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Buenos Aires, cité de la débrouille

À propos de : Emilia Schijman, À qui appartient le droit ? Ethnographier une économie de pauvreté, Éditions LGDJ Droit et Société


par Jean-François Laé , le 13 novembre 2019


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Une enquête au sein d’un grand ensemble argentin, dans l’intimité des familles qui se débrouillent pour survivre, montre comment le « système D » donne naissance à des formes nouvelles du droit.

Si les poches sont vides, à quoi bon les fouiller ? Très peu de chercheurs ont envisagé la pauvreté sous l’angle du droit. L’ethnographie juridico-économique d’Emilia Schijman fait rupture. Elle éclaire une prolifération d’usages de l’argent, et des formes d’accommodement lorsqu’on en a peu. Ce faisant, elle nous plonge dans les ressources d’une vingtaine de familles aux prises avec des échanges et des dettes, des sociabilités obligatoires, des astuces et des arrangements adossés à du droit. De l’intérieur, on voit autrement cette matérialité des jours faite à la fois de pratiques batailleuses, de conflits permanents et de pactes pré-juridiques pour les atténuer.

La vie, mode d’emploi

Vue sur le grand ensemble (photo E. Schijman, 2012)

Le décor : un grand ensemble de Buenos Aires de 3200 logements. Un logement sur deux est hors statut, autant dire occupé sans droit ni titre. Entre l’endettement chronique des habitants et les défaillances institutionnelles, les titres d’occupations sont absents. L’Institut du logement, organe de l’État, est le propriétaire et le gestionnaire principal de cet espace. Or, en 2012, les charges collectives impayées empêchent de faire les travaux d’entretien. La valeur de la propriété s’effondre et ce capital dévalorisé produit une formidable instabilité juridique dont découle beaucoup de violence.

Les acteurs : ce sont principalement les femmes. Dans la formation des échanges, elles ont un rôle majeur, et tout particulièrement les grands-mères. Avec une connaissance des droits sociaux, une petite retraite et un logement, elles s’activent sur toutes les scènes sociales : le centre de santé, l’église, l’Institut du logement, la cantine, la poste ; et ce faisant, elles distribuent les informations, les avantages, les ressources, les protections. De même, on trouve des femmes qui font le taxi, des vendeuses d’objets domestiques, des gérantes de kiosques et de locaux téléphoniques.

Le mode de protection : il est assuré par les cohabitations de trois générations autour des grands-mères qui hébergent leurs enfants et petits-enfants sans emploi, d’où découle l’obligation d’une caisse commune où chacun paiera à sa manière. Avec un logement, une petite retraite, une connaissance fine des aides, des droits sociaux et des façons de se rendre éligible, les grands-mères font circuler l’argent, les dettes et les hébergés. Elles négocient des règles de vie, ce qui relève, en somme, du droit.

Petits comptes d’une vendeuse de produits domestiques. À droite est signalée, au feutre noir, la dette de tel ou tel voisin.

Les ressources : ce sont les retraites des grands-mères et les petits boulots des enfants. Pour tenir le budget, les grands-mères sont factrices, administratrices, infirmières, femmes de ménage, cuisinières à la cantine, prêteuses et emprunteuses ; elles gèrent la collecte lors des cérémonies mortuaires, font parfois l’écrivaine publique.

Les sorties sur l’emploi : les femmes travaillent « à la pièce » à domicile, elles insèrent cinq cents puces dans des téléphones portables pour 150 pesos, fixent quatre cent quatre-vingts clous sur des ceintures pour un centime la pièce, font des sacs de course en caoutchouc, ou encore qui découpent des rouleaux de tissu pour faire des jeans. C’est une pratique ancienne de sous-traitance en cascade. Ces appoints viendront rejoindre les budgets familiaux qui brassent par ailleurs les ressources venant de l’aide sociale, du travail au noir, de la revente, des économies à petite échelle et de pratiques financières diverses.

C’est dans ce théâtre que le logement devient central : on y héberge, on le prête, on le vend sous condition, à coups de papiers signés ou non, de pactes fragiles qui dictent l’échange et ouvrent à de nouvelles dettes. De nombreuses familles cherchent à sous-louer des chambres ou à adopter des hébergés. L’appartement est le pivot de la circulation des biens, à partir duquel des échanges se fabriquent, des besoins surviennent, et où les objets les plus nécessaires prennent une vie particulière tout en restant relié à l’univers des femmes, des mères et des grands-mères – que ce soit celui du labeur, du don ou de la protection des proches. Emilia Schijman retrace dans de belles pages les chemins et les embûches pour parvenir à gagner quelques objets, l’apparition de nouvelles formes d’appropriation, la nécessité du troc et du « donnant donnant ».

On y apprend comment s’en sortir, qui peut aider qui, comment rembourser lorsqu’on n’a pas le sou. Avec un soin clinique, la chercheuse met en évidence le double mouvement dont résulte la parenté locative. D’un côté, un « pacte » fixant un usage d’une chambre avec une contrepartie, des courses à faire par exemple. À l’inverse, le partage du quotidien fabrique de la parenté, une attention inattendue, des soins en contrepartie. « Je te donne, tu me donnes » : par l’hébergement tout s’emboîte. Qu’une mère abrite ses deux fils adultes avec leurs conjointes et leurs enfants, une tante et une nièce de passage, un vieillard ancien voisin de la grand-mère ? Et chacun paiera « sa place » à sa façon.

Les histoires successives ressemblent au jeu des sept familles, avec pour objectif de réunir le plus de familles complètes (6 membres par familles) afin d’obtenir le maximum de soutien pour vivre. Qui va aider qui et par quel équilibre ? Qui est l’allié de qui, autour de quelle menace ou de quelle contrepartie ? Dans ce jeu d’association familiale, lorsqu’on est affaibli, l’expression courante utilisée par les femmes est « je vis d’emprunté », une façon de dire que je vis « à la merci de l’autre ». « Être à la merci », c’est ce sentiment profond qui définit les situations de pauvreté, d’autres diraient par euphémisme la « vulnérabilité ». Or, être à la merci, c’est être dans une position où l’on peut être attaqué – être sous la coupe de, être livré à – bref, une position de dominé contenant une menace violente. Dès lors, s’interroge l’auteure, comment se combinent les différentes positions de force et de fragilité ? Comment s’articulent l’intérêt économique, la force physique, les affects, les amitiés et les obligations morales ? Comment compenser les courts- circuits entre chômage, rupture conjugale et hébergements successifs ?

Pour déployer ces questions, l’auteure montre comment les registres se superposent (en particulier le don et le marché), comme en témoigne Clara, qui distribue du pain dans sa cage d’escalier, ce qui est une manière d’obliger à des contredons alimentaires. On voit l’importance de ces partages quand Julia se méfie de sa voisine et grande amie parce qu’elle ne l’invite jamais à manger si elle frappe chez elle le midi ou le soir. S’endetter auprès de ses voisins, n’est-ce pas une manière de transformer la dette en une épargne ? Et la tontine ne permet-elle pas d’emprunter sans intérêt avec son rôle provisoire de « garde monnaie » ?

Travailler les formes de légalité

Dans ce large panorama, Emilia Schijman accomplit un tour de force. Elle montre que les pauvres font du droit, soit « tout un travail sur la légalité exercée par le bas ». D’ailleurs, peut-il en être autrement dans ces mondes d’hostilités et de conflits incessants ? En s’attachant à éclairer une prolifération d’usages, de coutumes, des formes d’accommodement et des pactes, l’auteur met au jour une juridicité effective en action. Il lui a fallu travailler autrement qu’en grandes synthèses juridiques, choisir des épisodes minuscules d’échange, suivre les issues possibles face aux incertitudes et à l’instabilité chronique. Dans les espaces où le droit formel recule ou devient inapplicable, elle a dû repérer comment le droit vivant s’arrange et invente un modèle de légalité duale, comme dit Jacques Commaille.

Au total, et par excès, on peut dire que le pouvoir de régulation des femmes « fait droit » dans les réseaux familiaux et de voisinage, les écoles et les centres de santé, les réunions de secteurs d’immeubles, les guichets sociaux. Pour répondre aux chantages, amortir la coercition qui s’exerce par le haut et par le bas, les femmes dessinent les lignes rouges, réduisent les incertitudes, indiquent les bonnes pratiques, sanctionnent s’il le faut. Le droit est un « être sans corps [1] », souligne Simona Cerutti, il se glisse dans toutes les relations de négociations décrites par Emilia Schijman, de sorte à dégager une juridicité alternative, des normes agissantes en somme.

On comprend finalement que plus l’écart entre les normes légales et les pratiques est important, plus le « travail sur la légalité » s’impose. Dès lors, ce dernier se situe entre une légitimité interne, légale ou non, qui renvoie aux obligations et aux usages qui sont conformes aux principes que le voisinage accepte comme siens, et une légitimité externe, plutôt légale. L’ouvrage reprend ainsi les traces de cette régulation affirmée par Georges Gurvitch, un droit né de l’effervescence de la société elle-même, de ses cadres sociaux selon son expression, ou un « droit vivant [2] » au sens d’Eugen Ehrlich.

La vraie prouesse d’Emila Schijman tient dans cette démonstration d’une légalité fabriquée socialement, une légalité inscrite dans les pratiques des individus, agie et portée par eux. « Avoir le droit à », « avoir le droit de faire » : à chaque description, cette expression nous montre la recherche constante d’une légitimité pour asseoir l’action. Le résultat de l’enquête est impressionnant. Le jeu des sept familles se transforme en « jeu de pactes ». Choisir, ordonner, hiérarchiser, lever les doutes, éteindre une dispute : le travail sur la légalité est très concret.

En fait, cette histoire du droit banal cherche à rompre avec l’indifférence des juristes pour le monde concret des échanges qui ne sont pas inscrits dans le Code civil. Il est du droit invisible si l’on n’enquête pas. Il est du droit impalpable si l’on néglige les pratiques ordinaires. Il n’est qu’à stationner une journée dans un guichet social, par exemple, pour savoir ce que cela veut dire. Emilia Schijman livre cette enquête remarquable pour qui veut comprendre des mondes sociaux où « toute action doit rapporter quelque chose » ; autrement dit, elle invite à entendre le droit qui claque comme un cri dans ces lieux de pauvreté, un cri qui désarme les moroses, disqualifie les résignations. Parce que le droit est plus que le droit formel, il faut saluer cette enjambée vers ces fronts modestes où les actions offrent des règles. Affaire de droit avant le droit, pourrions-nous dire. Car au sein de tous ces pactes se logent des sociabilités qui incluent déjà des principes de droit.

Emilia Schijman, À qui appartient le droit ? Ethnographier une économie de pauvreté, Éditions LGDJ Droit et Société, 2019. 188 p., 25 €.

par Jean-François Laé, le 13 novembre 2019

Pour citer cet article :

Jean-François Laé, « Buenos Aires, cité de la débrouille », La Vie des idées , 13 novembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Emilia-Schijman-droit-Ethnographier-economie-pauvrete

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Notes

[1Simona Cerutti, «  Normes et pratiques, ou de la légitimité de leur opposition  », dans Bernard Lepetit (éd.), Les Formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 16.

[2Eugen EHRLICH, Grundlegung der Soziologie des Rechts, Munich-Leipzig, Duncker & Humblot, 1913, p. 15.

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