Recensé : L’Inde des Lumières. Discours, histoire, savoirs (XVIIe-XIXe siècle), Études réunies par Marie Fourcade & Ines G. Županov, Paris, Édition de l’École des hautes études en sciences sociales, coll. Puruṣārtha, n° 31, 2013.
Dans la continuité des recherches de Sylvia Murr (1947-2002) à laquelle il rend hommage et qui fut considérée jusqu’à sa disparition comme « la meilleure spécialiste du discours sur l’Inde à l’âge classique et au siècle des Lumières » (p. 395), ce volume collectif dirigé par Marie Fourcade et Ines G. Županov, chercheuses au Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud (CEIAS), se donne un double objectif : contribuer à « l’étude du rôle de l’Asie du Sud dans l’Europe des Lumières et du rôle des Lumières européennes en Asie du Sud » (p. 13). Contre un européocentrisme resté fidèle à la thèse diffusionniste d’une modernité répandue à partir du centre européen sur le reste du monde parfaitement passif, l’excellente introduction rédigée par les deux chercheuses fixe un programme ambitieux : montrer que les Lumières ne sont pas un produit exclusivement européen mais que d’emblée elles ont été nourries depuis des lieux divers et se sont inscrites dans une conjoncture et dans un espace mondialisés (p. 14). Ainsi, il ne s’agit pas d’étudier la présence française en Inde et les échanges culturels franco-indiens (comme ont pu le faire notamment Jacques Weber, Jean-Marie Lafont, Guy Deleury ou Florence d’Souza), mais de considérer plus précisément les échanges ayant présidé à la constitution des discours de savoir en Europe et en Inde. Il devrait d’ailleurs être possible de faire de même concernant d’autres espaces culturels que l’Inde, voire d’autres relations n’impliquant pas l’Europe. Cet objectif se traduit par une démarche spécifique consistant à mettre un terme à « une série d’occultations, d’élisions et d’exils des textes et des documents qui n’entraient pas dans le “méta-récit” de la modernité britannique » (p. 17) et plus largement européenne et occidentale et donc à opérer un retour aux « sources » (p. 24) vers les textes de la première modernité indienne et européenne tout en observant leur circulation d’un espace à l’autre [1].
Les Lumières et les études subalternes
De ce point de vue et à la suite des jugements formulés par des chercheurs comme Jacques Pouchepadass ou Sheldon Pollock, les deux directrices du volume se montrent critiques à l’égard des Subaltern Studies, en particulier de Dipesh Chakrabarty et de son livre Provincializing Europe : Postcolonial Thought and Historical Difference (2000 ; trad. fr. 2009). Elles mettent en cause leur aspect polémique et victimaire préjudiciable à la précision historiographique, leur démarche déconstructiviste plus que propositionnelle s’épuisant en réflexivité théorique, leur tendance à essentialiser les différences entre les cultures au nom d’un avant mythique qui aurait précédé leur rencontre et enfin leur incapacité à historiciser leur propre émergence quand elles infligent elles-mêmes cette historicisation aux autres discours de savoir (p. 23-24). À leurs yeux, il s’agit moins d’opérer un renversement unilatéral des positions — le centre européen remplaçant l’Inde à la périphérie de la modernité — que d’œuvrer à un rééquilibrage de l’attention entre contributions européennes et indiennes aux Lumières.
Mais ce rééquilibrage, comment convient-il exactement de le comprendre ? Une tension non explicitée traverse l’introduction : d’un côté, on lit que les Indiens auraient contribué aux Lumières identifiées habituellement à tort comme exclusivement européennes à la suite d’un effacement des sources indiennes par les Européens eux-mêmes (p. 14, p. 28), de l’autre, que les Indiens auraient élaboré des Lumières différentes (p. 15), même si cette différence pourrait trouver son origine dans la circulation de textes en partie communs (p. 27). Même si l’introduction fourmille d’exemples puissamment évocateurs opérant un décloisonnement civilisationnel entre le monde persan, le monde hindou (en sanskrit ou en langues vernaculaire) et l’Europe (p. 26-27), c’est là une hésitation décisive, qui n’est pas tranchée et qui porte en elle toute la question du passé comme du devenir de l’humanité, entre une universalité d’ores et déjà en cours d’élaboration dans l’entrecroisement des civilisations et une concurrence des civilisations qui resteraient hostiles les unes aux autres ou qui ne pourraient s’accorder qu’ultérieurement.
Une tradition française de la critique de l’Orientalisme
On aurait pu s’attendre à ce que les treize contributions qui suivent l’introduction — s’ajoute un quatorzième article récapitulant le parcours scientifique de Sylvia Murr (p. 393-408) — creusent plus avant ce sillon d’une histoire connectée située au plus près de certaines conjonctures historiques mais ouvrant de larges perspectives concernant les processus de transferts culturels et conduisant à récuser toute autarcie des cultures. Les études d’imagologie déjà existantes concernant la représentation de l’Inde en France (Catherine Weinberger-Thomas, Jackie Assayag, Christian Petr) auraient ainsi été complétées par celles des usages indiens de l’Europe, et on aurait eu pour les XVIIe et XVIIIe siècles l’équivalent du livre de France Bhattacharya couvrant la renaissance hindoue du XIXe siècle, Les Intellectuels bengalis et l’impérialisme britannique (Paris, Collège de France, 2010). Force est toutefois de constater que les articles qui composent le volume sont quelque peu en retrait par rapport à l’introduction, puisque, mettant un terme à l’ambiguïté initiale du titre, L’Inde des Lumières, ils traitent presque exclusivement de l’Inde dans les Lumières européennes et délaissent ce que seraient les Lumières indiennes et a fortiori les échanges entre les unes et les autres permettant d’établir ce qu’elles se doivent et comment elles se différencient.
De l’introduction aux articles qui la suivent, l’ouvrage restreint ainsi son objet, mais sans pour autant que son intérêt s’en trouve affecté. Si on excepte le fait (pas négligeable tout de même) qu’un nombre significatif de contributeurs du volume sont indiens ou d’origine indienne, on a moins la contribution à une histoire à parts égales, moins une réévaluation de la flèche du temps occidental par une démultiplication et/ou un entrecroisement des récits des Lumières et de la modernité, voire une mise en cause des notions même de modernité ou de Lumières, qu’une réévaluation critique des propositions émises par Edward W. Said dans Orientalism (1978 ; trad. fr. 1980). Un paradoxe temporel veut en effet qu’un article fondateur de Sylvia Murr, « Les conditions d’émergence du discours sur l’Inde au siècle des Lumières », ait été publié en 1983 dans le n° 7 de la revue Puruṣārtha, alors que le livre fameux de Said avait commencé sa conquête de l’espace académique anglo-saxon mais restait très largement boudé dans l’espace de la recherche française. Dans leur introduction, Marie Fourcade & Ines G. Županov soulignent toutefois que Sylvia Murr, tout en étant elle-même inscrite dans le paradigme indologique français et européen, travaillait aussi dans une optique proche de celle de Canguilhem, professeur de Foucault, qui inspira Said (p. 16-17). C’est dès lors la genèse trop rarement étudiée de ce qu’est et ce que fut la critique à la française de l’orientalisme qui se trouve éclairée. D’un côté, donc, cet article de Sylvia Murr apporte un démenti de poids à ce qu’on a trop rapidement identifié comme un retard français dans le traitement de la question coloniale (en l’occurrence des savoirs coloniaux) sans suffisamment interroger la notion même de retard ; de l’autre — et c’est une nouveauté qu’il faut souligner dans les sciences sociales françaises —, il conduit à prendre acte de l’importance prise par les travaux de Said dans la recherche scientifique en-dehors de la France.
La question coloniale et les Lumières
Que son nom soit mentionné dans les articles (p. 79, p. 191, p. 368) ou qu’il ne le soit pas, on a affaire à un volume globalement écrit dans la perspective d’une critique du discours orientaliste européen comme discours de la domination symbolique de l’Europe sur l’Inde, qu’il s’agisse de tel article sur Montesquieu (p. 79-107) ou de tel autre sur Diderot (p. 165-188), sur le vêtement colonial (p. 289-308) ou sur l’enseignement de la géographie aux Indiens (p. 359-391). Mais outre que le volume dans son ensemble donne lieu à des effets polyphoniques particulièrement appréciables quand deux articles proposent une lecture différente d’un même auteur [2], certains de ses contributeurs s’éloignent de la seule mise en cause de l’orientalisme et ils donnent une vision plus complexe et plus contrastée des discours tenus sur l’Inde dans l’Europe des XVIIe et XVIIIe siècles. L’inflexion philologique imposée à l’approche critique saidienne permet ainsi la déconstruction des essentialismes civilisationnels en retraçant les réseaux de circulation des textes et des pratiques et en s’attachant systématiquement aux différents contextes historiques, géographiques ou institutionnels dans lesquels ils paraissent et se développent.
Il apparaît ainsi que l’Europe ne parle pas d’une seule voix. Le regard des Français sur l’Inde n’est pas le même avant et après que les Anglais les ont vaincus et confinés à une place résiduelle dans le sous-continent à la suite de la bataille de Plassey en 1757 ; le regard anglais sur l’Inde n’est pas le même que le regard français, le regard italien, le regard portugais ou même le regard écossais ; et on ne peut réduire l’opéra goanais des années 1750 à une simple apologie de la colonisation portugaise, sans prendre en considération une dimension esthétique qui porte d’autres enjeux. Encore faut-il ajouter que cette pluralité est elle-même traversée par des contradictions et des conflits qui menacent le cœur même de la domination européenne. Ce n’est pas seulement que l’intégrité ethnographique des études jésuites sur les religions indiennes se trouve bridée par le respect du dogme catholique (p. 335-357) ou que les philosophes, qui en appellent tous à la raison et à la liberté universelles, tantôt déprécient l’immobilisme, le despotisme et les superstitions religieuses des Indiens et apportent finalement leur soutien aux conquêtes impériales, tantôt considèrent que les États indiens sont comparables aux États européens et donc susceptibles de s’unir pour réduire la puissance anglaise et favoriser un équilibre des pouvoirs à l’européenne (p. 209-227). C’est aussi que certains grandes figures du XVIIIe siècle européen, comme l’Écossais William Robertson (p. 109-134) ou l’Irlandais Edmund Burke (p. 189-208), manifestent leur hostilité à la colonisation de l’Inde et peuvent donc, au moins dans une certaine mesure, incarner un contre-orientalisme. C’est enfin qu’il apparaît clairement qu’au XVIIe et au XVIIIe siècles en tous les cas, c’est moins la justification de la domination coloniale de l’Inde qui motive le discours sur l’Inde que ce que Maurice Olender nomme des « captations érudites » (p. 135) — Sylvia Murr évoque quant à elle le « caractère “instrumental” du discours indo-logique » (p. 401) —, dont le but premier n’a rien à voir avec l’Inde elle-même mais vise à renforcer l’apologétique chrétienne ou au contraire à favoriser la critique philosophique. Ces opérations convergent vers le même but, qui est de montrer que, si critique de la raison savante il peut y avoir, cette critique ne peut s’établir uniquement du point de vue des études postcoloniales mais doit aussi prendre en compte l’histoire propre des différentes cultures européennes et des différents champs de production symbolique.
Tel est sans doute l’apport majeur de ce volume 31 de la collection Puruṣārtha : favoriser cette évolution qui nous fait passer de l’eurocentrisme de jadis (au moment de la mainmise de l’Europe sur la majeure partie du monde) à la critique de naguère de l’eurocentrisme (qui suit les indépendances coloniales) et finalement à la reconnaissance salutaire du caractère toujours négocié des relations entre espaces culturels obéissant à des agendas en partie distincts. Ce n’est plus l’Europe qui dit le monde, plus le monde qui revendique de dire l’Europe en rétorsion, mais les espaces du monde qui sont engagés dans des dynamiques propres en même temps que dans des processus d’échange. Sans aucun doute favorisé par une conscience cosmopolite nouvelle et par un rééquilibrage de puissance à l’échelle du globe en faveur de pays autrefois dominés par l’Europe, comme la Chine et l’Inde, ce constat implique une complexification de l’écriture de l’histoire par la variabilité des échelles et l’articulation des contextes, prenant en compte et dépassant les cadres civilisationnels et les cadres nationaux.
Pour citer cet article :
Guillaume Bridet, « Faut-il provincialiser les Lumières ? »,
La Vie des idées
, 14 mars 2014.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Faut-il-provincialiser-les
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