Recensé : Enrique García Hernán, Ignace de Loyola, traduction de Pierre Antoine Fabre, Paris, Seuil, 2016, 576 p., 20,99 €.
Retrouver l’homme derrière le saint, telle a été l’ambition de l’historien espagnol moderniste Enrique García Hernán, spécialiste de la Compagnie de Jésus, pour la première biographie d’ampleur d’Ignace de Loyola écrite par un auteur non jésuite. Grâce à la traduction française d’un autre grand spécialiste de l’Ordre ignatien, Pierre Antoine Fabre, les lecteurs francophones peuvent désormais suivre l’itinéraire éclectique du Basque Iñigo devenu, en 1622, saint Ignace de Loyola.
L’édition castillane a vu le jour au sein du projet « Españoles eminentes » (« éminents Espagnols ») porté par la fondation Juan March. Ce projet, qui vise à combler le vide historiographique ibérique relatif aux études biographiques, met à la portée d’un lectorat large, qui ne se réduit pas forcément au milieu universitaire, une série d’ouvrages portant sur plusieurs grandes figures de l’histoire de l’Espagne. L’objectif est de « récupérer la perspective de l’ethos personnel dans l’explication historique, tout en s’écartant de l’ancienne narration politique, diplomatique ou militaire, faite de généalogies, de traités entre princes et de batailles » (p. 6, traduction de l’auteure).
Si cette méthodologie, en rupture avec une histoire structuraliste, n’est pas nouvelle dans le champ des études historiques, elle innove par son objet : Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus.
Cet Ordre régulier, approuvé par Paul III en 1540, se distinguait alors par son caractère fondamentalement missionnaire, sur le modèle apostolique. À travers l’étude du parcours d’Ignace, c’est aussi la gestation de cette nouvelle institution religieuse, répondant aux exigences de renouveau spirituel de la réforme catholique, qui est examinée.
Ce travail de reconstruction biographique – voire historiographique – court le long des 9 chapitres de l’ouvrage selon un ordre chronologique, depuis le premier intitulé « Le basque de Loyola » jusqu’au dernier consacré à ses « Succès et échecs ». Dans l’épilogue (« L’éminence d’Ignace »), l’auteur souligne la grande fragilité de la jeune Compagnie à la mort de son fondateur en 1556. Elle est alors en proie à des dissensions internes [1] et la cible d’attaques externes, qui inaugurent une période de nouveaux défis pour l’institution religieuse.
Pour mener à bien son projet, l’historien a bénéficié des travaux de ses prédécesseurs – présentés dans la bibliographie à la fin de l’ouvrage – et s’est appuyé sur un large éventail de sources. Outre la documentation interne à la Compagnie de Jésus, Enrique García Hernán a dépouillé plusieurs fonds d’archives, dans leur grande majorité espagnols, afin de cerner au mieux l’épaisseur historique de son sujet. La narration kaléidoscopique de certaines périodes désarçonne parfois le lecteur, notamment celle du premier chapitre, qui revient sur la formation d’Ignace, jeune noble et courtisan, et où les portraits des nombreux protagonistes se succèdent et s’entremêlent sur fond de rivalités nobiliaires et de lutte dynastique. Néanmoins, outre un récit dynamique et rondement mené, ce foisonnement érudit permet de resituer précisément les étapes cruciales du parcours du jeune Iñigo, et de comprendre à quel point ses expériences et ses relations multiples rendirent possible l’institution de la Compagnie de Jésus.
Dépasser le portrait du saint
Au cours des années 1990 s’est produit un désenclavement de l’histoire de la Compagnie de Jésus : les investigations sur l’Ordre ignacien ont été menées par des historiens laïques – et non plus uniquement jésuites – lesquels ne se proposaient pas tant de comprendre l’histoire de la Compagnie via une approche institutionnelle que l’histoire de la modernité via celle de la Compagnie [2]. Cependant, la figure du fondateur était jusqu’à présent la grande oubliée de ce renouveau scientifique.
La première biographie « officielle » d’Ignace fut composée par le jésuite espagnol polygraphe Pedro de Ribadeneyra (1526-1611) à la demande du Préposé Général François Borgia (1565-1572) : publiée à Naples en latin en 1572, elle fut traduite en castillan par son auteur dès 1583 et rééditée plusieurs fois du vivant de celui-ci. Les portraits littéraires d’Ignace de Loyola se sont ensuite multipliés, voire démultipliés. De nombreuses Vies embrassèrent le genre hagiographique et répondirent à l’une des grandes entreprises de la Compagnie de Jésus qui cherchait, grâce à l’élévation aux autels de son Père fondateur, à asseoir sa position sur l’échiquier religieux du temps. D’autres recoururent au genre polémique, dans le cadre de la longue tradition de l’antijésuitisme qui naquit dès les débuts de l’Ordre [3]. Les premières critiques acerbes provinrent en grande partie de religieux dominicains qui reprochaient à la nouvelle Compagnie, et à son fondateur, leurs tendances « hétérodoxes » : écarts par rapport au thomisme, pratique des Exercices Spirituels assimilée à une communication directe avec Dieu sans médiation des instances de l’Église, spécificités de l’institut jésuite vis-à-vis des autres Ordres réguliers (Préposé Général élu à vie, absence de chœur et de règle en matière de pénitence, diversité des vœux, et donc des grades au sein de l’Ordre, durée du noviciat), etc. La figure d’Ignace en a été réduite à un modèle à suivre (comme saint contre-réformiste) ou à combattre (comme hérétique).
Rompant avec le « modèle paradigmatique d’une vie parfaite à tous points de vue, une vie d’une exemplarité héroïque et publique, dont on pouvait apporter toutes les preuves », sans « rien de secret, rien de faux, rien d’obscur » (p. 23), Enrique García Hernán n’a pas cherché à « déshabiller un saint » (p. 34) mais à comprendre qui fut Ignace de Loyola et de quelle manière il put fonder et faire prospérer la Compagnie de Jésus. Comme le rappelle l’auteur :
Ce que nous savons de lui est qu’il ne fut pas un homme de guerre, tout soldat qu’il ait été, ni un noble de grande notoriété, bien qu’il en ait connus ; qu’il n’avait pas de dons d’exception pour l’étude et l’écriture, bien que ses Exercices spirituels aient été édités de multiples fois et traduits dans presque toutes les langues. Il n’avait pas non plus une grande prestance, et il était constamment malade. Je voudrais, dans ces pages, essayer de comprendre comment la Compagnie de Jésus a été possible dans ces conditions pénibles. (p. 23)
C’est parce que « le saint est tombé dans le domaine public » (p. 9), comme l’indique Pierre Antoine Fabre dans sa présentation, que l’historien espagnol a pu mettre en lumière ce qui constitua la spécificité d’Ignace de Loyola : ses qualités exceptionnelles de médiateur. Le traducteur souligne à juste titre que :
Ce livre a, pour la première fois je crois, le mérite décisif pour la compréhension de l’énigme ignatienne de déplier dans ses plus intimes progressions cette mutation charismatique, et il ne pouvait le faire qu’en ré-immergeant « saint Ignace » dans l’écheveau inextricable d’une vie de relations dans laquelle ne cesse de s’accomplir sous nos yeux le mystère de ceci : il est toujours au milieu d’eux. (p. 11)
Ignace apparaît au fil des pages de la biographie d’Enrique García Hernán tel un stratège génial capable « de concevoir dès les années 1530 le développement d’un apostolat à l’échelle mondiale comme la réponse de l’ “Église romaine” à la fracture de la christianitas médiévale » (p. 14). Il traverse l’Europe de son temps, alors en pleine recomposition religieuse et politique suite aux avancées de la Réforme protestante. D’Iñigo – son nom de baptême basque – à Ignace – version latinisée de son prénom – puis à saint Ignace, il s’est agi pour l’auteur de démêler l’entrelacs de ses multiples relations et, partant, de retisser les liens entre les différentes dimensions d’un même protagoniste : noble, soldat, pèlerin, fondateur d’Ordre religieux, Père spirituel et modèle de chaque jésuite, héraut de la Contre-Réforme, mais aussi hétérodoxe voire hérétique, et à la fois basque, espagnol ou romain.
Retour sur la jeunesse d’un futur saint
L’une des réussites de cet ouvrage consiste en la reconstruction minutieuse des années de jeunesse d’Ignace. Les hagiographes jésuites s’étaient concentrés sur la période postérieure à la conversion du Père fondateur, survenue lors de sa convalescence après avoir été grièvement blessé lors de la défense de la forteresse de Pampelune contre les Français en 1521. Ce changement de vie, désormais consacrée au service de Dieu, étant entendu comme un évènement – au sens de ce qui induit une rupture et crée un nouvel ordre – dans un souci évident de construction mémorielle, l’époque de formation du futur fondateur était passée sous silence. Au contraire, Enrique García Hernán replace le jeune Iñigo de Loyola dans son milieu familial, courtisan, politique, religieux et spirituel afin de saisir la figure du futur saint dans toute sa dimension historique. Ignace n’est plus présenté comme modèle abstrait du « chrétien universel », mais comme un homme concret aux prises avec les problématiques de l’Espagne – et de l’Europe – du premier XVIe siècle.
Grâce à cette approche, l’auteur réintègre la conversion d’Ignace de Loyola au sein du panorama religieux et spirituel du temps. Il s’arrête longuement sur les relations étroites d’Iñigo avec l’alumbradismo (« illuminisme »). Ce courant spirituel, influencé par la Devotio Moderna nord-européenne, puis par l’érasmisme, privilégiait une relation directe du croyant avec Dieu au détriment de la médiation des institutions ecclésiastiques. Il ne manqua donc pas de provoquer une forte répression inquisitoriale. Si le « problème historique » des influences « hétérodoxes » sur la spiritualité ignatienne attend encore une analyse fouillée [4], l’ouvrage a le mérite de mettre en évidence quelques « nœuds » historiographiques concernant l’ancienne Compagnie de Jésus. Un exemple en est le fameux « Vœu de Montmartre », prononcé à Paris en 1534 par Ignace et ses 7 premiers compagnons. Si la première historiographie jésuite en fait l’évènement fondateur de l’Ordre, l’on ne sait pas ce qui a réellement été accordé entre les premiers pères : cet épisode, à propos duquel les témoignages postérieurs divergent, est impossible à documenter [5].
L’ouvrage gagne finalement en clarté et en rigueur dans son édition française. Pierre Antoine Fabre n’offre pas seulement une traduction soignée qui rend cette biographie très accessible à un lecteur non spécialiste de l’histoire de l’Espagne moderne. Il rétablit aussi le système de notes original de l’auteur ainsi que de nombreux passages qui avaient été supprimés dans l’édition espagnole. Enfin, cette version se voit enrichie de nouveaux apports, tant de l’auteur que du traducteur, qui ajoutent à sa qualité.