Des historiens font aujourd’hui des propositions pour renouveler la compréhension du fait colonial en Algérie. L’objectif : sortir d’une histoire téléologique et souvent exclusivement politique examinant l’ensemble de la période coloniale à l’aune de son épilogue guerrier. Et montrer comment, aussi forte qu’ait été la domination de l’État colonial, ses sujets ont vécu dans d’autres espaces que celui qu’il voulait imposer.
Recensé : Hélène Blais, Claire Fredj, Emmanuelle Saada (dir.), « L’Algérie au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 41, 2010-2 ; Julia Clancy-Smith, Mediterraneans. North Africa and Europe in an Age of Migration, c. 1800-1900, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 2011.
Il est peu probable que les nombreuses publications et commémorations marquant le cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie permettront, de part et d’autre de la Méditerranée, de sortir d’une historiographie largement dominée par l’étude du mouvement national et des violences de la guerre d’indépendance. Pourtant, des historiens font aujourd’hui un certain nombre de propositions pour renouveler la compréhension du fait colonial en Algérie. Avec un nouvel objectif : sortir d’une histoire téléologique et souvent exclusivement politique ou, en d’autres termes, cesser de réexaminer l’ensemble de cette période coloniale à l’aune de son épilogue guerrier.
Rappelons ainsi que des travaux récents s’attachent à élargir le champ des investigations, bien en amont des années 1954-1962, pour restituer toute l’épaisseur de ce « long moment colonial ». Pari tenu par la Revue d’histoire du XIXe siècle qui avance de nombreuses pistes pour appréhender le XIXe siècle algérien. L’introduction d’Hélène Blais, Claire Fredj et Emmanuelle Saada propose une synthèse particulièrement éclairante des enjeux qui orientent depuis quelques temps le champ des études sur l’Algérie en situation coloniale, tout en établissant un état des lieux actualisé des derniers travaux publiés sur la période. Viennent ensuite cinq articles fouillés qui illustrent la multiplicité des angles d’attaque possibles et renouvellent les recherches sur des points particuliers : une pratique religieuse, une loi, une politique migratoire ou une profession dans l’Algérie d’avant 1870.
L’ouvrage de Julia Clancy-Smith est d’un format tout à fait différent. Plus synthétique, il explore un espace voisin – la Tunisie –, avant l’établissement du Protectorat français en 1881. Centrant son étude sur la région de Tunis, l’auteure ne s’interdit cependant jamais d’appréhender les circulations qui se jouent plus largement dans le corridor méditerranéen et au-delà de la frontière avec l’Algérie. Elle montre alors que cet espace est transformé en permanence par des forces sociales plurielles – migrants venus du Sud de l’Europe, pêcheurs et contrebandiers, domestiques et missionnaires – qui influencent la société tunisienne mais peuvent parfois aussi détourner ou même contredire le projet colonial.
Repenser les ruptures chronologiques, explorer le temps long
Sans gommer la violence ni la spécificité du fait colonial, Julia Clancy-Smith entend ne pas chausser uniquement les lunettes de l’historien du colonial. Le risque est en effet trop grand d’être alors aveugle à d’autres logiques. De nombreux migrants, venus des îles méditerranéennes en Tunisie avant même l’instauration du Protectorat, portaient avec eux les germes du changement, à la fois dans la société d’accueil et dans celle de départ. Ils étaient déjà plus de trois mille Européens en 1830. La prise d’Alger puis l’année 1881, très souvent décrites comme des « années zéro » ou des moments fondateurs, doivent donc être largement réévaluées.
La question des ruptures chronologiques se pose également aux historiens de l’Algérie du XIXe siècle : si les dates clés promues par la puissance colonisatrice ne sont pas toujours bonnes à reprendre, les césures de l’histoire politique métropolitaine (1830, 1848, 1870, 1914) peuvent être problématiques pour expliquer les transformations en terrain algérien (RH19, p. 8). Le numéro spécial de la Revue d’histoire du XIXe siècle nous rappelle que l’expérience coloniale en Algérie ne commence pas avec la Troisième République et invite à ne pas prendre la période 1830-1870 comme un « tout ». Ainsi Jennifer Sessions considère-t-elle qu’en matière d’émigration vers l’Algérie, la date de 1838 marque la fin d’une « période d’incertitude » et un « tournant majeur » vers une politique plus volontariste (RH19, p. 70-73). Reste que, pour l’heure, aucun ouvrage récent ne propose un tableau de l’Algérie sur tout le XIXe siècle, s’appuyant sur des problématiques renouvelées et incluant la veille de l’expédition d’Alger pour questionner la date – pour l’instant charnière – de 1830 [1].
Espace colonial, espace méditerranéen
« Savons-nous vraiment où commence l’Europe et où elle s’achève au XIXe siècle ; qui et ce qui était européen » [2] ? Julia Clancy-Smith ose la question, dans une Tunisie précoloniale marquée par une grande plasticité des frontières – physiques d’abord, mais également sociales, religieuses et sexuelles.
Certes, l’empire est d’abord un « projet géographique » [3]. Didier Guignard l’a à l’esprit lorsqu’il analyse et cartographie, à l’échelle algérienne et plus localement, les transformations foncières initiées par l’application du sénatus-consulte de 1863 ; Jennifer Sessions revient quant à elle sur l’envoi d’émigrants de métropole pour peupler l’Algérie sous la Monarchie de Juillet. Il n’empêche que le face à face entre la France métropolitaine et sa colonie est loin d’épuiser toutes les logiques qui structurent l’espace méditerranéen au XIXe siècle [4]. Bertrand Taithe restitue notamment les mécanismes de médiatisation internationale de la crise démographique de 1866-1868.
Julia Clancy-Smith travaille cette problématiques spatiale à toutes les échelles et décrit à la fois les circulations entre l’Algérie et la Tunisie, les migrations de travailleurs européens et les pérégrinations des missionnaires, les échanges informels autant que les relations avec l’Empire ottoman ou encore, l’influence accrue des consulats britannique, français et italien. Progressivement, l’axe est-ouest des échanges cède du terrain par rapport au nouvel axe impérial nord-sud (Mediterraneans, p. 9) mais, d’autres flux, précoloniaux ou extra-coloniaux, brouillent la donne méditerranéenne.
Question de points de vue ?
Ces récentes publications permettent de restituer la « complexité du phénomène colonial », qui ne se laisse pas résumer par un éclairage politique, culturel, économique ou social mais embrasse, au contraire, toutes ces dimensions à la fois. Hélène Blais, Claire Fredj et Emmanuelle Saada appellent à un « décentrement » (RH19, p. 23) ou plutôt, à une multiplication des perspectives, pour sortir du « tout politique » sans pour autant négliger une réflexion poussée sur les rouages de l’Etat colonisateur. Ces auteures soulignent que l’hégémonie de ce dernier, si elle n’est pas incontestée, s’appuie autant sur la force que sur le droit, qui institue une « violence sourde, « ‘‘structurelle’’ » (RH19, p. 12). L’article de Judith Surkis montre ainsi que l’interprétation juridique de la polygamie est intimement liée à l’appropriation des terres des populations colonisées.
Pourtant, la domination exercée par la puissance coloniale sur la société est bien réelle, sans jamais être totale et « le défi historiographique consiste sans doute à comprendre ensemble les contacts et les affrontements, les rencontres et les conflits, bref, des interactions marquées avant tout par l’asymétrie des droits » (RH19, p. 14). Ainsi et sans nier la prégnance d’un contexte de relations inégalitaires, Julia Clancy-Smith ne cesse de décrire les relations entre des groupes sociaux qui sont loin d’être figés. Elle n’en est d’ailleurs pas à son premier essai. Dans un précédent ouvrage, Rebel and Saint [5], elle apportait déjà une contribution importante à la connaissance des populations du pré-Sahara, à cheval entre la Tunisie et l’Algérie dans tout le XIXe siècle, et à la question des rencontres entre les autorités coloniales et deux grandes confréries, la Rahmaniyya et la Senoussiyya.
Une attention particulière portée aux « médiateurs » – comme les interprètes décrits par Alain Messaoudi – et aux espaces sociaux de l’entre-deux (les ports et les cafés, les bains publics ou les associations, par exemple) doit aussi permettre de dépasser les clivages préconçus. L’opposition entre « colons » et « colonisés » s’enrichit alors d’autres critères d’appartenance : économiques et sociaux, religieux, nationaux, de genre et de générations. Les Maltais, rarement fonctionnaires ou colons, peuplaient le petit monde des pêcheurs et des contrebandiers, le long des côtes tunisiennes. Julia Clancy-Smith porte constamment un regard sur les sans grades – et sans voix –, sur ces « Méditerranéens » missionnaires, domestiques, marins ou propriétaires de tavernes. Mouloud Haddad relève également le défi lorsqu’il examine l’articulation entre des pratiques religieuses et des formes d’opposition au projet colonial.
Une piste prometteuse pour des recherches qui visent à donner « une plus grande épaisseur culturelle aux pratiques des populations algériennes » (RH19, p. 13). Ce souci est d’ailleurs partagé par Emmanuel Blanchard et Sylvie Thénault qui ont récemment appelé, dans un numéro spécial du Mouvement social, à « une histoire sociale de l’Algérie colonisée », adossée aux outils et aux méthodes « classiques » de l’histoire sociale.
Multiplier les angles d’approche nécessite de multiplier les sources. Si les historiens sont souvent tributaires des archives administratives, ils peuvent relire ces dernières sans se fier à la rhétorique impériale et traquer sans relâche d’autres traces, plus éparses, des différents groupes sociaux en situation coloniale. La Revue d’histoire du XIXe siècle donne ainsi à voir une autre histoire de l’Algérie en train de s’écrire. Déployée sur la longue durée et croisant les perspectives, cette histoire dépeint, sous toutes ses coutures, une réalité coloniale complexe, sans jamais se départir d’« un souci partagé de réflexivité » (RH19, p. 8). On attend désormais avec impatience, pour l’Algérie du XIXe siècle, un panorama aussi complet que celui établi par Julia Clancy-Smith pour la Tunisie. Une synthèse qui intégrerait le point de vue de « ceux d’en bas » et discuterait des catégorisations, qui retravaillerait les ruptures chronologiques et la question de l’espace, en s’autorisant, par exemple, quelques incursions en milieu rural.
Annick Lacroix, « En amont de la guerre d’indépendance. Jalons pour une histoire de l’Algérie au XIXe siècle »,
La Vie des idées
, 22 mars 2012.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./En-amont-de-la-guerre-d
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Les travaux de Charles-André Julien font encore date. Cf. Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine. La conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871), Paris, PUF, 1964. Daniel Rivet a proposé, pour l’ensemble du Maghreb, une synthèse importante. Il brosse en début d’ouvrage un tableau de la région avant la prise d’Alger (chap. 2, p. 57) sans véritablement repenser le moment 1830. Cf. Daniel Rivet, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris, Hachette pluriel, 2002.
[2] Traduction d’une partie de la citation suivante : “Do we really know where Europe began and ended in the nineteenth century, who and what was a European ? Where Islam and Muslim where situated, and where the boundaries between religions, cultures, states and empires fell as borderlands become borders ?” Cf. Julia Clancy-Smith, Mediterraneans. North Africa and Europe in an Age of Migration, c. 1800–1900, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press, 2011, p. 343.
[3] Edward W. Saïd, Orientalism. Western Conceptions of the Orient. Londres, Penguin Book, 1978 [L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Seuil, 1980].
[4] Cette attention portée aux allers et retours doit beaucoup à la proposition de Frederick Cooper et Ann Laura Stoler de penser l’empire dans sa « globalité » et de sortir d’un modèle centre-périphérie pour également tenir compte des logiques non impériales. Cf. Frederick Cooper, Ann Laura Stoler, « Between Metropole and Colony : Rethinking a Research Agenda », in Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, University of California Press, 1997, introduction, p. 1-58.
[5] Julia Clancy-Smith, Rebel and Saint. Muslim Notables, Populist Protest, Colonial Encounters (Algeria and Tunisia, 1800-1904), Los Angeles, University of California Press, 1994, 370 p.