Non seulement les principes de l’État de droit sont fragilisés par un état d’urgence installé dans la durée, mais les équilibres institutionnels et les contours de la nation sont mis en cause. Certaines des logiques à l’œuvre ne sont pas sans rappeler la période de la guerre d’Algérie et la transition de la IVe à la Ve République.
L’auteur remercie Pierre-Yves Baudot, Anne-Sophie Leymarie, Danièle Lochak et Sylvie Thénault pour leurs précieuses relectures et leurs conseils avisés.
On trouvera toutes les notes et références de cet essai dans le PDF joint.
« Terrorisme, état d’urgence et victoire d’un parti extrémiste, l’Algérie dépose plainte contre la France pour plagiat » titrait le journal satirique algérien, El Manchar, au lendemain du premier tour des élections régionales de décembre 2015. Ce trait d’humour noir, loin d’être isolé, trouve son origine dans de nombreuses comparaisons esquissées dans la presse, en particulier algérienne, entre la situation à laquelle est confrontée la France depuis quelques années et celle qu’a connue l’Algérie au cours de la « décennie noire ». Nonobstant le caractère incommensurable des deux situations , un ancien directeur des services de renseignement français n’a d’ailleurs pas hésité à affirmer dans El Watan, après les attentats du 13 novembre 2015, que « la France se trouvait dans une position comparable à celle de l’Algérie des années 1990 ». Sur les ondes de France-Culture, invité à s’exprimer sur la « guerre civile algérienne » en lien avec la situation française contemporaine, l’écrivain Boualem Sansal ramenait la comparaison à de plus justes circulations mémorielles, humaines ou matérielles et concluait : « ce qui se passe à Paris résonne à Alger et ce qui se passe à Alger résonne à Paris ».
Dans la presse française, c’est bien plus la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) que la « décennie noire » qui a été mobilisée dans les comparaisons « à chaud ». Les deux moments ne sont cependant pas toujours distingués, tant le second est habituellement analysé en écho du premier, comme si les luttes pour définir les contours de l’indépendance nationale, irrésolues en 1962, avaient resurgi au tournant des années 1990. Dans le cas présent, les amalgames et les brouillages mémoriels tiennent à la collision de deux faits majeurs : avant ceux perpétrés par Mohammed Merah en mars 2012, les attentats commis par les Groupes islamiques armés (GIA ), au milieu des années 1990, étaient les derniers actes terroristes d’ampleur commis sur le territoire national. Surtout, la proclamation de l’état d’urgence par François Hollande, le 14 novembre 2015, a réactivé un dispositif initialement adopté en avril 1955 afin de répondre à l’offensive des « terroristes » dans les départements d’Algérie sans avoir à pleinement reconnaître la situation de guerre [1].
Dans une conjoncture d’insistance sur l’état de guerre, accentuant l’anxiété sociale née des récents attentats, il n’est donc guère étonnant que se multiplient les références et les allusions historiques à la dernière période de belligérance et de transition de régime qu’a connue le pays. Elles sont mobilisés par de multiples acteurs (élus, journalistes, chercheurs…), aussi bien en France qu’en Algérie, à partir de lectures historiques différentes et avec des objectifs très divers. Nous tenterons ici d’en rendre compte autour de trois dimensions particulièrement prégnantes : certains dispositifs de maintien de l’ordre, en particulier liés à l’état d’urgence et à la « lutte contre le terrorisme » ; le vécu et le ciblage des populations dites « musulmanes » ; les affrontements politiques autour de la « communauté imaginée [2] » qu’est la nation française.
État d’urgence et état de guerre
Dès le samedi 14 novembre, une partie des médias a commenté les attentats de la veille en insistant sur le fait qu’ils étaient les plus terribles qui aient frappé la France « depuis la guerre d’Algérie [3] ». Au premier abord, ces assertions peuvent apparaitre surprenantes tant elles s’écartent des connaissances historiques sur le terrorisme. Certes, des milliers d’attentats furent commis pendant la période, dont certains particulièrement sanglants. Mais que ce soient les nationalistes algériens (en particulier le FLN), ou les défenseurs « ultras » de l’Algérie française (l’OAS ou les organisations activistes l’ayant précédée dès 1956), aucun des groupes armés ayant perpétré des attentats, en métropole ni même dans les départements d’Algérie, ne commit de carnage comparable par l’ampleur du bilan des victimes, à celui du 13 novembre à Paris. Pas plus le modus operandi que les motivations ou les revendications des auteurs ne permettent de véritablement étayer ces comparaisons. Ces dernières prennent à la fois appui sur la dernière situation de guerre (non pleinement reconnue à l’époque) ayant eu des répercussions fortes sur le territoire métropolitain et sur le « legs colonial [4] » incarné par la loi du 3 avril 1955.
Celle-ci prévoit que des prérogatives du pouvoir judiciaire, en matière d’enquête de police et de limitation des libertés individuelles ou publiques, soient provisoirement transférées à l’autorités administrative. Ainsi, l’article 6 permettait au ministre de l’Intérieur (et dans les faits au préfet) d’assigner à résidence « toute personne dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ». La réforme adoptée une semaine après les attentats du 13 novembre 2015 a notamment porté sur ce point. Le flou délibéré de la rédaction a considérablement élargi le périmètre des personnes visées par cet article. Peut dorénavant être assignée à résidence « toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics ». L’article 11, inchangé, « confère aux autorités administratives le pouvoir d’organiser des perquisitions à domicile de jour et de nuit ».
Ce sont ces deux dispositions qui ont particulièrement été activées depuis le 14 novembre 2015. Dans un premier temps, ces nouveaux pouvoirs ont largement été mis en œuvre : plus de 1 200 perquisitions et 260 assignation à résidence ont eu lieu en moins de dix jours, le rythme se maintenant dans les deux semaines suivantes. Ils ont d’autant plus été mis en scène dans la communication du ministère de l’Intérieur qu’ils ont d’abord été peu contestés (seuls 6 députés se sont opposés à la modification législative du 21 novembre). Ces dispositions ont au contraire donné lieu à des surenchères multiples, de nombreux leaders politiques s’invitant à un véritable concours Lépine des mesures sécuritaires. Or, en la matière, les propositions supposées les plus iconoclastes renvoient le plus souvent à un passé pas si lointain.
Interner les suspects
Dès le 14 novembre, plusieurs leaders de l’opposition ont commencé à réclamer des mesures qui avaient explicitement été écartées par la loi de 1955. Ainsi Laurent Wauquiez, secrétaire général de l’UMP, de demander que « toutes les personnes fichées soient placés dans des centres d’internement anti-terroristes spécifiquement dédiés ». En avril 1955, souvenirs des camps de concentration de la Seconde Guerre mondiale obligent, la vigilance de certains parlementaires avait conduit à ce que l’article 6 de la loi sur l’état d’urgence précise qu’ « en aucun cas, l’assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes visées » par ces mesures. Ce qui n’empêcha pas que des camps d’internement prolifèrent en Algérie à peine la loi sur l’état d’urgence adoptée [5].
Au delà des contournements du droit, le texte de 1955 ne fut en effet qu’une étape dans la mise en œuvre de pouvoirs d’exception dévolus à l’autorité administrative ou aux militaires [6]. La loi du 16 mars 1956, dite « des pouvoirs spéciaux », affirma ainsi que « le Gouvernement dispos[ait] en Algérie, des pouvoirs les plus étendus pour prendre toute mesure exceptionnelle commandée par les circonstances en vue du rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire ». Ce texte fut en partie étendu à la métropole par la loi du 26 juillet 1957. Il permit d’assigner à résidence « dans les lieux fixés par arrêté du ministère de l’Intérieur » toute personne condamnée en vertu notamment de l’application des lois sur « les groupes de combats et milices privées » ou sur le « port des armes prohibées ». Sans qu’ils soient cités, les militants nationalistes algériens étaient bien sûr visés par ce texte. Dès décembre 1957, ils furent quelques centaines à inaugurer le premier centre d’assignation à résidence surveillée (CARS) ouvert en métropole, à Vadenay, dans l’enceinte du camp militaire de Mourmelon. Au cours des années suivantes, ils furent plusieurs dizaines de milliers à être ainsi internés, en particulier dans les CARS de Vadenay (Marne), Thol (Ain), Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard) ou du plateau du Larzac. L’ordonnance du 7 octobre 1958, adoptée après la première grande vague d’attentats du FLN en métropole (août-septembre 1958), étendit en effet cette possibilité à toutes les « personnes dangereuses pour la sécurité publique, en raison de l’aide matérielle, directe ou indirecte, qu’elles apportent aux rebelles des départements algériens ». Un arrêté préfectoral, pris sur proposition des Renseignement généraux et entériné par le ministère de l’Intérieur, permettait que cette privation de liberté, dans un premier temps limitée à 15 jours, soit étendue sans limitation de durée. L’autorité judiciaire était ainsi complètement contournée afin d’organiser la privation de liberté de tous les « Algériens » soupçonnés de collusion avec le FLN.
Dans sa rédaction de 1958, cette ordonnance correspond aux attentes actuelles de Laurent Wauquiez et de tous ceux qui réclament que soient enfermées l’ensemble des personnes répertoriées par les services de renseignement en raison de leurs supposées accointances islamistes. Cette revendication se heurte actuellement à trois types d’objections portés par ceux-là même qui n’y serait pas foncièrement hostiles : l’ampleur de la population concernée (il y aurait environ 12 000 « fichés S » en lien avec le « terrorisme islamiste ») ; l’importance des moyens à mettre à œuvre pour parvenir à cet objectif ; le virage que cela induirait en matière de fondements de droit pénal. Depuis une dizaine d’années, les réformes successives du droit pénal ont cependant conduit à ce que des ferments de logique prédictive, liés notamment à l’importance de plus en plus grande de notions telles le « risque » et la « dangerosité », soient introduits. Mais même une mesure emblématique telle que la « rétention de sûreté » concerne des personnes déjà condamnées pour crime. L’enfermement préventif – hormis dans le cadre de la « détention provisoire » ordonnée et contrôlée par des juges judiciaires – demeure, jusqu’à ce jour, une des « lignes rouges » des principes du droit pénal français [7].
Cette demande de privations de libertés sans qu’une peine spécifique soit prononcée a donc été reformulée en des termes moins frontaux, notamment par Nicolas Sarkozy : il s’agirait de placer préventivement sous surveillance électronique (au travers d’assignation à résidence avec « bracelet électronique ») des milliers de « suspects » et d’appliquer la « rétention de sûreté » (éventuellement dans des « centres de déradicalisation ») aux « criminels condamnés à de longues peines pour terrorisme, une fois leur peine achevée ». Cette dernière modalité retrouverait la logique de la loi du 26 juillet 1957 qui, en raison notamment de l’opposition de certains parlementaires à une trop grande extension des pouvoirs de police, avait été adoptée dans l’attente que de nouvelles conditions politiques et juridiques soient réunies [8].
Loin d’écarter les mesures préconisées par les leaders de l’opposition, le président Hollande y a prêté une oreille attentive, laissant entendre qu’elles pourraient être mises en œuvre dès que certains obstacles juridiques seraient levés. Ces mesures sont en effet soutenues par une grande partie de la hiérarchie de la police et de la gendarmerie [9]. Afin que l’absence de décision en la matière n’apparaisse pas liée à d’éventuelles réticences de l’exécutif, le Conseil d’État a été consulté, au début du mois de décembre, sur trois des scénarios (internement préventif, internement à l’issue d’une période de détention, placement préventif sous bracelet électronique), envisagés par des représentants de l’opposition et de la majorité consultés par le président de la République. Sans surprise, les conseillers du gouvernement ont écarté le premier, mais laissé ouvertes les deux autres possibilités, sous réserve de quelques limitations claires permettant le respect d’un certain nombre d’obligations constitutionnelles et conventionnelles. L’histoire a cependant montré que la pression politique augmentant, la mission de garant du droit assurée par du Conseil d’État tendait à s’émousser, notamment en temps de guerre [10]. Cette défense des principes de l’État de droit par la plus haute juridiction est d’autant plus relative que les personnes visées appartiennent à des minorités fragilisées par des discriminations structurelles et une forte suspicion policière, ainsi que l’ont notamment démontré les défenseurs des droits des étrangers. Au fur et à mesure que « le problème de l’immigration » s’est diffusé comme thématique centrale dans l’ensemble du champ politique, les décisions du Conseil constitutionnel et les arrêts du Conseil d’État ont ainsi de moins en moins limité les prétentions gouvernementales à durcir les règles d’entrée et de séjour des étrangers.
Des espaces de souveraineté policière
La litanie des portes fracassées, des appartements saccagés, des familles traumatisées et autres violences n’a suscité des protestations audibles dans l’espace public qu’à partir du moment où des militants politiques, en l’occurrence écologistes, ont été visés. La réduction des capacités d’expression et d’opposition politiques est pourtant une constante des situations d’état d’urgence. Elle avait d’ailleurs nourri l’opposition d’une grande partie des 255 députés, socialistes et communistes, qui avaient voté non à la loi du 3 avril 1955.
Le réveil de certains contre-pouvoirs (politiques mais aussi juridictionnels, avec les décisions de juges administratifs) a surtout sonné avec l’extension des logiques d’exception à de nouvelles populations. Autrement dit, la critique de l’état d’urgence a franchi un seuil à partir du moment où les interventions des forces de l’ordre ont débordé de leurs « zones de souveraineté » habituelles et ont concerné des personnes moins communément considérées comme du « gibier de police [11] ». Dans les premiers jours d’application de l’état d’urgence, les nouvelles prérogatives des forces de l’ordre s’étaient en effet concentrées sur des territoires (banlieues paupérisées et stigmatisées, quartiers d’habitat immigré…) et des groupes circonscrits (anciens détenus, personnes surveillées pour « radicalisation » religieuse…). Autant de personnes dont les torts subis et les atteintes aux droits étaient peu en mesure d’éveiller l’attention politique et médiatique, malgré les protestations d’associations de défense des droits humains. Le travail de cartographie géographique et sociale des interventions policières reste à affiner, mais le déroulement des plus emblématiques d’entre-elles est particulièrement édifiant : « l’assaut de Saint-Denis » au cours duquel des milliers de munitions furent tirées par les forces de police dans un quartier densément peuplé, est ainsi emblématique des variations de l’intensité de la « force de l’ordre [12] » en fonction des propriétés sociales et raciales des personnes visées.
Ces effets de concentration de la « violence légitime » sont tels que sa radicalisation demeure largement lointaine pour de vastes pans de la population. Pendant la guerre d’indépendance algérienne aussi, de très larges parties de la société française ont pu avoir l’impression de rester à l’écart du conflit et de ne pas être touchées par les effets de l’état d’urgence et autres pouvoirs spéciaux [13]. En métropole, la répression fut avant tout une affaire de police et d’augmentation de l’emprise des forces de l’ordre sur des « Français musulmans d’Algérie » qui subissaient déjà contrôles au faciès, conduites au poste, rafles collectives, bien avant que le FLN étende son action aux départements du nord de la Méditerranée [14]. Les opérations de recensement, les représailles policières (notamment après des attentats ou des manifestations des nationalistes algériens), les intrusions violentes dans des lieux d’habitation touchèrent avant tout des espaces qui, en droit et plus encore dans les représentations sociales, n’étaient pas pleinement considérés comme des domiciles (chambres d’hôtels, garnis, foyers, bidonvilles…). Certains quartiers, si identifiés à leurs habitants « nord-africains » qu’ils étaient communément désignés comme des « médinas » dans les médias de l’époque, furent même parfois bouclés. Ce bannissement des non-résidents ainsi que le contrôle systématique des entrées et des sorties pouvaient durer des semaines, lors des moments de radicalisation de la répression policière. Il en fut ainsi à Paris, à la Goutte d’Or, à l’été 1955 [15].
Dans ces zones, hormis une relative difficulté à recueillir des renseignements, les forces de police n’apparaissaient nullement entravées dans leurs moyens d’action. Leurs chefs se plaignaient cependant que le code d’instruction criminelle (CIC) ne permette pas de diligenter des poursuites judiciaires sans les enfermer dans un cadre étroit. Contraintes dont ils s’affranchissaient dans leurs actions (perquisitions, interrogatoires…), empêchant ainsi qu’elles viennent nourrir des procédures judiciaires. Le code de procédure pénale (qui succéda au CIC en 1958) répondit à quelques-unes de leurs attentes. Mais ce fut surtout l’élargissement des possibilités de répression administrative et, dans une moindre mesure, l’action des tribunaux militaires qui permirent de satisfaire les demandes répressives de la hiérarchie policière.
Aujourd’hui, la réforme annoncée de la procédure pénale devrait permettre de répondre à certaines des revendications formulées de longue date par les représentants des policiers (règles d’usages des armes, possibilités de surveillance active, « retenue » au poste sans présence d’un avocat…), toujours prompts à dénoncer les entraves créées par les prérogatives des juges. Si elle était adoptée, cette réforme pourrait conduire à faire entrer dans le droit commun un certain nombre de mesures attentatoires aux libertés individuelles et « à faire de l’exception [en matière de procédure pénale] la règle pour un ensemble large d’infractions [16] ». Les attentats ont donc ouvert une fenêtre d’opportunité pour imposer des réformes législatives, ainsi que des revendications matérielles, ne touchant pas la seule matière « terroriste ». Il n’en avait pas été autrement pendant la guerre d’Algérie, tant en matière de procédure pénale que de tribunaux d’exception [17]. Dans la situation actuelle, si de nouveaux attentats meurtriers étaient perpétrés, des demandes d’un contournement encore plus radical de l’institution judiciaire pourraient à nouveau émerger, au travers notamment de la résurgence des revendications sur l’internement administratif.
Le ciblage des « musulmans »
Pendant la guerre d’indépendance algérienne, l’internement administratif s’imposa comme une modalité répressive à grande échelle. S’il en fut ainsi, en dépit de quelques oppositions et dénonciations , cela tint notamment au fait qu’il concernait des « citoyens diminués [18] ». Depuis des décennies, des groupes tels que les vagabonds ou les prostituées étaient sujets à des formes de mainmise policière qui les conduisaient à être périodiquement enfermés sans décision préalable d’un juge. Avec la guerre d’indépendance algérienne, cette logique s’étendit aux « Français musulmans » dans des formes plus « concentrationnaires », avec une extension quantitative et des durées inégalées. Même si, dès 1952, le préfet de police de Paris, Jean Baylot, clamait que l’islam était « parti à la conquête du monde », même si nombre de spécialistes de l’immigration pensaient alors que les Algériens étaient « inassimilables » en raison des caractéristiques de cette religion, la hiérarchie policière et les agents étaient peu attentifs aux signes d’appartenance et de pratiques religieuses des « Français musulmans ». L’islamophobie régnait dans certains cercles intellectuels et politiques mais n’avait pas encore été construite en problème public traduisible dans les catégories routinières du travail policier [19].
L’attention policière était accaparée par la recherche de modalités pratiques de renvois vers l’Algérie de ceux des « Français musulmans » (vagabonds, chômeurs, délinquants, militants nationalistes ou syndicaux…) considérés comme « indésirables ». La « fiction juridique » (selon les mots mêmes d’un préfet de police) de leur nationalité française empêchait que leur soient appliqués les textes régissant l’expulsion des étrangers. Il n’était alors pas question de déchéance de la nationalité, mesure qui aurait laminé les fondements de la domination coloniale. Il s’agissait cependant de trouver les moyens de traiter ces « Français de papier » comme des étrangers. Un certain nombre de mesures administratives (sur le rapatriement des « vagabonds » et « oisifs » dans leur département d’origine) et de procédures judiciaires (des mandats d’arrêts émis par des juges d’Algérie…) furent détournées de leur cadre normal afin d’organiser ces retours forcés au sud de la Méditerranée. Avant 1955, ces expulsions collectives étaient largement limitées par les difficultés institutionnelles et par les coûts budgétaires générés par leur mise en œuvre. Au fur et à mesure que la « lutte contre le terrorisme » devint une priorité, ces freins furent de moins en moins opérants. Les grandes opérations « d’élimination des indésirables » culminèrent en septembre et octobre 1961 (avant même le massacre du 17 octobre [20]), période au cours de laquelle des milliers de « Français musulmans » furent renvoyés au sud de la Méditerranée.
Dans la « République post-algérienne [21] » nombreux furent ceux qui à, l’instar de de Gaulle, auraient aimé que cette nouvelle ère soit marquée par un départ des Algériens de France. Il n’en fut rien et les nouvelles arrivées augmentèrent même dans les premières années de l’indépendance algérienne. La règle dite du « double droit du sol » (tous les enfants nés en France de personnes nées en Algérie à la période coloniale étaient français de naissance) conduisit à ce que se succèdent les « crises algériennes de la nationalité française » étudiées par Patrick Weil. L’épisode actuel des déchirements autour de la déchéance de nationalité en est le dernier avatar. Les immigrés d’Algérie sont en effet ceux qui possèdent le plus souvent la nationalité française (pour plus des deux tiers d’entre-deux) et les Franco-Algériens représenteraient sans doute à eux seuls entre 50% et 75% de l’ensemble des doubles nationaux. Ils sont aussi explicitement ciblés quand le Front national agite son programme d’interdiction de la double nationalité.
Quel que soit son nouveau périmètre, la déchéance de nationalité ne devrait toucher qu’une poignée de condamnés mais personne ne doute que les individus concernés seront quasiment tous de confession musulmane. Ces anticipations s’appuient sur les expériences passées (les quelques cas de déchéance de nationalité prononcés ces dernières années ) et sur les caractéristiques du terrorisme contemporain. Il reste que les effets de halo ou de contamination génèrent une suspicion qui s’étend bien au-delà des seules personnes directement visées par les « législations antiterroristes ». La manière dont a été mis en œuvre l’état d’urgence est à cet égard éclairante. Ses effets se sont étendus à nombre de personnes dont la pratique de l’islam et les appartenances religieuses supposées fragilisent le statut et favorisent la non reconnaissance de leurs droits. Ces glissements sont bien sûr niés par l’institution policière et le pouvoir exécutif, mais ils apparaissent au cœur du monde vécu par les groupes mobilisés défendant la cause des musulmans de France.
Un néo-molletisme ?
L’exécutif est cependant particulièrement sourd à toutes les critiques et revendications des groupes classés à gauche ou venus de fractions conséquentes de son électorat. À tel point que même les moins frondeurs des parlementaires socialistes s’interrogent sur la stratégie de triangulation adoptée par l’exécutif et sur les conséquences qu’elle pourrait avoir en termes d’épuisement durable du corpus théorique et des références historiques supposés soutenir la politique d’un gouvernement dit de gauche.
La question de la résurgence d’une forme de « national-molletisme » est en effet aujourd’hui posée [22]. Rappelons qu’après les élections législatives de janvier 1956, le Front républicain, formé autour de la SFIO et appuyé par les communistes, forma un gouvernement dirigé par Guy Mollet. Alors que la campagne électorale s’était focalisée sur la négociation de la « paix en Algérie » et les propositions économiques et sociales portées par Pierre Mendès France, Guy Mollet engagea le pays dans une escalade armée en Algérie. Surtout, il prêta une oreille attentive aux attentes des « Européens » d’Algérie les plus éloignés de ses soutiens électoraux et les moins enclins à accepter une véritable évolution du statut de l’Algérie. Le vote des « pouvoir spéciaux », en mars 1956, est devenu le symbole de ce changement de pied qui, dans un premier temps, n’entraîna pas de véritable renforcement des « minoritaires » de la SFIO (Daniel Mayer, Robert Verdier, André Phlip, Alain Savary…). Au cours de l’année 1957, la révélation des conséquences de l’application des pouvoirs spéciaux, et plus particulièrement de l’usage routinier de la torture au cours de la « grande répression d’Alger », n’ébranla qu’une faible partie de l’électorat de gauche mais rallia de nouveaux élus à la minorité de la SFIO. Ce fut une étape essentielle dans un mouvement de recomposition qui affaiblit durablement ce parti, nourrit l’émergence du Parti socialiste autonome (PSA, 1958) puis du Parti socialiste unifié (1960), ainsi que de nouvelles formes d’engagement. Ces dernières furent particulièrement cruciales pour des lycéens et étudiants qui joueront un rôle essentiel dans les mobilisations politiques des années suivantes.
Aujourd’hui aussi, le président de la République et le Premier ministre semblent incapables de faire évoluer la doctrine de leur parti et de proposer un projet renouvelé au pays, sinon en puisant dans les références et les revendication de l’opposition, voire de l’extrême droite. Ils sont d’autant moins enclins à le faire que, malgré la succession des défaites électorales et à rebours des évolutions en cours dans d’autres pays européens, l’affaiblissement du parti socialiste ne s’est pas encore traduit pas l’émergence de nouvelles coalitions (comme en Grèce, en Italie et au Portugal) ni par une remise en cause de son corpus doctrinal (par exemple en Grande-Bretagne, avec l’élection de Jeremy Corbyn à la tête du parti travailliste). Les tentatives d’affranchissement de la discipline du parti (les abstentions des députés « frondeurs » lors de l’adoption des budgets 2015 et 2016), les démissions successives de ministres, les essais d’organisation contournant le parti socialiste (le « mouvement commun » de Pouria Amirshahi, l’appel pour une « primaire de toute la gauche »…), comme l’opposition proclamée de dizaines de députés au projet de déchéance de nationalité, montrent qu’au sein même des soutiens du parti socialiste s’accentuent des tendances centrifuges favorisées par les postures de l’exécutif. C’est assurément une bonne nouvelle pour les opposants à l’état d’urgence et aux dérives de la lutte contre le terrorisme se souvenant que les recompositions de la SFIO renforcèrent leurs prédécesseurs lors de la crise algérienne. Mais ce ne furent pourtant pas ces derniers qui remportèrent la mise politique : en juin 1957, après la chute du gouvernement Mollet, la IVe République entra dans une période d’instabilité qui prit fin avec l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, un an plus tard. Cette dernière, dans le contexte bien connu de la « crise de mai 1958 », s’inscrit dans un conjoncture particulièrement mouvante faite de reclassements politiques (Guy Mollet et une partie de la SFIO apportant leur soutien à de Gaulle) et d’affirmation d’un véritable pouvoir politique des forces de l’ordre : le « putsch d’Alger » eut ainsi lieu deux mois jour pour jour après la démonstration d’insubordination des policiers parisiens contre la IVe République (la manifestation du 13 mars 1958 devant le palais Bourbon [23]). Dans un premier temps, cette transition de régime n’apporta aucune solution au « problème algérien ». Celle-ci ne put être amorcée que par la construction progressive de nouveaux enjeux identitaires moins ancrés dans l’espace impérial et plus inscrit dans un horizon européen faisant figure de nouveau démultiplicateur de la puissance française. Ce moment fut aussi celui d’une fermeture de la nation, dont la définition fut de plus en plus ramenée à un corps électoral « européen » alors qu’il comptait jusqu’alors de nombreux « Africains et musulmans d’Algérie ».
Dans la crise actuelle, marquée par l’épisode de la controverse sur la déchéance de nationalité, mais aussi, dans la moyenne durée, par l’impossible accès à la représentation nationale des Français dont l’histoire familiale s’ancre dans l’immigration (post-)coloniale [24], se rejoue à nouveau la question des frontières de la nation française. En cela aussi la levée de l’état d’urgence ne peut pas attendre : aucun débat serein sur la question ne peut être mené tant que l’emprise policière sur certains groupes les expose à de véritables « cérémonies de dégradation » qui les excluent des frontières légitimes de l’appartenance à une collectivité politique commune [25]. Sortir d’une trajectoire pouvant conduire à un « État de police » n’engage donc pas simplement la question des équilibres entre les différents pouvoirs : au-delà de la question de « l’illibéralisme » des institutions nées de la crise algérienne, ce sont les contours de la « communauté imaginée » et les frontières du droit des personnes qui sont retracés par les débats politiques actuels et par le renforcement des prérogatives accordées aux forces de l’ordre.
Emmanuel Blanchard, « État d’urgence et spectres de la guerre d’Algérie »,
La Vie des idées
, 16 février 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Etat-d-urgence-et-spectres-de-la-guerre-d-Algerie
Nota bene :
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[1] Sylvie Thénault, « L’état d’urgence (1955-2005), de l’Algérie coloniale à la France contemporaine. Destin d’une loi », Le mouvement social, 2007, no 218, p. 63‑78.
[2] Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, traduction française, Paris, La Découverte, 1996 [1983].
[3] Cette comparaison avait déjà été mobilisée après les attentats de janvier 2015. Voir notamment le numéro de Manière de voir d’avril-mai 2015.
[4] Jean-François Bayart, Romain Bertrand, « De quel “legs colonial” parle-t-on ? », Esprit, décembre 2006, p. 134‑160.
[5] Sylvie Thénault, « Assignation à résidence et justice en Algérie », Le genre humain, Paris, Le Seuil, 1997, p. 105‑115.
[6] C’est bien entendu surtout en Algérie que les militaires se virent remettre une grande partie des pouvoirs civils, notamment ceux de police. Mais en métropole aussi la justice militaire fut saisie, après l’adoption de l’ordonnance du 8 octobre 1958, d’une partie importante des affaires les plus graves liées à l’insurrection algérienne.
[7] Sur ces questions et évolutions voir notamment : Mireille Delmas-Marty, Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Le Seuil, 2010.
[10] Arlette Heymann-Doat, Guerre d’Algérie : droit et non-droit, Paris, Dalloz, 2012 ; Danièle Lochak, « Le Conseil d’État en politique », Pouvoirs, 2007, no 123, p. 19‑32 ; Sylvie Thénault, « La guerre d’Algérie au Conseil d’État », in Jean Massot (dir.), Le Conseil d’État et l’évolution de l’outre-mer français du XVIIIe siècle à 1962, Dalloz, 2007, p. 199-220.
[11] Fabien Jobard, « Le gibier de police. Immuable ou changeant ? », Archives de politique criminelle, 2010, vol. 32, p. 95‑105.
[12] Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Seuil, 2011.
[13] Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault, La France en guerre, 1954-1962. Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Autrement, 2008.
[14] Emmanuel Blanchard, La police parisienne et les Algériens, 1944-1962, Paris, Nouveau monde, 2011.
[15] Emmanuel Blanchard, « La Goutte d’Or, 30 juillet 1955 : une émeute au cœur de la métropole coloniale », Actes de la recherche en sciences sociales, 2012, no 195, p. 98‑111.
[19] Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie, Paris, La Découverte, 2013.
[20] Emmanuel Blanchard, « Le 17 octobre 1961 à Paris : une démonstration algérienne, un massacre colonial » (ressources pédagogiques du Musée de l’immigration, 2015). L’analyse historienne la plus complète et la plus précise est celle développée par Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008 [2006].
[21] Todd Shepard, 1962 : Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Paris, Payot, 2008 [2006].
[22] Cette expression, régulièrement reprise depuis, a été forgée dès 1956 par le journaliste britannique Alexander Werth. François Lafon, Guy Mollet, Paris, Fayard, 2006.
[23] Emmanuel Blanchard, « Quand les forces de l’ordre défient le palais Bourbon (13 mars 1958). Les policiers manifestants, l’arène parlementaire et la transition de régime », Genèses, 2011, no 83, p. 55‑73.
[24] Olivier Masclet, La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris, La Dispute, 2003.
[25] Le concept de « cérémonie de dégradation » est emprunté au sociologue Harold Garfinkel. Emmanuel Blanchard, « Contrôle au faciès : une cérémonie de dégradation », Plein Droit, n° 103, décembre 2014.