Une bonne conception de la justice se doit-elle d’être praticable ? La philosophie politique est-elle contrainte par les faits psychologiques et sociaux qui délimitent les perspectives d’émancipation et d’action ? À ces deux questions, le nouvel ouvrage de David Estlund répond, d’une façon qui détonne dans le paysage de la philosophie politique contemporaine, par la négative. Il est communément admis que la philosophie politique doit « prendre les hommes tels qu’ils sont » (Rousseau, Du Contrat Social, I). Les aspirations inconséquentes n’auraient pas plus de place en politique que les velléités en morale. C’est à ce présupposé quasiment universellement partagé (du Platon des Lois à John Rawls en passant par Aristote, Machiavel et Rousseau) que s’attaque audacieusement Estlund dans Utopophobia.
Le titre du livre peut toutefois prêter à confusion. Le débat ne porte pas sur la valeur des utopies en tant que guides pour l’action politique. La réflexion conduite par l’auteur se situe à un niveau « méthodologique et métanormatif » (p. 9). La question est d’abord celle de savoir si le fait qu’une norme de justice ne sera jamais satisfaite vaut réfutation – c’est ce que l’auteur conteste. Reste alors à déterminer quel intérêt il pourrait y avoir à mettre au jour une exigence irréaliste de justice sociale, voire à payer un chercheur pour ce faire.
La thèse principale du livre porte ainsi sur la nature, non le contenu, de la justice sociale. L’auteur soutient que l’exigence de justice : 1° est de nature morale ; 2° n’est pas limitée par ce que nous sommes susceptibles de nous résoudre à faire ; et 3° s’applique à une pluralité d’agents, sans obliger aucun d’entre eux pris séparément.
Nature humaine et réalisme politique
La thèse directrice du livre est que « la question de la justice sociale est (principalement) de nature morale » (p. 189). Même les exigences morales sont toutefois soumises à une contrainte de faisabilité minimale : il est communément admis que « devoir implique pouvoir ». À l’impossible, nul n’est tenu. Le premier tour de force de l’auteur consiste à montrer que ce qui pourrait sembler faire le lit du réalisme politique se retourne, à bien l’examiner, contre lui. Les défenseurs d’une approche réaliste en politique soutiennent que l’enquête sur ce qui devrait être accompli sur le plan politique doit s’en tenir à ce qu’il est possible d’espérer réussir. Cette approche, selon l’auteur, est « indéfendable » (p. 13).
Estlund remarque qu’on confond aisément ce qui est possible (donc exigible), mais de probabilité nulle, avec l’impossible. Les chances qu’il se lance dans la « danse des canards » au milieu d’un séminaire sont certainement nulles ; pourtant, en un sens, il lui serait possible, et même facile de le faire. Cette « distinction capacité/probabilité » (p. 85) joue un rôle déterminant dans la critique de la conception « infléchie » (bent view) de la justice sociale, d’après laquelle les principes de justice devraient être ajustés à nos inclinations invétérées, tenant par exemple pour acquis un niveau incompressible d’égoïsme, d’intolérance, ou de partialité parmi les hommes. La paresse incurable de « Bill le malpropre » n’est pas une objection à l’obligation qu’il a de trier ses ordures. Or, la « typicité n’ajoute rien ». Si nous étions tous faits du même bois que Bill, la même obligation se maintiendrait. Qu’un comportement soit répandu ne le rend pas moralement anecdotique.
Devoir x implique de pouvoir x, mais non de pouvoir vouloir x (ou se résoudre à x). Les « incapacités motivationnelles » (p. 91) ne suspendent pas l’exigence morale, et ne peuvent pas être alléguées contre la théorie. Tout un ensemble de « faits déplorables » (bad facts) liés à la mauvaise volonté humaine font peut-être obstacle à l’édification d’institutions justes, mais ce n’est pas une raison suffisante pour cesser de réfléchir à ce que seraient de telles institutions, même si une telle réflexion n’a pas (et n’aura peut-être jamais) d’intérêt pratique.
Il y a bien des choses dont nous sommes collectivement capables (que nous réussirions à accomplir si nous essayions vraiment) mais dont on peut anticiper que nous ne les accomplirons jamais, parce que nous ne nous y résoudrons pas. Les théories socialistes ou égalitaristes par exemple se voient régulièrement objecter que les êtres humains, par nature, ne sont et ne seront jamais aussi dévoués au bien public et désintéressés qu’elles l’exigent. Comme le souligne l’auteur, « la réponse à cette attaque a souvent été d’accepter la contrainte que la nature humaine impose à la théorie, tout en niant qu’elle soit vraiment telle que les critiques le prétendent » (p. 88), en comptant par exemple sur une réforme des structures sociales ou sur l’éducation pour changer nos dispositions morales. Il est difficile de résister à l’idée qu’une théorie de la justice « prometteuse », dont les réquisits sont réalisables, est préférable à une théorie « sans espoir ». C’est pourtant, selon l’auteur, « une profonde erreur ». Ce qui serait moralement aberrant serait d’« opter pour des normes différentes, plus aisément satisfaites, simplement pour la raison qu’elles ont plus de chances de l’être. Ce serait renoncer tout à fait au raisonnement moral ou normatif » (p. 119). L’enjeu est d’éviter de calquer les principes de justice sur une réalité qu’ils visent à faire évoluer (sans forcément rien prescrire d’immédiat [1]). « La justice est une norme, pas une stratégie (…). Elle évalue les faits, pourrait-on penser, tâche dont elle ne pourrait s’acquitter si elle commençait par les incorporer » (p. 174).
Un exemple du livre, emprunté au philosophe politique canadien Joseph Carens, est celui d’une société utopique dans laquelle les agents seraient tenus de maximiser leurs revenus pré-taxés comme si ces derniers devaient leur revenir, l’ensemble des revenus étant finalement redistribué de façon strictement égalitaire. Un tel « principe institutionnel », pour être irréaliste, n’a rien de défectueux. La théorie des incitations sur laquelle John Rawls s’appuie dans Théorie de la justice est manifestement en ligne de mire. Selon ce dernier, les inégalités sont justes dès lors qu’un niveau plus faible d’inégalités découragerait ceux qui ont certains talents d’en faire usage, au détriment de la société et des plus défavorisés. À suivre l’auteur, l’incapacité de se résoudre à travailler davantage sans rémunération supplémentaire ne serait pas une objection à la validité de principes de justice égalitaristes, pas plus que l’envie malsaine des plus défavorisés n’en serait une à la validité de principes libertariens. D. Estlund souligne d’ailleurs (p. 140-146) que Rawls ne donne en définitive aucun argument pour étayer l’affirmation d’après laquelle « une conception politique doit être praticable, relever de l’art du possible » [2].
Il ne s’agit pas d’affirmer que la meilleure (ou la vraie) norme de justice sera forcément irréaliste ou impraticable. Et qu’elle ne le soit pas serait sans doute une bonne nouvelle. La question n’est pas là : ce ne serait simplement pas un défaut pour la théorie qui la met au jour. Le rôle d’un idéal de justice sociale n’est pas nécessairement d’être visé, ni même approché, mais de nous révéler des injustices à la lumière de normes sur lesquelles, si elles sont valides, il ne saurait être insignifiant d’être mieux informé.
Faire ou ne pas faire de concessions
Lever les yeux vers l’idéal n’implique nullement de négliger l’inadéquation de celui-ci au réel. L’auteur admet volontiers qu’il ne semble « à tout le moins pas exigé et probablement pas même permis » (p. 150) de soutenir ou de mettre en œuvre une politique sans bonne raison de croire à ses chances de succès. Il existe donc une place légitime pour l’approche « concessive » de la justice qui tient compte des contraintes liées à la (mauvaise) volonté humaine : « il existe des normes, même dans l’espace des violations morales » (p 150).
Mais comment concilier le devoir d’ériger et de respecter des institutions justes (l’utopisme vertueux des principes) avec le devoir de ne pas les ériger si nous savons qu’elles sont inadaptées (l’utopisme coupable des propositions) ? Pour dénouer la contradiction, Estlund inspecte la logique interne de l’exigence morale en jeu à partir d’un cas stylisé.
Imaginons que le professeur Procrastiner, un universitaire accompli, se voit sollicité pour faire l’évaluation d’un article. S’il l’accepte, le fait est qu’il ne livrera pas l’évaluation, même avec la meilleure volonté du monde. Sans doute ne devrait-il pas accepter. Cela ne réfute pourtant pas l’exigence globale d’accepter et d’écrire, selon Estlund. Certainement est-il plus grave, pour le Professeur, d’accepter que de décliner la tâche dont il ne s’acquittera pas, comme il peut être plus grave de dérober tout un portefeuille, plutôt qu’une partie de son contenu (p. 164). Il existe autrement dit une exigence concessive (ne voler qu’une partie), qui résulte de la violation de l’exigence première (le vol du portefeuille). L’exception ne fait toutefois que confirmer la règle. Le fait que les médecins refusent de travailler comme ils l’auraient fait s’ils avaient été rémunérés pour cela impose peut-être de ne pas instaurer le système de répartition égalitaire de Carens. Mais l’exigence non concessive première d’instaurer un tel système et de s’y conformer n’en est pas invalidée pour autant [3].
Les exigences sont ainsi « imbriquées » (p. 167) les unes dans les autres sans se contredire. Une société parfaite n’aurait pas besoin de prisons. Si elle en a besoin, il existe sans doute un certain idéal non concessif de ce qu’une prison devrait être. À nouveau, des dérogations à cet « idéal » devront peut-être être autorisées en fonction du contexte, la limite étant celle du « réalisme complaisant », qui consiste comme l’écrivait Rousseau à « propose[r] ce qu’on fait » (p. 5). Notons que le second optimum n’est pas forcément plus proche de l’idéal. Il ne lui ressemble même pas forcément. En fait, « les principes de justice ne nous disent pas quelles institutions devraient être édifiées » (p. 185) – pensons par exemple à un principe tel que « les différences sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ».
Contrairement à ce que l’analogie avec Professeur Procrastiner pourrait suggérer, Estlund précise qu’il n’a « pas besoin de prendre position » (p. 248) sur la question de savoir si la société est un agent. Le problème de l’« action morale collective » (p. 221) le conduit toutefois à ce qu’il nomme l’« énigme de l’exigence plurale », qui tient à l’identité trouble du destinataire de l’exigence de justice sociale. L’énigme réside dans ce qu’une telle exigence n’oblige aucun agent indépendamment des autres, et que sa violation n’implique donc pas même nécessairement qu’un agent ait mal agi. À nouveau, l’énigme est abordée à travers une expérience de pensée, dans laquelle deux chirurgiens (Tranche et Panse) n’ont pas d’obligation morale d’opérer le patient si l’autre ne fait pas sa part du travail (ce qui ferait empirer la situation), même s’ils ont ensemble l’obligation de le sauver.
La valeur de l’irréalisme
Il existe plusieurs raisons de défendre des idéaux irréalistes aux yeux d’Estlund. La première tient à la perspective de « progrès moraux incroyables » (p. 259) : nous pourrions tout simplement nous tromper sur ce qui est possible ou probable. Il n’apparaît pas moins risqué, de ce point de vue, de rejeter sans discussion un idéal au motif qu’il nous paraît irréaliste, que de verser dans l’utopisme. C’est un « aspect de la condition humaine que nous ne connaissions pas nos propres forces » (p. 261). De la légalisation du mariage homosexuel à l’élection d’un Président noir aux États-Unis, l’histoire récente témoigne selon l’auteur que des progrès ont pu être réalisés dans le domaine moral, que nous n’aurions jamais imaginés ne serait-ce que quelques décennies plus tôt. Sur quelle base solide peut-on juger irréaliste l’éventualité d’une éradication définitive des discriminations sexistes, de la pauvreté ou de toute guerre d’ampleur ?
Même si l’objectif d’une théorie de la justice n’était, modestement, que de permettre de hiérarchiser des situations plus ou moins justes (comme le soutient Amartya Sen), inspecter l’idéal pourrait s’avérer utile, notamment pour déterminer si l’élément d’un ensemble conserve sa valeur en dehors de son contexte. La liberté d’expression, par exemple, a une valeur épistémique fondamentale dans une « démocratie idéalisée » où aucun point de vue ne jouit d’un avantage non rationnel dérivé du pouvoir économique ou politique (p. 289). Dans un contexte social propice, relativement égalitaire, elle devrait donc être aussi étendue que possible. Ce serait pourtant commettre le « sophisme de l’approximation » que de penser qu’on se rapproche de l’idéal démocratique en exigeant l’extension maximale de la liberté d’expression dans un contexte inégalitaire, où il s’avère au contraire préférable d’égaliser l’accès à la parole en limitant la liberté d’expression (par exemple en plafonnant le financement des campagnes électorales aux États-Unis). La meilleure situation n’est pas toujours celle qui s’écarte le moins de l’idéal. C’est la raison pour laquelle l’auteur préfère les « déviations compensatoires » (la limitation de la liberté d’expression pour assurer l’accès égal à la parole) au principe du « second optimum » (la liberté illimitée de s’exprimer dans un contexte social ou seuls certains ont effectivement les moyens de le faire).
Estlund avance une troisième raison pour laquelle les idéaux politiques comptent même s’ils sont irréalisables. Même si l’enquête philosophique sur le contenu de l’exigence de justice n’avait aucune utilité pratique, elle conserverait une valeur. La valeur d’une théorie de la justice philosophiquement informée ne tient pas à ce qu’elle est vraie (il existe quantité de vérités insignifiantes), mais à ce qu’elle touche à la justice. Nos préoccupations (concern) en matière de justice ont d’autant plus de valeur morale qu’est meilleure la compréhension de ce que la justice exige.
Utopophobia regorge d’expériences de pensée, d’analyses virtuoses et de distinctions conceptuelles inventives. Stimulant, le livre n’emporte pourtant pas entièrement la conviction. En définitive, il manque un exemple d’application probante de la méthode qu’il promeut, où des principes hautement irréalistes de justice éclairent sinon la pratique, du moins nos préoccupations politiques. On peut regretter que l’auteur, au moment d’illustrer le rôle que doivent et ne doivent pas jouer les idéaux dans la réflexion normative, emprunte son exemple à la théorie de la démocratie et de la liberté d’expression plutôt qu’aux théories de la justice sociale. L’auteur ne fait pas non plus de réel effort pour reconstruire les positions adverses (réalistes ou non idéales) ou pour expliquer l’intérêt croissant qu’elles suscitent parmi les philosophes politiques contemporains, se contentant de montrer qu’elles ne menacent pas son propre projet. S’il ne répond pas à toutes les questions qu’il soulève, l’ouvrage a toutefois le mérite de nous en faire nous en poser beaucoup d’autres, en nous amenant à réviser les jugements que nous croyions les plus stables.
David Estlund, Utopophobia : On the Limits (If Any) of Political Philosophy, Princeton University press. 2020, 400 p.