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Dossier / Les formes de la recherche

Éloge de la bâtardise
Entretien avec Nicole Lapierre


par Ivan Jablonka , le 28 mai 2010


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Nicole Lapierre, sociologue au CNRS, s’est toujours tenue en dehors des sentiers battus, prêtant attention au déplacement inattendu et salvateur, au décalage qui brouille les frontières, à tout ce qui refuse de se laisser enfermer. Son dernier livre, Pensons ailleurs, est consacré à ces intellectuels inclassables dont l’itinéraire et la pensée traversent les disciplines, les genres, les pays et les langues. En ces temps de fanatisme identitaire, son œuvre est un hymne à la liberté de penser.

Elle a publié notamment :

  • Le Silence de la mémoire. À la recherche des Juifs de Płock (Plon, 1989 ; édition revue et augmentée, Biblio Essais, 2001)
  • Le Livre retrouvé de Simha Guterman ; édité et présenté par Nicole Lapierre (Plon, 1991 ; 10/18, 2001)
  • Le Nouvel Esprit de famille ; avec Claudine Attias-Donfut et Martine Segalen (Paris, Odile Jacob, 2002)
  • Changer de nom (Stock, 1995 ; édition revue et augmentée, Gallimard Folio, 2006)
  • Pensons ailleurs (Stock, 2004 ; Gallimard Folio, 2007)
  • « La tentation de la fiction », Revue des sciences sociales, n° 36, 2006

I. Principes

La Vie des Idées – Il y a eu récemment un débat sur l’identité nationale, et de nombreux chercheurs l’ont dénoncé avec force. Mais, dans les sciences humaines, il y a aussi une volonté de fixer des « identités » aux disciplines : on fait de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, etc. Que pensez-vous de ces définitions et comment tentez-vous de les subvertir ?

Nicole Lapierre – Tout d’abord, les disciplines évoluent et leurs frontières se déplacent. Ensuite, c’est souvent dans les zones frontalières que des choses nouvelles émergent. Ainsi, par exemple, l’histoire des Annales s’est sociologisée, l’histoire de l’Antiquité s’est anthropologisée. Et je n’ai jamais bien compris la différence entre une anthropologie du contemporain, qui ne porte plus sur les terrains exotiques mais sur nos sociétés, et une sociologie qualitative ou compréhensive. Tout cela bouge, il y a des changements, des chevauchements. En revanche, les institutions ont besoin de cadres bien définis, bien carrés. Or les disciplines ont besoin des institutions pour être reconnues et pour perdurer (avec des enseignements, des postes, des crédits, etc.). Wolf Lepenies l’a bien montré dans Les Trois Cultures [1] : pour s’affirmer contre la littérature et contre la philosophie, la sociologie a dû s’institutionnaliser, donc délimiter son terrain, ériger des barrières disciplinaires.

Pour ma part, c’est vrai que j’aime bien braconner aux frontières des disciplines. Pas gratuitement, juste par plaisir, mais parce que, lorsque je m’intéresse à une question sociologique, quelle qu’elle soit, il me faut l’historiciser et l’anthropologiser. Ainsi, les questions de transmission intergénérationnelle et de changement de nom, sur lesquelles j’ai travaillé, ne se situent pas hors du temps ; elles sont tributaires de contextes historiques et politiques précis. Elles renvoient aussi à des imaginaires sociaux, des constructions symboliques, des archétypes, etc. Très vite, je ressens donc la nécessité de me promener, de me déplacer entre les disciplines. Sinon, j’ai l’impression que je ne comprends pas vraiment ou que je rétrécis ma vision.

Je me dis, par facilité peut-être, sociologue. C’est ce que je réponds, par exemple, sur des formulaires officiels ou en passant une frontière, lorsqu’on me demande ma profession. Mais je m’y sens toujours comme dans des habits trop serrés ; je me définirais plus volontiers comme socio-anthropologue, cela me paraît un peu plus juste. C’est vrai que je n’aime pas être complètement définie, attrapée pour ainsi dire, par une seule discipline.

La Vie des Idées – Dans vos livres, par exemple Le Silence de la mémoire et Changer de nom, vous n’avez jamais peur de dire « je » et d’évoquer votre parcours, votre histoire familiale, votre vie privée. Selon vous, les chercheurs en sciences humaines devraient-ils plus systématiquement assumer leur part de subjectivité ?

Nicole Lapierre – Oui, je le crois. Je conseille toujours à mes étudiants d’éviter absolument ce « nous » de majesté qui ne veut rien dire. Ce « nous » académique me paraît tout à fait impudique, par excès de pompe ou de prétention. Assumer le « je », au contraire, n’est pas de l’impudeur ou du nombrilisme, c’est accepter la réalité d’une implication : nous sommes poussés, attirés, par certains objets, par certains sujets d’étude ou de recherche, qui ne sont jamais vraiment choisis par hasard. Il y a un investissement dans la recherche – pas seulement en sciences humaines et sociales, mais a fortiori en sciences humaines et sociales – et cette attirance, ce tropisme pour certains sujets, fait partie de la manière dont on les traite. Dire « je » manifeste plutôt de la rigueur ; c’est l’exigence de produire, en même temps que le résultat d’une recherche, ce qui l’a portée, ce qui l’a poussée, ce qui a pu à un moment l’infléchir et qui tient aussi à l’histoire, à la sensibilité, à l’identité du chercheur. C’est une manière d’objectiver la part de subjectivité dans la recherche. Cela me semble important, rigoureux et honnête.

La Vie des idées – Vous citez dans Pensons ailleurs le mot célèbre de Foucault : « Non, non, je ne suis pas là où vous me guettez, mais ici d’où je vous regarde en riant. […] Plus d’un, comme moi sans doute, écrivent pour n’avoir plus de visage. Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même : c’est une morale d’état civil, elle régit nos papiers. » Comment conciliez-vous votre part de subjectivité revendiquée et cette volonté d’écrire « pour n’avoir plus de visage » ?

Nicole Lapierre – Ce n’est pas nécessairement une contradiction. Il est vrai que cette phrase de Foucault est superbe. Elle m’avait frappée lorsque je travaillais sur les changements de nom. Cela me fait penser à ce que disait, sous le nom d’Émile Ajar, Romain Gary : « Il faut changer de nom tout le temps si on ne veut pas se laisser constater. » C’est un peu la même chose : ne pas se laisser attraper, enfermer dans une boîte, une identité. C’est évidement le refus de Foucault, qui revendique sa liberté de mouvement, sa liberté de pensée et ses identités multiples, qui veut échapper à la « morale d’état civil ». L’emploi du mot visage est plus étrange. On pourrait l’entendre comme « n’avoir plus d’image », c’est-à-dire ne plus être piégé par une image ; car l’image nous cerne, nous fixe, alors que le visage, c’est la rencontre, c’est l’interlocution.

Je dis souvent aux étudiants que je me considère comme un spécimen sociologique banal. Je l’illustre en leur racontant que, lorsque je travaillais sur la mémoire juive à la fin des années 1980, c’était le moment où, dans ma génération, née après la guerre, commençait à émerger la question de la transmission, une transmission problématique, en creux : on se sentait juif, mais on ne nous avait pas raconté grand-chose du passé juif. Le thème du « silence de la mémoire », ce que j’ai résumé dans la formule « ni récit, ni oubli », renvoyait à ce décalage entre la génération qui avait vécu la guerre et la mienne. En rompant le silence au travers de mon enquête, j’étais au cœur de cette relation entre générations, j’étais concernée et l’écrivais (c’est le « je » dont on parlait tout à l’heure), mais en même temps, j’étais justement assez sociologue pour me sociologiser moi-même. Dans ce cas-là, ne plus avoir de visage, c’est renoncer à sa singularité, se présenter comme un exemplaire sociologique et générationnel. Je suis sûre que ce n’est pas ainsi que Foucault l’entendait, mais c’est aussi comme cela que je pourrais reprendre son propos à mon compte.

La Vie des Idées – Au cœur du raisonnement sociologique ou anthropologique, vous avez recours à la fiction.

Nicole Lapierre – La fiction est une tentation. C’est la tentation d’une liberté. Elle permet aussi d’explorer tout ce qui est resté en suspens, tout ce qui est de l’ordre de l’histoire non advenue. Il y a toujours des carrefours dans le temps : plusieurs avenirs étaient possibles, des rencontres, des débats auraient été envisageables qui n’ont pas eu lieu. Dans Pensons ailleurs, c’est ce que j’ai recherché à plusieurs reprises : si Van Gennep et Simmel s’étaient rencontrés, par exemple, cela aurait été passionnant, ils auraient pu se dire ceci ou cela sur la question de la frontière, qui les intéressait tous les deux. J’ai très modestement usé de la fiction pour imaginer des échanges entre des penseurs, des intellectuels et, de cette façon-là, prolonger leur propos ou confronter leurs idées.

Mais l’usage de la fiction dans les sciences humaines et sociales a existé d’une façon beaucoup plus audacieuse que la mienne. Plusieurs auteurs ont écrit des textes de fiction qui étaient souvent des textes d’anticipation ; c’était une manière de présenter sous une autre forme leur vision de la société ou leur critique de la société – dans le prolongement de leur pensée. C’est ce qu’à fait Van Gennep dans Les Demi-savants (1911), Simmel dans Le Conte de la couleur (1904) ou encore Tarde dans Fragment d’une histoire future (1896). Je sais que cela a un peu tenté Lévi-Strauss, mais, finalement, il se l’est interdit. Le recours à la fiction s’est un peu perdu aujourd’hui.

II. Thèmes

La Vie des Idées – Le judaïsme de l’exil et de la diaspora se caractérise par une grande porosité aux cultures du pays d’accueil. De quelle manière le changement de nom – comme l’accent qu’on garde en parlant la langue vernaculaire – permet-il de dissoudre les identités ?

Nicole Lapierre – Il y a une différence entre le changement de nom et l’accent : l’un est effacement, l’autre est trace. Il est très difficile de se débarrasser de son accent. Il demeure, comme la musique d’une langue dans une autre, d’une façon que je trouve d’ailleurs très émouvante, alors que le changement de nom est une décision, même si c’est une décision sous pression : on change de nom parce que l’antisémitisme est trop fort, parce que des noms sont identifiés à des étoiles jaunes après la guerre, parce qu’un nom à consonance arabe est un véritable handicap dans la société (du moins dans certaines régions), etc. On ne change pas de nom par caprice, mais sous la pression sociale.

Cependant, j’ai observé que, dans les changements de nom, il y avait aussi presque toujours une trace. Il est tout à fait exceptionnel de changer de nom sans garder quelque chose du précédent, comme si, au fond, il aurait été trop démiurgique de se renommer complètement, ou comme s’il fallait garder un souvenir du passé, même crypté : une traduction, le début ou la fin du nom, quelques lettres au moins.

Donc le changement de nom est fait essentiellement pour les autres, pour ne plus être étiqueté, épinglé, identifié comme Juif, comme Arabe, etc. Et en même temps, pour soi, on garde quelque chose du nom antérieur – comme une mémoire secrète. L’accent est aussi quelque chose que l’on garde, mais plutôt malgré soi. Derrida, par exemple, a expliqué comment il souhaitait se débarrasser de son accent pied-noir pour parler une sorte de français lissé, et combien c’était difficile. Il y est parvenu cependant. Il n’a pas changé de nom, mais il a effacé son accent. Entre la conservation et la dissolution des identités, il y a ainsi des traces, plus ou moins discrètes.

La Vie des Idées – Vous travaillez à un livre sur l’histoire croisée des Juifs et des Noirs, en évoquant la trajectoire d’un certain nombre de couples – Abraham Heschel et Martin Luther King, Joe Slovo et Nelson Mandela, André et Simone Schwartz-Bart. Comment chaque culture se réinvente-t-elle au contact de l’autre ?

Nicole Lapierre – Je ne parlerais pas de culture. La « culture juive », la « culture noire », prises comme des blocs, me semblent un peu problématiques. Je pars justement d’individus, de rencontres et d’expériences situés ; cela permet d’échapper aux généralités sur « les relations entre Juifs et Noirs » – une formule commode mais abusive, car il s’agit toujours de relations entre des Juifs et des Noirs, dans des moments précis. Ces individus, ces expériences, je les saisis dans des contextes sociopolitiques, dans des configurations idéologiques qui les éclairent sans les réduire. Si on prend l’exemple de W.E.B. Du Bois et Joel Spingarn, aux États-Unis, dans la première moitié du XXe siècle, on constate des convergences entre les intérêts de leurs groupes d’appartenance – pour Du Bois, ceux de l’élite noire éduquée et minoritaire de Nouvelle-Angleterre confrontée au racisme ; pour Spingarn, ceux des milieux juifs aisés et assimilés d’origine allemande confrontés à un fort antisémitisme. Ils partagent ces intérêts, mais aussi un certain progressisme élitiste. Ces convergences d’intérêts, d’expériences et de projets font que leur engagement est durable, solide, renforcé en outre par des passions communes, leur amour pour Goethe et le romantisme allemand notamment.

Je pourrais prendre d’autres exemples. Le plus connu est la relation entre le pasteur Martin Luther King et le rabbin Abraham Heschel, sur fond d’humanisme religieux et dans le contexte de la lutte pour les droits civiques. Il y a aussi les liens entre certains Juifs, tel Joe Slovo, d’origine lithuanienne, et Nelson Mandela, dans le contexte de l’Internationale communiste et de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud. Cette alliance et cette longue lutte commune ont joué un rôle dans la façon dont l’ANC a négocié avec De Klerk. Ceci me semble très intéressant : ce n’est pas simplement un partage d’expérience, c’est aussi un détour par l’expérience de l’autre qui vous modifie en retour. Le passage de l’expérience juive à l’expérience noire (ou l’inverse) permet de créer, non pas de l’universalisme abstrait, mais de l’universalisable concret, de changer de point de vue.

C’est vrai pour les alliances militantes, c’est vrai aussi pour les couples unis par l’amour ou l’amitié. Un autre exemple : celui d’André et Simone Schwarz-Bart. Pour André, la découverte des Antilles et de l’univers de Simone a été quelque chose d’absolument passionnant, une ouverture qui a irrigué toute son œuvre. Et inversement, même si c’est moins connu dans le cas de Simone. Un plat de porc aux bananes vertes (Seuil, 1996), livre qu’ils ont cosigné, m’a beaucoup intéressée. C’est un de ceux qui est le moins aimé et qui est resté le plus marginal dans leurs œuvres respectives (ou communes). Mais, pour moi, il est absolument passionnant, parce qu’il constitue une expérience d’écriture transmémorielle. L’univers concentrationnaire se retrouve transposé dans un hospice parisien où la vieille Antillaise Mariotte écrit son journal. André Schwarz-Bart a expliqué que ce livre n’avait pas été bien compris, alors que, pour lui, il « retournait l’expérience juive comme un gant ».

Ce sont ces choses-là qui m’intéressent. Elles m’intéressent parce qu’il m’importe aujourd’hui – on le disait au début, on n’écrit pas dans un éther en dehors de tout contexte – de repousser l’idée d’une « concurrence des victimes ». Je récuse cette expression parce qu’elle laisse entendre qu’il y aurait deux blocs, les Juifs et les Noirs, deux groupes de victimes homogènes dans un face-à-face solitaire, alors que les tensions qui surgissent effectivement s’inscrivent dans des jeux de force impliquant tout le monde environnant. J’ai envie de prendre le contre-pied de tout cela, en mettant en évidence au contraire des convergences, des alliances, des partages d’expérience.

La Vie des Idées – Croyez-vous que ce compagnonnage entre des Juifs et des Noirs plaide pour l’émergence d’une mémoire ouverte, métisse, transfuge ?

Nicole Lapierre – En tout cas, j’aimerais bien, modestement, y œuvrer. Je pense que c’est tout à fait souhaitable. Les crispations mémorielles constituent ce que Nietzsche appelait la « mémoire antiquaire » : c’est quelque chose qui, loin de nous ressourcer, nous bloque. Il ne s’agit pas du tout d’une mémoire qui irrigue le présent, de cette mémoire « pleine d’à présent » dont parlait Walter Benjamin, qui porte des espoirs, des espérances en souffrance. Non, c’est quelque chose de complètement grippé, qui verrouille les identités, qui crée des tensions entre les groupes, et cela me paraît extrêmement dangereux. C’est évidemment lié à tout un contexte : des sociétés obsédées par le passé, incapables de se projeter vraiment dans un projet, dans une espérance, dans une vision de l’avenir.

La perspective transmémorielle est différente. Il ne s’agit ni d’un repli, ni d’une appropriation, mais d’un détour par la mémoire de l’autre, pour la découvrir, la comprendre, entendre les résonances entre des expériences, des histoires, des passés différents. Il s’agit de se déplacer d’une mémoire à l’autre et, en se déplaçant, de se transformer. On voit très bien comment cela est possible dans les relations interpersonnelles. Mais l’on peut retrouver des démarches transmémorielles à travers des formes d’engagement, des parcours intellectuels, des œuvres littéraires. C’est cela que je recherche, parce que je pense que nous en avons besoin, profondément besoin.

Propos recueillis par Ivan Jablonka.

Retranscription : Franck Bernard.

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par Ivan Jablonka, le 28 mai 2010

Aller plus loin

 « Déplacés, déplacer », Vacarme, n° 47, printemps 2009, entretien avec Nicole Lapierre réalisé par Stany Grelet et Aude Lalande.

 la page web de Nicole Lapierre sur le site du Centre Edgar Morin

 le blog de Nicole Lapierre sur Mediapart.

Pour citer cet article :

Ivan Jablonka, « Éloge de la bâtardise. Entretien avec Nicole Lapierre », La Vie des idées , 28 mai 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Eloge-de-la-batardise

Nota bene :

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Notes

[1Wolf Lepenies, Les Trois Cultures : entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1990 [1985].

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