Pour E. Grossman, l’angoisse est un mode fondamental de la subjectivité littéraire, qui pousse l’écrivain à sortir de soi — parfois jusqu’à la folie.
Pour E. Grossman, l’angoisse est un mode fondamental de la subjectivité littéraire, qui pousse l’écrivain à sortir de soi — parfois jusqu’à la folie.
Si l’angoisse, phénomène rare, met chacun devant la possibilité d’être, l’angoisse de penser lui fait plutôt éprouver l’impossible : elle le fait sombrer dans l’abîme d’une exigence qui ne lui est plus propre. Risquer l’impropriété, le dessaisissement de soi, penser à la limite de ce que l’on peut et jusqu’à l’angoisse ; telle est l’exigence, et telle est la ligne directrice de l’ouvrage d’Evelyne Grossman. L’irréductibilité des articles retravaillés qui le composent sert le propos : l’angoisse se communique en traversant une multiplicité d’expériences singulières, toutes abyssales, et qu’il n’est nullement question de surplomber par une pensée libérée de l’angoisse : expériences cruelles, marquées et marquantes, d’Artaud, Bataille, Blanchot, Lacan, Levinas, Beckett, Derrida… L’exigence de penser touche l’écriture comme on touche à l’extrême. Le plus grand intérêt de la tentative d’Evelyne Grossman est alors bien de nous livrer avant tout une expérience de lecture, dont on ne sait s’il s’agit de la nôtre, de la sienne, de celle des auteurs dans les deux sens du génitif, non parce qu’elle est universelle, mais parce que l’angoisse de penser gagne par contagion, contagion de la rareté.
Insistant comme Bataille sur le caractère expressif de l’angoisse, l’auteure en fait un mode incontournable de la subjectivité littéraire. L’angoisse répond, ou a déjà répondu, au subjectivisme le plus actuel, défini avec justesse comme une tendance ambiguë à « écrire comme personne », sur son blog par exemple. Car l’intimité ne peut échapper à l’extériorité de l’écriture, à la dislocation du moi au contact du dehors. Alors commence l’expérience, la « sortie de soi » dit l’auteure, étant bien entendu que la possibilité idéaliste d’un retour à soi est devenue au cours du XXe siècle l’impossibilité même : l’Autre, on n’en revient pas, et écrire c’est s’attendre à cette dissociation de l’intime que partage une pluralité d’autres. Ainsi la même passion négative se communique, entraînant une destruction des fondations subjectives de l’écriture. Il y a risque à trop étendre cette communication : certes, chez Deleuze, l’individu qui pense est excédé par la force de sa pensée ; mais cet excès n’est pas pour autant négatif et destructeur. Quant à la simple évocation d’une « force » destructrice, elle est fidèle à Artaud ou Bataille, mais rencontre dans l’ouvrage même la résistance de Blanchot, Levinas, Derrida. Mais justement, puisque chez ces auteurs l’écriture est plutôt la trace de la vulnérabilité et de l’impouvoir du sujet, la résistance à toute affirmation souveraine, l’ouvrage trouve sa voie dès qu’il souligne un différentiel de forces, un rapport entre la force et la forme qui échappe à l’affirmation mythique d’une puissance originelle. Et c’est pourquoi il offre une étude si pertinente des effets formels de la passion destructrice, dont le premier est l’insistance du même préfixe dans la déconstruction, le désœuvrement, le dédit ou la décréation.
C’est ainsi une stylistique et non une rhétorique du hors-moi que nous propose Évelyne Grossman, très précise dans l’articulation de l’écriture et de la voix : le style n’est jamais inspiré par une voix mystérieuse, mais il est bien plutôt l’expiration d’une parole, la forme aérienne (c’est-à-dire tout de même matérielle) de l’angoisse. C’est pourquoi l’écriture est toujours rythmée par l’extériorisation prononcée d’un excès de souffle : le cri et la suffocation habitent le théâtre d’Artaud, le murmure de voix vides, mortes ou expulsées, celui de Beckett ; l’impossibilité de s’approprier l’objet du désir, la Chose, devient halètement (ou allaitement) chez Lacan, l’altérité radicale de l’être-responsable s’entend comme « au-delà du poumon » chez Levinas, grâce à une poétique de l’interruption qui défait la syntaxe au profit des termes « exceptionnels » (Un - Dieu). Un article rappelle que Derrida ne condamnait que l’idée d’une voix sans écriture, et s’ouvre ainsi la possibilité d’étudier l’oralité de sa pensée : l’accent algérien du philosophe est l’indispensable spectre d’un corpus qui s’attache à défaire, du dedans et du dehors, les appartenances communautaires ; quant aux indécisions circonstanciées de son discours, elles sont autant de traces archivées d’une crise pendant laquelle Derrida pensait tout pouvoir écrire, c’est-à-dire ne rien pouvoir écrire. Le souffle de l’angoisse ne s’entend pas seulement dans le privilège du mot sur la syntaxe, mais aussi dans la syntaxe des mots : quand chez Beckett, des béances se creusent autour et dans les mots, quand, chez Blanchot, le mot rat dévore de l’intérieur le mot dévoration, c’est que chaque terme doit ouvrir l’abîme qui incline l’expérience vers l’impossible à vivre, grouiller de vie pour donner corps à la mort, ou simplement reposer sur l’instable.
Y aurait-il une issue à l’angoisse de penser ? L’ouvrage tient bien sûr compte de la réponse de Bataille : l’issue est de tomber hors de tout projet, elle est l’angoisse renversée en extase, en rire – cette suffocation joyeuse devant l’inanité de l’être. Mais l’ambiguïté chez Bataille d’un supplice qui dans l’excès de souffrance prend la figure de la jouissance, ou d’un déchirement laissant à vif, en soi, une part sacrifiable, n’est pas ici acceptée comme telle. La preuve en est que la jouissance est ici (seulement) celle de l’écriture. Ce n’est pas une blessure sanglante qui s’ouvre, mais comme chez Beckett, une bouche au sourire de préférence édenté ; ou plus précisément un espace neutre, qui, chez ce dernier comme chez Derrida, diffère le bonheur, et fait que l’on finit par y croire. On pense à une phrase de Derrida, selon laquelle le vouloir-écrire voudrait être la seule issue hors de l’affection, et cela même s’il n’y a pas d’issue. Évidemment, il n’est pas question de dire que l’écriture supplée au sacrifice ! Son expérience entraîne bien avec elle un danger d’anéantissement, une perte, une folie qui se communique d’Artaud aux autres auteurs. Seulement, si la folie n’est pas plus une issue, elle est bien, comme le montre le bel article sur Levinas, la lueur d’une éthique : l’arrachement de soi se fait pour un autre, et porte ainsi au-delà de l’être que se réservent la raison ou la politique.
L’angoisse de penser culmine donc dans cet « autrement qu’être fou », belle formule indécidable, située à l’exacte limite entre raison et folie. Et finalement, l’éthique de l’écriture consiste bien à se livrer sans réserve à l’autre, au lecteur ; c’est dans la lecture que l’angoisse devient joie, que la responsabilité s’allège sans s’éloigner, joie, légèreté, que dissimule le titre et que communique l’ouvrage.
par , le 11 septembre 2008
Jérôme Lèbre, « Expérience sans retour. Aux sources de l’écriture », La Vie des idées , 11 septembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Experience-sans-retour
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