La philosophie moderne à partir de Descartes possède des ressources insoupçonnées pour penser la question du sexe et du genre : il est possible de les exploiter encore aujourd’hui, montre Marie-Frédérique Pellegrin.
À propos de : Marie-Frédérique Pellegrin, Pensées du corps et différences des sexes à l’époque moderne. Descartes, Cureau de la Chambre, Poulain de la Barre et Malebranche, ENS Éditions
La philosophie moderne à partir de Descartes possède des ressources insoupçonnées pour penser la question du sexe et du genre : il est possible de les exploiter encore aujourd’hui, montre Marie-Frédérique Pellegrin.
Depuis quelque temps, le canon en histoire de la philosophie est en train de se renouveler de manière à refléter significativement les changements de vision sur la place des femmes dans la culture et dans la société. L’ouvrage de Marie-Frédérique Pellegrin constitue un parfait exemple de ce renouvellement pour l’époque moderne en montrant de façon claire et rigoureuse l’opportunité et l’utilité de la prise en compte de textes féministes et non-féministes, philogynes et misogynes, dans l’histoire des théories philosophiques sur les femmes.
Deux questions fondamentales posées dans l’ouvrage de M.-F. Pellegrin méritent d’être mises en avant. Premièrement, René Descartes (1596-1650) a-t-il constitué un tournant dans l’histoire des théories philosophiques sur les femmes ? Deuxièmement, quel rôle a joué le moment cartésien dans le débat entre égalitarisme et différentialisme [1] quand il est question du sexe et du genre ? Pour répondre à ces deux questions, rappelons deux éléments de justification importants apportés par l’autrice, l’un sur le mode de la réaffirmation, l’autre sur celui de la démonstration. Premier point (de réaffirmation) : contre Genevieve Llyod [2] et avec Margaret Atherton [3] (p. 110), M.-F. Pellegrin souligne que la pensée cartésienne n’entraîne aucune masculinisation de la pensée par la valorisation de la seule raison comme mode de penser. En effet, Descartes n’assigne pas aux femmes d’autres modes de penser (sensibilité, émotions) que ceux des hommes ou une raison genrée. Deuxième point (de démonstration) : l’autrice affirme que ce n’est que par une étude adoptant une perspective élargie que l’on pourra vraiment déterminer si Descartes a permis de penser les femmes autrement.
Le moment de rupture dans la pensée anthropologique sur les femmes et l’apport au débat entre égalitarisme et différentialisme se mesurent à l’aune de certaines alternatives théoriques de l’époque (d’où l’importance de la mise en contexte) et surtout des interprétations de la pensée de Descartes faites par certains de ses lecteurs de la génération suivante (d’où l’importance de l’étude de réception). Ces lecteurs sont les philosophes Nicolas Malebranche (1638-1715) et François Poulain de la Barre (1647-1725) qui furent confrontés à deux modèles concurrents pour penser notamment le corps des femmes : le paradigme mécaniste mis au point par Descartes et la théorie des humeurs, revivifiée par Marin Cureau de la Chambre (1594-1669), médecin de Louis XIV et membre de l’Académie française et de l’Académie des sciences. Il s’agit donc de convoquer « quatre hommes parlant des femmes et de leur éventuelle nature », quatre auteurs qui forment « deux générations, successives, toutes deux parties prenantes de ce moment cartésien dans l’histoire des femmes » (p. 14).
L’autrice montre que plusieurs trajectoires pourraient être explorées et rappelle, dans sa conclusion générale, que les quatre auteurs étudiés ne se sont pas contentés de traiter abstraitement du sexe et du genre féminin : ils ont pensé des femmes singulières (la mère de Descartes, la paysanne pleine de bon sens de Poulain, etc.). Ceci donne lieu chez M.-F. Pellegrin à l’idée programmatique, et très intéressante, d’une étude de la « galerie des femmes » décrites par ces auteurs modernes, femmes qui n’ont pas besoin d’être exceptionnelles pour aider à mieux penser les grandes questions de la nature de la pensée, du corps et de la pensée du corps (p. 409-410). Cependant, ce livre emprunte une autre voie, puisqu’il s’interroge avant tout sur ce que la réflexion au sujet des femmes, et également du féminin, a fait aux théories anthropologiques de ces quatre auteurs. L’autrice précise en effet que, déjà dans le corpus qu’elle prend en considération, la pensée du sexe et la pensée du genre ne se superposent pas : « Nous parlerons de genre, de détermination genrée, quand le masculin ou le féminin sont engagés dans un comportement quel que soit le sexe biologique de l’individu et quand ce comportement ne correspond pas forcément au sexe de la personne » (p. 18).
Chez Cureau de la Chambre, la femme est définie par le schéma humoral. Ce modèle physiologique est le fondement de son différentialisme inégalitaire. Bien que la nature accorde des facultés communes aux femmes et aux hommes, le tempérament y apporte des modifications. Comment ? Ses principes généraux, constitués de quatre qualités fondamentales (le chaud, le sec, le froid, l’humide), ne servent pas à distinguer les spécificités du caractère de chacune et chacun, mais établissent un second degré de généralité : il en résulte deux tempéraments généraux. Les qualités naturelles de l’être humain se répartissent ainsi selon le sexe (p. 181). Il s’agit d’une spécification sexuelle par le tempérament qui concerne non seulement les organes liés directement à la reproduction mais le corps tout entier (p. 176). Comme le précise M.-F. Pellegrin, une telle sexuation générale de l’être humain ne saurait aucunement épargner les facultés intellectuelles. Chez Cureau, « le corps et l’âme expriment la même chose », et le corps masculin est celui qui approche le plus de la perfection (p. 177).
Chez Malebranche, en revanche, la femme est avant tout identifiée à sa capacité à porter des enfants (p. 305). C’est à travers ce critère sexué que se décline le différentialisme inégalitaire qui lui est propre. D’emblée, la femme se distingue de l’homme par le rôle actif qu’elle joue dans la génération. La mère, par ce qu’elle imagine, modèle le corps de l’enfant en son sein, imprime dans son cerveau des traces qui favorisent sa survie et son insertion sociale, mais lui transmet également des défauts et le péché originel. Si une telle communication imaginative peut s’établir entre la mère et le fœtus, c’est en raison de leur faiblesse mutuelle, de la mollesse de leur cerveau. Cette constitution cérébrale chez les femmes fait en sorte que leur imagination, cette pensée du corps, nuit au travail de la raison. L’imagination, pour Malebranche, est donc le mode féminin du penser (p. 404), car, bien que les hommes imaginent, ils ne s’en remettent pas autant à cette façon enfantine de juger et de concevoir. Ici, comme l’esprit a un sexe et que l’esprit pense avec le corps, le sexe détermine largement les opérations de l’esprit (p. 299).
À rebours de Cureau et de Malebranche, Descartes paraît au contraire se désintéresser d’un élément essentiel jusque-là quand on fait de l’anthropologie, à savoir celui d’une éventuelle nature propre aux femmes. Pour le prouver, M.-F. Pellegrin s’appuie notamment sur deux cas philosophiquement significatifs. Le cas de l’embryologie, premièrement, où l’on trouve par ailleurs les rares éléments de réflexions sur le corps féminin chez Descartes. L’absence d’explication précise de la différence sexuée dans l’embryologie cartésienne de la maturité aurait un sens philosophique : « Le sexe est un mode de l’être humain visiblement peu déterminant, voire indifférent, pour le comprendre vraiment. » (p. 59). Le cas de la correspondance avec la princesse Élisabeth de Bohême, deuxièmement, est tout aussi parlant. De toutes les personnes avec lesquelles il échange, Élisabeth est la seule à offrir à Descartes l’occasion d’une pensée des sexes, pensée qui ne découle pas de son anthropologie affranchie de l’humorisme [4]. Mais Descartes ne saisit pas vraiment cette occasion, car sa doctrine psycho-physique ne prend pas en compte les caractéristiques sexuées du corps, et une telle absence a elle aussi un sens philosophique d’après l’autrice : « La force des passions n’a pas de dimension sexuée et a fortiori genrée. » (p. 86).
M.-F. Pellegrin insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas tout simplement d’une omission ou d’un effacement. En ne développant pas de réflexion sur le sexe féminin, le moment cartésien dans l’histoire des femmes se révèle tout à fait spécifique : il consiste à reconnaître le caractère absolument non sexué et non genré de la raison. Il y a des esprits faibles, mais il n’y a pas de sexe faible selon Descartes : une telle attitude constitue le modèle d’une neutralité du sexe dans l’histoire de la pensée (p. 110). À l’instar de Descartes, pour Poulain de la Barre, les différences entre les êtres humains ne sont pas sexuées, mais, au lieu de s’en tenir à une neutralité de sexe, il va plus loin en défendant une identité de sexe (p. 406). S’il existe une différence réelle entre les sexes, elle se trouve circonscrite au niveau des organes génitaux, différence qui n’induit pas pour autant de supériorité d’un sexe sur l’autre selon Poulain. Pour le reste, le corps des femmes et des hommes tout comme leur cerveau sont semblables et ils sont égaux en capacité. L’esprit n’a point de sexe ici, le sexe n’ayant point d’influence sur les manières de penser des femmes ou des hommes (p. 330). Les distinctions entre les êtres humains, qu’elles soient corporelles ou intellectuelles, ne sont donc pas liées au sexe pour Poulain. En ce sens, il nie l’existence de passions, de qualités ou de défauts naturellement féminins : ils ont une explication culturelle et relative. L’inégalité observée entre les êtres humains dépend plutôt de causes sociales, de l’éducation donnée aux femmes, de la coutume et des préjugés contre leur sexe, et non de causes physiologiques ou psychologiques appartenant au sexe féminin.
La réflexion sur le genre féminin n’est pas développée comme telle chez Descartes, ce qui est la conséquence de sa position de neutralité vis-à-vis de la différence des sexes. Il en va autrement pour Cureau de La Chambre, comme le montre M.-F. Pellegrin lorsqu’elle se penche sur sa théorie des passions. Celles-ci sont reparties selon une opposition générale entre le faible et le fort, opposition dont le caractère genré affleure de façon constante sous la plume du médecin. Plus précisément, les passions sont évaluées à l’aune du critère de l’efféminement, et ce, même avant d’examiner l’aspect sexué des différences de caractères. La première des passions (l’amour) est par exemple « efféminée » selon Cureau. Ce qualificatif est nécessairement connoté de manière négative : être efféminé, signifie suivre les principes du comportement féminin quand on relève du masculin. L’efféminé dénote ainsi un caractère contre-nature qui se détache de la norme en donnant lieu à un comportement pathologique : « L’amour est une passion féminine, et s’y soumettre quand on est un homme, c’est s’efféminer. » (p. 131).
Pour Malebranche, s’il est vrai que les femmes ont tendance à avoir les fibres du cerveau plus délicates, il n’en demeure pas moins que cette délicatesse n’est pas l’apanage du sexe féminin. En effet, la texture du cerveau ne dépend pas toujours du sexe : le genre l’emporte (p. 301). Ainsi, quoique les femmes soient généralement trop délicates pour penser, quelques femmes exceptionnelles pourvues d’une délicatesse cérébrale moins importante sont capables de rechercher la vérité (toutefois, les femmes savantes sont écartées du champ intellectuel par Malebranche). De même, cette délicatesse peut se présenter chez les hommes. Autrement dit, le comportement féminin n’est pas exclusif aux femmes puisqu’il peut être adopté par les hommes dotés d’un défaut corporel contaminant leur intellect ou du commerce dévirilisant avec les femmes. Malebranche conçoit cet efféminement comme un danger moral et intellectuel qui préside aux sciences mauvaises et molles. Ces sciences ne produisent que de faux savoirs et éloignent des sciences abstraites, qui, elles, pénètrent des vérités difficiles et empêchent de s’amollir (p. 303). Cette catégorie d’efféminé sert donc de critère pour juger de la valeur des savoirs.
Au contraire, selon Poulain de la Barre, chaque sexe est à même d’adopter les comportements du sexe opposé. Comme le sexe du corps n’induit pas son genre, il n’existe point de qualités proprement féminines ou masculines : elles ne sont que la résultante de la coutume et de l’éducation, d’une construction. En conviant les hommes à s’efféminer, Poulain octroie, de manière originale, une valeur positive au terme « efféminé » (p. 374). Détenir un corps efféminé, c’est donc abandonner les valeurs masculines de force et de courage. L’esprit peut aussi construire son genre indépendamment de son sexe et s’efféminer en faisant preuve de délicatesse, qualité de l’esprit féminin réhabilitée par Poulain. Étendre le genre féminin aux hommes, dépasser la différence sexuée, ce n’est pas faire des hommes des femmes, mais plutôt en faire des êtres humains parfaits. En effet, l’« efféminage » des hommes consiste à revenir à leur nature aimante de laquelle ils ont dévié davantage que les femmes. En d’autres mots, l’efféminage de tous permettrait de revenir à la nature première de l’être humain qui est commune aux deux sexes.
Soulignons, pour conclure, que l’articulation théorique entre « efféminement » et « efféminage » constitue un apport majeur de Pensées du corps et différences des sexes à l’époque moderne. En particulier, le terme d’« efféminage », néologisme créé par M.-F. Pellegrin, se démarque en ce qu’il renvoie à la prescription des processus de féminisation. Comme l’autrice le précisait déjà dans un article paru en 2017,
Le concept d’efféminage que nous forgeons est à distinguer de celui d’efféminement, qui implique l’idée d’une féminisation au sens d’une inclination vers des valeurs considérées comme féminines d’un point de vue culturel [...] . L’efféminage ne consiste donc pas à devenir femme au sens d’une simple féminisation – sociale – des mœurs. L’efféminage fait signe vers l’égalité et non vers une supériorité féminine que sous-entend l’impératif d’efféminement. Le concept d’efféminage permet donc de penser, de manière explicite, le genre contre le sexe, non pas comme inversion mais comme construction ou plutôt reconstruction d’une autre nature humaine [5].
En plus de mettre en lumière la dimension normative de la pensée de Poulain de la Barre, dimension vers laquelle pointe aussi la référence à « un impératif que l’on peut appeler devoir d’efféminage » (p. 402), cette démarche nous semble représentative d’une manière vertueuse d’écrire l’histoire de la philosophie : le respect scrupuleux de la lettre du texte n’empêche en aucun cas de tirer profit de l’invention conceptuelle.
par & , le 6 juin 2022
Angela Ferraro & Francesca Francoeur, « Efféminons-nous », La Vie des idées , 6 juin 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Effeminons-nous
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[1] L’autrice précise que par « différencialisme » elle entend « toute théorie qui pose des différences fondamentales entre femmes et hommes » qui peuvent être naturelles ou culturelles, « physiques, psychiques, émotionnelles, intellectuelles ou éthiques » (p. 9, note 8). Comme elle le rappelle également, « affirmer qu’il existe des différences infrangibles entre femmes et hommes n’aboutit pas forcément à défendre l’inégalité entre les sexes » (ibid.).
[2] Genevieve Llyod, The Man of Reason. “Male” and “Female” in Western Philosophy, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1984.
[3] Margaret Atherton, « Cartesian Reason and Gendered Reason », in A Mind of One’s Own. Feminist Essays on Reason and Objectivity, L. Antony et C. Witt (dir.), Boulder, Westview Press, 2001, p. 21-37.
[4] Élisabeth demande à Descartes d’examiner dans le corps féminin « l’éventualité de modalités particulières dans l’union de l’âme et du corps qui en modifie la compréhension générale » (p. 83), à l’occasion d’une lettre fameuse du 24 mai 1645 où elle évoque les « faiblesses de son sexe ». Sur Descartes et Élisabeth, voir le volume dirigé par M.-F. Pellegrin et D. Antoine-Mahut, Élisabeth de Bohême face à Descartes. Deux philosophes ? Paris, Vrin, 2014.
[5] Marie-Frédérique Pellegrin, « Procédés d’inversion chez Poulain de la Barre. Pour un concept d’efféminage », Philosophiques, 44/2, 2017, p. 193.