L’exposition L’Invention de la Renaissance nous fait pénétrer dans le monde intellectuel et matériel des humanistes au travail, depuis leurs sources d’inspiration antiques jusqu’à leur lieu de retraite. Elle témoigne aussi de la manière dont les manuscrits ont voyagé vers la France au XVe siècle.
Jean-Marc Chatelain est conservateur général et directeur de la Réserve des livres rares à la Bibliothèque nationale de France. Ancien élève de l’École des chartes, il est membre associé au Centre d’Étude de la Langue et de la Littérature Françaises des XVIIe et XVIIIe siècles (UMR 8599). Ses travaux portent sur l’histoire du livre et l’histoire de la littérature et des idées aux XVIe et XVIIe siècles.
La Vie des idées : Que signifie le terme de Renaissance ?
Jean-Marc Chatelain : On peut comprendre le terme de Renaissance de deux manières. Il peut désigner d’abord une période, c’est le sens qu’on lui donne aujourd’hui – de manière très générale une période de l’histoire qui est grosso modo celle des XVe et XVIe siècles.
Et puis, de manière plus précise, il désigne la manière dont les lettrés à l’époque de la Renaissance ont conçu leur propre modernité : la manière dont ils ont représenté leur propre travail comme une façon de faire renaître la culture de l’Antiquité.
Zoom sur le tableau du Pérugin : Apollon et Daphnis
Ce tableau est un des chefs-d’œuvre de la peinture italienne de la Renaissance. Il a pendant un certain temps été attribué à Raphaël, mais depuis longtemps on l’a rendu au maître de Raphaël qui est le Pérugin. Ce tableau représente Apollon sur la partie droite avec le berger Daphnis, à qui la tradition attribue l’invention de la poésie bucolique.
C’est un tableau très représentatif de la peinture de la Renaissance par la beauté des formes : on peut le voir dans l’attitude d’Apollon, qui rappelle des œuvres de la statuaire antique. On peut penser par exemple à l’Apollon du Belvédère, même si cette peinture est très certainement antérieure à sa redécouverte [à la fin du XVe siècle]. Peu importe : il s’agit bien d’une inspiration commune qui va chercher dans les formes plastiques de la culture antique pour inventer sa propre modernité.
La Vie des idées : Qu’appelle-t-on la « république des lettres » ?
Jean-Marc Chatelain : La première attestation qu’on connaisse du terme de « république des lettres » apparaît au tout début du XVe siècle dans la correspondance de Poggio Bracciolini – le Pogge, comme nous le disons en français. Plus exactement dans une lettre qu’il a reçu d’un de ses amis, qui le félicite pour le travail d’exhumations de grands manuscrits d’auteurs de l’Antiquité dans diverses bibliothèques médiévales, notamment du sud de l’Allemagne.
On peut s’interroger sur ce que signifie véritablement ce terme de « république des lettres », auquel nous associons aujourd’hui l’idée d’un réseau social de lettrés, qui s’exprime notamment par le travail de la correspondance. Néanmoins, je ne suis pas sûr que dans les premières attestations que l’on rencontre de ce terme au XVe siècle il ne faille pas entendre le mot de « république des lettres » – res publica litterarum, ou res publica litterata en latin – dans son sens vraiment antique de chose commune, ou chose publique. Et donc cette « cause commune » des lettres, cette « cause commune » des lettrés, avant que de désigner un réseau social, désigne bien l’objectif commun qui fonde l’ensemble de ces relations sociales, c’est-à-dire les lettres entendues au sens de culture de l’Antiquité. C’est donc cette idée d’un combat, d’une conviction commune qui donne tout son sens à cette expression.
Et quelle est cette chose ? C’est l’étude des humanités – les studia humanitatis comme on le dit dans une formule latine reprise de Cicéron, d’ailleurs assez difficile à traduire avec exactitude en français, on dit les études d’humanité mais ça ne veut pas dire grand-chose. Ces études humanistes, de manière très générale, c’est bien ce qui fait cette cause commune des lettrés et ce qui fonde toute l’unité mais aussi toutes les tensions qui peuvent parcourir cette république des lettres.
La Vie des idées : Quel est le rôle du studiolo pour les humanistes ?
Jean-Marc Chatelain : Le studiolo a des racines qui vont chercher dans le Moyen Âge – ce n’est pas une invention de la Renaissance – mais il est vrai que c’est un lieu qui est devenu emblématique du travail des lettrés à la Renaissance. Sa signification fait converger deux grandes traditions culturelles du rapport aux textes et aux lettres.
D’une part, la tradition proprement chrétienne de la lecture spirituelle, de la méditation des textes. Et dans cette iconographie du studiolo, on sent très nettement le reste d’une représentation de la cellule, un lieu de retraite qui est informé par la longue tradition chrétienne de la cellule monastique, du lieu à l’écart du monde.
L’autre tradition qui vient s’y mêler, et peut-être prendre le dessus, c’est celle du loisir lettré (otium litterarum), donc une autre forme de la retraite : une retraite studieuse telle qu’elle est thématisée notamment par Cicéron, Sénèque, et toute une série d’auteurs antiques. C’est ce qu’ils appellent le loisir parmi les lettres, le loisir lettré, que nous retrouvons dans cette idée du studiolo. Cette autre forme de retraite n’est pas exactement un retrait du monde, mais un pas de côté dans l’opposition entre le negotium, les affaires publiques, et l’otium, le lieu de loisir, de méditation, plus privé.
Et d’une certaine manière, on retrouve dans l’iconographie du studiolo cette double dimension, chrétienne, spirituelle d’un côté, et antique de l’autre, dans l’importance qu’occupe dans cette iconographie la figure de saint Jérôme, dans des tableaux célèbres, notamment de Carpaccio. Nous avons reproduit dans l’exposition un tableau de Vincenzo Catena qui est à la National Gallery. On retrouve encore saint Jérôme dans l’exposition à travers la gravure de Dürer qui le représente dans son studiolo. Saint Jérôme est à la fois l’auteur spirituel et en même temps le grand lettré, modèle du travail de traduction à la Renaissance, et qui occupe par exemple une place centrale dans l’univers mental et spirituel d’Érasme.
Zoom sur la Vie des douze Césars de Suétone, par Bartolomeo Sanvito
Ce manuscrit de la Vie des douze Césars de Suétone est magnifique, écrit par un des plus grands calligraphes humanistes de la fin du XVe siècle dans la région de Padoue, Bartolomeo Sanvito. Le manuscrit se recommande aussi par l’importance de son enluminure, de son décor peint, qui est dû au maître Gaspare da Padova (Gaspard de Padoue). La caractéristique de ce décor est de reproduire, au début des vies de chacun des Césars, des monnaies antiques de l’Empire romain.
La Vie des idées : Comment Machiavel parle-t-il de cette retraite lettrée ?
Jean-Marc Chatelain : Machiavel explique que quand il va lire les auteurs anciens, il se dépouille de ses habits de tous les jours pour mettre un habit d’apparat. Il y a donc cette beauté du lieu du studiolo, que l’on retrouve dans l’habit, et dans l’abord qui suppose de se mettre dans une disposition – celle-là même de la beauté. Il explique aussi qu’une fois dans cette disposition à la beauté, il entretient un dialogue direct avec ses auteurs, il les interroge et eux lui répondent.
La Vie des idées : Pourquoi la figure de Pétrarque est-elle centrale ?
Jean-Marc Chatelain : Il y a un traité de Pétrarque qui est particulièrement intéressant, c’est son Traité de la vie solitaire. On voit très bien dans cet ouvrage comment, dans cet éloge de la vie solitaire, Pétrarque rassemble deux traditions, celle de la lecture spirituelle des textes, et celle de la pratique lettrée des auteurs antiques.
Au fond quand Pétrarque parle de la vie solitaire, il parle moins d’une vie véritablement solitaire que d’une vie parmi les livres, et cette vie parmi les livres c’est aussi une vie de dialogue. Quand il s’adresse aux auteurs antiques dans le Traité de la vie familière, il a une expression qui est tout à fait significative, où il parle de s’entretenir avec les livres (cum libris loqui). Donc les livres ne sont pas là dans un rapport passif de lecture, mais ils sont replacés dans le mouvement très vivant d’un dialogue.
Zoom sur un manuscrit des œuvres de Virgile annoté de la main de Politien
C’est là une des premières éditions imprimées de Virgile, et l’exemplaire que nous présentons est extrêmement précieux, car entièrement couvert d’annotations de la main d’un des plus grands humanistes du XVe siècle, Angelo Poliziano (Ange Politien).
Cet exemplaire nous montre non seulement l’intensité du travail de lecture des humanistes, mais aussi la manière dont il s’accomplit. Le texte de Virgile est entouré de toutes sortes de parallèles textuels, c’est-à-dire de mises en relation du texte de Virgile avec d’autres textes de l’Antiquité.
La Vie des idées : Comment la période se reflète-t-elle dans les collections de la BnF ?
Jean-Marc Chatelain : La Renaissance humaniste a un rôle très important dans le développement même des collections de la Bibliothèque nationale de France. C’est un moment véritablement fondateur. On raconte que la Bibliothèque royale remonte à la librairie de Charles V, mais c’est un mythe : elle ne remonte pas du tout à la fin du XIVe siècle, mais plutôt à la fin du XVe siècle.
Il se trouve aussi que les collections de la Bibliothèque royale ont été considérablement enrichies par l’apport des humanistes, et notamment par l’apport en bloc de certaines grandes bibliothèques humanistes. Les guerres d’Italie ont joué un rôle tout à fait décisif dans l’enrichissement des collections. On a une vision souvent un peu irénique de l’humanisme, mais il faut savoir aussi que cette période de conflits, cette période de guerres en Europe, a été finalement bénéfique pour la diffusion de cette culture humaniste, et en France, grâce justement à l’enrichissement des collections royales.
Elle s’est faite d’abord sous le règne de Charles VIII par la saisie d’une grande partie de la bibliothèque des rois aragonais de Naples. Charles VIII était le petit-fils de Marie d’Anjou, et pouvait se prévaloir de droits héréditaires sur le royaume de Naples – qui avait été, avant la domination aragonaise, sous celle de la dynastie angevine. Charles VIII s’est emparé de Naples [en 1495] et a fait transférer les livres que les rois aragonais avaient conservé au Castel Nuovo vers le château d’Amboise, résidence privilégiée de Charles VIII, où se trouvait la Bibliothèque royale.
Son successeur Louis XII, qui était un Orléans, est descendu en Italie pour s’emparer du duché de Milan, puisqu’il était le petit-fils de Valentine Visconti, descendante des ducs Visconti de Milan. Louis XII s’est alors fait communiquer un inventaire de la bibliothèque qui été conservée par les ducs de Milan au château de Pavie, et a fait transférer au château de Blois, où se trouvait désormais la Bibliothèque royale, environ 600 manuscrits.
C’est aussi ce qui explique que nous puissions consacrer dans cette exposition une petite section à Pétrarque, en insistant d’abord sur ce premier pan de l’œuvre de Pétrarque, peut-être le plus fondamental, qui est sa bibliothèque. Car au gré des circonstances historiques, une grande partie de la bibliothèque de Pétrarque s’est trouvée à partir de 1388 à la bibliothèque des ducs de Milan à Pavie. C’est pourquoi toute cette partie de la bibliothèque de Pétrarque, qui était dans la collection des ducs de Milan, est aujourd’hui encore dans les collections de la Bibliothèque nationale de France.
Pauline Guéna & Julien Le Mauff, « Exposer l’humanisme. Entretien avec Jean-Marc Chatelain »,
La Vie des idées
, 17 mai 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Exposer-l-humanisme
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