits du monde, avant et après les interventions de l’homme. Par là, l’artiste nous fait sentir comment nous, humains, marquons souvent négativement les écosystèmes ; il nous fait percevoir concrètement que les bruits sont beaucoup moins diversifiés aujourd’hui que dans les années 1960.
La démarche de Krause n’est pas sans écho avec celle que Pauline Phemister, professeure à l’Université d’Edimbourg, adopte dans son dernier ouvrage, où elle propose d’étudier les apports possibles de la philosophie de Leibniz à la pensée écologique, en particulier dans sa dimension esthétique.
L’orchestre des monades
Comme l’auteure le souligne, l’extinction des espèces animales et végétales est en premier lieu une perte esthétique au regard des principes leibniziens. La beauté, selon Leibniz, consiste à mieux percevoir la diversité dans l’unité : le meilleur des mondes possibles est pour lui le plus beau des mondes, c’est-à-dire le monde contenant le plus de variété. Ainsi, en suivant Leibniz, nous pouvons dire que dans les années 1960, notre artiste sonore pouvait avoir une expérience perceptive riche, très variée et belle. Par contre, en 2015, cette perception a perdu beaucoup de sa beauté, car elle est moins diversifiée.
Leibniz construit en effet son système philosophique sur la notion de perception. Une perception est un rapport entre une diversité de choses perçues et l’unité d’un percevant. Quand je vois un arbre, je vois en même temps (mais peut-être moins distinctement) l’herbe au pied de celui-ci, les nuages au-dessus de lui, les bestioles qui grouillent sur son écorce ; j’entends aussi les oiseaux perchés sur ses branches, mais également ceux, plus loin, cachés dans d’autres feuillages ; je sens une odeur d’humus et je ressens peut-être la brise qui frôle mon visage au même instant. Tous ces éléments et bien d’autres, qu’ils soient sentis plus ou moins discrètement, participent à l’expérience perceptive présente. Si le vent était un rien plus frais ou plus chaud, je percevrais différemment l’arbre : sa couleur me paraîtrait par exemple plus vive ou plus terne [1].
En donnant une primauté à la perception et en s’opposant de la sorte au matérialisme, Leibniz offre une réponse possible à la question de savoir pourquoi il faudrait préserver la biodiversité. Dans un cadre purement matérialiste, il est difficile de répondre à cette question : qu’est-ce qui nous permet en effet de considérer que les combinaisons chimiques propres à la vie seraient préférables à d’autres combinaisons non organiques ? Une philosophie matérialiste, comme l’indique Thom van Dooren, peine à expliquer pourquoi il faut par exemple préférer les albatros aux déchets plastiques qui sont en train de les éradiquer [2]. Avec Leibniz, on peut répondre que la biodiversité offre un plus beau spectacle, elle procure de plus belles perceptions. P. Phemister, en s’appuyant sur notre philosophe, fournit donc une justification esthétique à la préservation de la diversité naturelle.
Il faut néanmoins réentendre l’œuvre sonore de Krause. Le spectacle était plus grandiose en 1960 qu’en 2015, car il y avait alors plus d’êtres vivants qui chantaient et criaient. Mais le spectacle qu’a enregistré l’artiste n’est pas simplement joué par les animaux comme on pourrait jouer un air avec une boîte de musique. Les animaux qui produisent ce spectacle le perçoivent en même temps, chacun à sa manière. Ainsi, la beauté du spectacle est multipliée autant de fois qu’il y a de percevants (ou de monades, dans le vocabulaire de Leibniz). Or, en 2015, il y a moins d’animaux et ceux-ci perçoivent des bruits moins diversifiés. La beauté totale du spectacle est donc moindre de deux manières. En préservant la biodiversité, on préserve d’une part la beauté des perceptions, mais cette beauté, explique Leibniz, est augmenté également par le nombre de percevants qui peuvent l’apprécier. Même si on peut juger belle une installation de sacs plastiques, une telle œuvre ne pourra jamais concurrencer un spectacle de la nature, car dans celui-ci, les êtres vivants augmentent la beauté totale de l’œuvre en la percevant de multiples points de vue.
La valeur écologique
P. Phemister étudie les réflexions esthétiques de Leibniz et les met en rapport avec celles de philosophes de l’écologie, ou « écophilosophes », contemporains, notamment Allen Carlson. Elle se penche sur le concept de valeur qui est fréquemment mobilisé par les tenants de ce courant philosophique. Ces derniers défendent souvent l’idée selon laquelle les êtres naturels auraient une valeur intrinsèque, indépendamment de toute valeur extrinsèque ou instrumentale. Notre auteure note que la distinction entre valeur intrinsèque et extrinsèque ne convient pas à la philosophie de Leibniz, car celui-ci a une conception éminemment relationnelle de l’identité.
Selon Leibniz en effet, chaque monade perçoit, quoique à des degrés divers de clarté, toutes les autres monades. Ainsi, toutes les monades s’expriment les unes les autres. En outre, une monade est définie par la série de toutes ses perceptions. Sans le pinçon qui chante sur une branche près de ma fenêtre, ma perception serait autre ; sans cet oiseau, je ne serais plus tout à fait moi-même, car une perception dans la série totale de mes perceptions aurait changé. Pour être moi-même, j’ai besoin de tous les autres êtres. Je n’ai donc pas une identité intrinsèque indépendamment des autres êtres qui contribuent à mes perceptions, qui produisent mon identité [3].
Par conséquent, dans le système philosophique de Leibniz, un être n’a de valeur qu’en tant qu’il permet à d’autres d’exister. Le pinçon que j’entends n’a de valeur pour moi qu’en tant qu’il participe à mes perceptions et donc à mon identité. Cependant, cet oiseau participe également aux perceptions de multiples autres êtres. Il participe aux perceptions qu’ont les autres membres de ma famille, mais aussi les autres oiseaux dans le voisinage. De manière moins distincte, ce pinçon peut aussi participer aux perceptions des passants dans la rue, à celles des insectes à proximité ou des chiens de l’immeuble d’à côté… Même si ce n’est pas de manière auditive, les plantes elles aussi ressentent les vibrations de l’air provoquées par le chant de l’oiseau. Comme pour moi, pour tous ces êtres, le pinçon n’a de valeur que dans la mesure où il participe à leurs perceptions.
Pour cette raison, un être a d’autant plus de valeur qu’il participe aux perceptions d’un plus grand nombre d’êtres. Une des conséquences de l’entr’expression de toutes les monades est donc que la valeur intrinsèque d’un être est en même temps une valeur extrinsèque. Phemister interpelle alors les écophilosophes qui défendent la valeur purement intrinsèque, non relationnelle, de certains êtres :
Une philosophie écologique qui n’arriverait pas à rendre compte de l’interconnexion des êtres vivants ne mériterait même pas son nom. Dans cette perspective, l’idée qu’une théorie écologique de la valeur intrinsèque doive être formulée en termes de propriétés non relationnelles des choses paraît très curieuse. (p. 104)
La conception relationnelle de la valeur qu’elle construit avec Leibniz lui semble donc plus pertinente pour l’écophilosophie.
D’autres concepts
Nous venons d’indiquer deux manières possibles de lier le perspectivisme leibnizien à l’écophilosophie actuelle. Ce perspectivisme nous donne une raison de défendre la biodiversité : celle-ci assure la beauté du spectacle vivant et permet à un plus grand nombre d’êtres de percevoir ce spectacle. En outre, ce perspectivisme met en exergue l’interconnexion de tous les êtres, car chacun participe d’une manière ou d’une autre à ce que perçoivent les autres. Leibniz permet alors, selon P. Phemister, de construire un concept de valeur plus riche et plus approprié pour l’écologie.
L’auteure montre également que l’on peut défendre à partir de Leibniz le bioégalitarisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle tous les êtres vivants (humains, animaux, plantes, bactéries, plancton, etc.) sont « en principe » égaux, car chaque vivant a des perceptions (aussi confuses soient-elles) et participe aux perceptions des autres ; chaque être vivant enrichit donc le monde. P. Phemister précise bien que le bioégalitarisme vaut en principe parce que, lors de conflit d’intérêts, il faut préférer ceux qui ont des perceptions plus vives (et Leibniz considère que les humains ont de meilleures perceptions que les autres animaux).
Une discussion un peu plus serrée de cette clause restrictive aurait cependant été appréciable. On peut notamment se demander quel type d’intérêts doit être pris en compte : pouvons-nous préférer le confort qu’offre le plastique aux humains à la survie des albatros, pour reprendre l’exemple de van Dooren ? Les intérêts en conflit sont souvent déséquilibrés et difficiles à comparer.
P. Phemister propose également une reprise créative de la conception relationnelle du temps et de l’espace défendue par Leibniz. Celui-ci argue en faveur d’une telle conception notamment dans sa controverse avec Samuel Clarke, un proche d’Isaac Newton. Son argumentation est donc très métaphysique. Cependant, P. Phemister rapproche la conception de Leibniz de certaines conceptions sociales et culturelles du temps et de l’espace. Un espace n’existe pas indépendamment des liens qui s’y tissent (mon appartement ne serait pas le même si d’autres personnes y habitaient). De même, un écosystème est essentiellement relationnel, il se construit à mesure que les êtres se rencontrent. Lorsqu’on détruit une forêt, on détruit en même temps des milliards de relations qui se sont construites dans des temps plus ou moins longs.
Enfin, P. Phemister reprend le principe phare de l’éthique leibnizienne pour l’inscrire dans des débats écologiques actuels. Selon Leibniz, « la morale commence lorsqu’on se met à la place d’autrui » (cité p. 148). Leibniz n’appliquait ce principe que dans des situations exclusivement humaines, car il restreignait le domaine de la morale aux êtres munis de raison. Phemister n’interroge pas l’attribution de la raison aux seuls humains. Elle propose néanmoins de généraliser le principe moral invitant à se mettre à la place d’autrui pour penser nos rapports éthiques interspécifiques : si j’étais un albatros, comment percevrais-je les déchets plastiques dans l’océan ? si j’étais un capucin, comment percevrais-je l’abattage à grande échelle ? si j’étais un pingouin, comment percevrais-je la fonte des glaces ? Il faudrait même tenter, suggère notre auteure, de s’imaginer à la place de plantes, d’amibes ou d’autres microorganismes. Ce travail d’imagination permet d’augmenter concrètement le nombre de points de vue que nous considérons lorsque nous délibérons en vue de l’action.
Du XVIIe siècle à nos jours
Un peu de la même manière qu’un anthropologue comme Philippe Descola arrive à poser autrement les termes des enjeux écologiques en voyageant au loin [4], P. Phemister parvient à penser la catastrophe écologique d’une manière qui nous semble originale en s’immergeant dans une pensée historique. La réflexion de notre auteure est d’autant plus opportune que la pensée de Leibniz, contrairement à celle de Spinoza, a jusqu’ici peu attiré l’attention des écophilosophes.
Comme l’explique l’auteure dans le premier chapitre de son livre, ces deux philosophes du XVIIe siècle présentent pourtant quelques affinités, notamment parce qu’ils donnent tous deux beaucoup d’importance à l’interconnexion des êtres [5]. P. Phemister estime cependant que la proposition centrale de l’Éthique selon laquelle la substance est une – Dieu ou la nature – pose problème. Suivant en fait la principale critique que Leibniz soulevait déjà à l’encontre du philosophe amstellodamois, elle suggère que cette proposition ne laisserait guère de place à une réelle action individuelle. Selon l’auteure, le philosophe de Leipzig est en fin de compte plus pertinent pour penser nos rapports avec les êtres humains et non humains qui forment nos écosystèmes, et pour changer nos actions en conséquence.
Alors que dans ses travaux antérieurs P. Phemister défendait, textes à l’appui, une interprétation de Leibniz sans chercher à la rattacher à nos problèmes présents [6], elle adopte dans ce dernier ouvrage une posture plus libre par rapport à l’exactitude interprétative, afin de construire plus aisément des ponts entre la philosophie leibnizienne et l’écologie. Elle fait par exemple entrer, comme nous l’avons déjà noté, tous les êtres vivants dans le domaine de l’éthique, alors que Leibniz limitait celle-ci aux seuls humains.
C’est probablement aussi pour lier le philosophe du XVIIe siècle à l’actualité que P. Phemister tente de rapprocher le perspectivisme leibnizien d’une conception familière du corps selon laquelle celui-ci existerait indépendamment du fait qu’il soit perçu ou non ; dans cette conception, le corps est antérieur aux perceptions. En ce sens, notre auteure affirme à plusieurs reprises que les perspectives se construisent à travers des corps particuliers. Même s’il existe des passages dans l’œuvre du philosophe qui laissent entendre cela, il nous semble néanmoins qu’il y a chez Leibniz une antériorité ontologique, sinon temporelle, des perceptions : les corps résultent de celles-ci [7]. C’est justement en conférant tant d’importance aux perspectives et aux perceptions que la philosophie de Leibniz nous semble intéressante. En tentant de remettre le corps au centre, un peu artificiellement, ne risquons-nous pas d’appauvrir celle–ci ?
En définitive, au delà des critiques plus historiques qu’on pourrait lui adresser, cet ouvrage de P. Phemister permet, à l’heure de la crise écologique sans précédents que nous connaissons, de réactualiser de façon particulièrement pertinente et vivante une des pensées les plus originales de notre tradition philosophique.