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Expériences vécues de la naturalisation

À propos de : François Masure, Devenir français ? Approche anthropologique de la naturalisation, Toulouse


par Émilien Fargues , le 14 septembre 2015


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Comment devient-on français ? L’enquête anthropologique menée par François Masure analyse l’effet produit par les procédures de naturalisation, articulant projet personnel et contrôle administratif, acquisition de la nationalité et expérience de la discrimination.

Recensé : François Masure, Devenir français ? Approche anthropologique de la naturalisation, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2014, préface d’Alban Bensa et postface d’Abdelalli Hajjat. 342 p., 22 €.

« Naturaliser » signifie, en botanique ou en zoologie, acclimater en un milieu naturel différent de celui où une espèce s’est rencontrée pour la première fois. Quand le mot est employé pour désigner la procédure administrative par laquelle un étranger doit passer pour intégrer la communauté nationale, le vocabulaire biologique et la référence au corps orientent la procédure vers un but déterminé : ne s’agit-il pas en effet, dans la naturalisation, d’accomplir ou de reconnaître la transformation d’un individu de telle manière qu’il puisse être incorporé dans ce grand être collectif qu’est la nation ?

Le livre de François Masure [1], tiré de sa thèse en anthropologie, entend restituer les enjeux subjectifs de la métamorphose de l’étranger en national [2]. Il propose d’analyser les bouleversements que la naturalisation engendre dans la construction de l’identité d’un individu ainsi que dans sa manière de se comporter et d’agir dans la société qu’il rejoint. François Masure dévoile la singularité des vécus de la naturalisation et ouvre le débat sur la permanence d’inégalités de statut à la fois entre Français « naturels » et Français naturalisés, mais aussi entre différentes catégories de Français naturalisés.

L’originalité d’une approche anthropologique

Dans le champ des recherches en sciences sociales menées sur la naturalisation (songeons à Abdellali Hajjat [3], Alexis Spire [4] et plus récemment Sarah Mazouz [5]), la démarche adoptée par François Masure révèle son originalité. Les travaux existants ont effectivement permis, en s’intéressant chacun à différents aspects – la condition d’assimilation, les cérémonies d’accueil dans la citoyenneté, les pratiques du personnel administratif –, d’élaborer une compréhension globale de ce qui se joue à travers cette procédure : une célébration de l’État, qui en décernant cette « faveur » de rejoindre la communauté nationale, s’honore en fait lui-même.

François Masure entend également proposer une compréhension globale de la naturalisation, mais en se concentrant sur les transformations subjectives imposées par l’engagement dans la procédure en France [6]. Il s’agit de saisir les enjeux d’un vécu de la naturalisation : quelles conséquences l’entreprise visant à « devenir Français » engendre-t-elle dans la représentation de soi et des autres chez celui ou celle qui la vit [7] ? Comment la transforme-t-elle ? Comment se maintient-elle ? Quels sont les tenants et aboutissants de ce « retour sur soi » (p. 25) auquel le candidat à la naturalisation est amené ?

L’originalité de l’approche, que François Masure revendique comme « anthropologique » dans le sous-titre de l’ouvrage, ne tient pas ni à l’objet d’étude qu’il se donne, ni à la méthode qu’il utilise. Elle réside d’après lui davantage dans le projet de la recherche elle-même : confiant dans la « capacité d’étonnement face à des pratiques ordinaires » (p. 46), l’anthropologue nourrit l’ambition de comprendre des pratiques qui lui paraissent extraordinaires – en l’occurrence celle de la naturalisation, qu’en « bon Français naturel », il n’a jamais eu et n’aura jamais à expérimenter. Le but auquel tend l’approche anthropologique de la naturalisation consiste à se rendre plus familier de ce que devenir Français coûte à des individus qui ne le sont pas de naissance.

Restituer la singularité des parcours de naturalisation

Au cours de l’enquête, l’attention de l’anthropologue se fixe sur ce que la naturalisation engage comme transformations à la fois dans la vie privée et dans les rapports sociaux (en particulier dans le monde professionnel), chez ceux qui suivent la procédure.

Chaque « candidat » à la naturalisation s’engage avec son histoire personnelle et singulière, dans ce que Masure appelle la « carrière morale » [8] du naturalisé (p. 25). La carrière constitue un processus, un point de passage entre deux statuts, c’est-à-dire deux positions sociales. Un changement de rôle est censé correspondre à ce passage, renvoyant aux attentes spécifiques (une « collection de droits et de devoirs » explique Masure, p. 133) liées à un statut particulier. Le changement du statut d’« étranger » à celui de « Français » entraîne un bouleversement du rapport à soi et aux autres. Ce sont les déterminations sociales de ce bouleversement qu’il s’agit de saisir, en montrant qu’à la nette dichotomie que le droit instaure entre les termes de national et d’étranger, ne laissant aucune possibilité d’être à la fois l’un et l’autre, correspond une réalité bien différente dans le vécu des naturalisés. La recherche se donne comme objectif de restituer une complexité dans l’expérience de la naturalisation du point de vue du sujet, faite d’aller-retour entre la condition d’étranger et celle de national. Autrement dit, précise Masure, le livre cherche à « (…) saisir le hiatus qui s’installe entre le statut et l’expérience pratique – à saisir la genèse d’une ‘distance au rôle’ en quelque sorte » (p. 135).

Les enjeux subjectifs auxquels la naturalisation expose ne doit pas escamoter une autre forme de complexité : celle engendrée par la diversité des configurations familiale, sociale ou culturelle dans lesquelles chaque personne se trouve prise. La constitution d’un discours à caractère scientifique au sujet de la naturalisation en tant qu’expérience vécue pourrait tomber dans l’écueil d’une généralisation hâtive, manquant de prendre en compte les tensions propres à chaque situation individuelle dans l’engagement et la conduite de la procédure. L’un des mérites essentiels du travail de François Masure consiste justement à montrer que la singularité irréductible des « carrières » de chacun n’est pas incompatible avec un niveau d’analyse général : le projet consiste bien à « (…) inscrire la naturalisation d’individus singuliers dans ce cadre global et contraignant qui s’impose à eux » (p. 131). En identifiant des « communautés de situations » (p. 34 ; une expression empruntée à Pierre Centlivres [9]) entre ses interlocuteurs (communautés qui peuvent être liées à leur environnement familial, leur origine nationale [10], leur parcours scolaire, etc.), Masure révèle des lignes de convergence et de divergence dans les manières de vivre et de se représenter la naturalisation.

Celle-ci apparaît donc comme un objet multiforme, dont l’ouvrage cherche à articuler les différents aspects à l’échelle du sujet. La naturalisation apparaît d’abord comme projet personnel, dont la dimension collective varie selon que la famille est également présente dans le pays que l’on a rejoint. Elle représente aussi une procédure de contrôle administratif à laquelle il convient de redonner toute sa profondeur historique (l’ouvrage alterne ainsi entre des sections de synthèse de l’histoire de la nationalité en France, s’attachant plus particulièrement à la question de la « nationalisation de la société » chère à Gérard Noiriel [11], et des analyses d’entretiens biographiques). Enfin, elle confère un nouveau statut social, convoité pour des raisons très différentes, dont l’enquête montre que les plus matérielles (rompre avec la dépendance administrative) sont difficilement avouables tant l’impératif de s’aligner sur un discours public attendu de la part du candidat (pas d’autre possibilité que de dire que l’on a agi par « amour de la France » comme l’explique Masure, citant Sayad, p. 207), pèse lourd.

La fabrique de Français « discutables »

L’argument principal de l’auteur tient dans l’idée que l’achèvement en tous points du tracé du parcours pour devenir un « bon » Français (parcours qui fait l’objet depuis la Révolution de modifications récurrentes, y compris aujourd’hui) ne suffit pas à l’être. La naturalisation, en tant que procédure d’acquisition « hétérodoxe » de la nationalité (p. 275 et p. 310 notamment), ne « fabrique » de toute façon pas des Français comme les autres. Avec elle s’inaugure une ère du soupçon, culminant au moment de la procédure administrative –où la vie privée du demandeur échappe totalement à son intimité [12]– mais qui ne finit jamais vraiment. L’identité française du naturalisé continue d’être mise en doute même des années après l’acte d’intégration dans la communauté nationale.

L’autre élément mis en exergue par la recherche de François Masure, c’est bien l’existence de différentes catégories de Français jugées plus ou moins légitimes, sur lesquelles la postface d’Abdellali Hajjat revient particulièrement. Si les naturalisés éveillent de toute façon le soupçon, force est de constater que celui-ci ne s’applique pas de la même manière et avec la même intensité en fonction des individus. Le doute exprimé à l’égard de la « qualité de Français », voire le refus pur et simple de sa reconnaissance, s’exerce en premier lieu à l’encontre de ceux qui ne peuvent effacer – par n’importe quel recours à n’importe quel dispositif censé parachever leur métamorphose en national, comme la francisation du nom [13] – leur ancien statut d’étranger, parce que leur corps en porte le « stigmate ». Masure utilise les analyses de Goffman [14] pour éclairer les enjeux de race dans la procédure de naturalisation. Ce sont avant tout les immigrés naturalisés, ceux dont la « gueule » trahit l’origine, qui sont confrontés à une vision ethnique de l’identité nationale dans la vie quotidienne et même au cours de l’entretien en préfecture. Il convient en effet de distinguer entre deux groupes parmi les naturalisés : les étrangers, ceux qui ne partagent simplement pas le même statut juridique que soi, et les immigrés, c’est-à-dire ceux parmi les étrangers situés au plus bas de la hiérarchie sociale (les « OS à vie » évoqués par Sayad), auxquels certaines nationalités sont d’emblée associées (i.e. les pays du Maghreb et d’Afrique) et à qui est attribuée la responsabilité de tous les « problèmes » liés de près ou de loin à la présence étrangère en France.

On pourrait relever l’allure d’oxymore des expressions d’ « immigré naturalisé » et d’ « étranger naturalisé ». Le travail de François Masure démontre pourtant que la contradiction n’existe pas entre ces termes à l’échelle du vécu des individus. D’abord parce que, bien indépendamment de leur volonté, les nouveaux Français sont souvent renvoyés à leur origine étrangère. Mais aussi du fait que, bien qu’ils soient enjoints de faire table rase de leur passé en épousant la nationalité française, en s’« assimilant », ils ne sauraient renier tout un pan de leur histoire personnelle sans devenir complètement schizophrènes, comme le souligne Alban Bensa dans la préface. La double nationalité apparaît ainsi comme une option permettant d’assurer une continuité de la personne, mais il en existe bien d’autres : la transmission de la langue maternelle à ses enfants, les voyages au pays d’origine, le maintien des liens familiaux en dépit des désaccords survenus à la suite de l’engagement de la procédure, etc. Il y a des cas où une rupture est clairement revendiquée avec le pays que l’on a quitté. Mais ce rejet affiché ne saurait être interprété comme le signe du reniement absolu d’une tranche de vie qui a contribué à construire son identité. La naturalisation constitue bien un « supplément d’identité » : « La nouvelle identité s’ajoute à celles qui lui préexistaient. Ces dernières ne sont nullement mises en cause. C’est au contraire dans un va-et-vient incessant entre ces différentes identités que semble pouvoir se nouer le seul rapport possible à la nouvelle nationalité » (p. 307).

L’ouvrage de François Masure invite finalement à abandonner une structure de pensée entée sur des cadres nationaux en tension (le pays d’accueil vs. le pays d’origine, l’étranger vs. le national) pour approcher la complexité des vécus de la naturalisation. Elle permet de rendre compte de ce que les seuls bilans statistiques annuels sur les nombres de personnes naturalisées ne disent pas, à savoir ce qui se joue concrètement dans les trajectoires familiales et professionnelles des individus qui deviennent Français. En mettant en évidence la relative illégitimité du statut de Français par naturalisation en comparaison de celui de Français par la naissance, illégitimité particulièrement ressentie par les enfants de l’immigration maghrébine, la recherche de François Masure invite également à explorer davantage l’influence de l’acquisition de la nationalité dans l’expérience des discriminations.

par Émilien Fargues, le 14 septembre 2015

Pour citer cet article :

Émilien Fargues, « Expériences vécues de la naturalisation », La Vie des idées , 14 septembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Experiences-vecues-de-la-naturalisation

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Notes

[1Docteur en anthropologie sociale diplômé de l’EHESS et chercheur rattaché à l’IRIS, ayant enseigné l’anthropologie et la sociologie dans les universités de Paris-Est Marne-la-Vallée, de Caen et de Toulouse, François Masure est décédé prématurément en 2013.

[2Le sociologue Abdelmalek Sayad évoquait à cet égard une opération de l’ordre de la «  transsubstantiation  ». Cf. La double absence- Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Préface de Pierre Bourdieu, Paris, Seuil, 1999, p. 321.

[3A. Hajjat, Les frontières de l’identité nationale- L’injonction à l’assimilation en France métropolitaine et coloniale, Paris, La Découverte, 2012.

[4A. Spire, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France (1945-1975), Paris, Grasset, 2005.

[5S. Mazouz, «  «  Mériter d’être français  » : pensée d’État & expérience de naturalisation  », Revue Agone, 40 | 2008, [En ligne], mis en ligne le 02 septembre 2010.

[6Ces transformations sont étudiées par le biais d’entretiens biographiques, menés de manière répétée sur une durée de 7 années entre Paris et Toulouse avec 28 personnes (certaines que Masure connaît déjà avant de se lancer dans l’enquête, certaines avec qui le contact se noue pour le besoin de celle-ci).

[7Sur les 28 personnes avec lesquelles les entretiens sont menés, on compte seulement 7 femmes. D’où une prise en compte relativement moins importante par rapport à celle de la distinction national/étranger de la question du genre.

[8François Masure applique ici un concept développé par des sociologues de l’école de Chicago à l’image d’Everett Hughes dans l’étude des mondes du travail, puis repris par Howard S. Becker dans ses recherches sur la déviance au cours des années 1980.

[9P. Centlivres, «  Intégration et naturalisation. L’exemple suisse  », Terrains, n°15, octobre 1990, p. 137.

[10Le cinquième chapitre («  Une situation singulière : les enfants de l’immigration maghrébine  ») est ainsi entièrement consacré à la position tout à fait singulière des enfants nés de parents originaires des pays du Maghreb, et tout particulièrement de parents algériens.

[11Cf. notamment G. Noiriel, Identité, racisme et antisémitisme en France (XIXe-XXe siècle) : Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007.

[12Lobna, l’une des jeunes femmes avec lesquelles François Masure s’est entretenu, évoque par exemple le malaise et l’humiliation qu’elle a ressentis lorsque des questions lui furent posées au cours de l’entretien d’assimilation sur les origines de ses amis à l’école, la pratique de l’arabe à la maison, et les activités politiques de son père, présent lors de l’entretien. Cf. p. 218.

[13La procédure permettant de franciser son nom et son prénom, proposée lors de la naturalisation, souvent de manière insistance, est en fait très peu suivie. Voir chapitre 7 : «  Le nom, le corps et l’origine : un complexe insurmontable  ».

[14E. Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éditions de Minuit, 1975.

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