Dialogue des religions, échanges marchands, circulation des esclaves, mobilité des savoirs, relations de pèlerinage et de pensée, colonisations, résistances, créolités : tout connecte les Africains au reste du monde.
Dialogue des religions, échanges marchands, circulation des esclaves, mobilité des savoirs, relations de pèlerinage et de pensée, colonisations, résistances, créolités : tout connecte les Africains au reste du monde.
Voici un livre en tout point remarquable, par ses ambitions réussies, par sa taille et son prix, et bien sûr par son originalité dans la précision et l’élégance de rédaction. Bien que les auteurs soient relativement nombreux (13) et de nationalités différentes, y compris africaines, le tout est harmonisé et se lit agréablement. Ce livre propose « une histoire interactive de l’Afrique et du monde ». Le pari est tenu.
L’Afrique existe du fait du monde, et le monde grâce à l’Afrique. « On n’en finit jamais de rappeler que les passés de l’Afrique, des sociétés africaines et des communautés afro-descendantes ont toujours été présents au monde » (p. 7). C’est pourquoi l’introduction insiste sur l’idée de cette histoire comme une « conversation » quasiment ininterrompue entre l’Afrique et le monde.
Évidemment, en moins de 500 pages, il ne s’agit pas de tout raconter ; les études sur l’histoire africaine sont aujourd’hui si nombreuses que cela n’en est plus la peine. Les choix sont en général synthétiques, à la fois précis et sélectionnés, dans tous les temps et les données de l’histoire. On évite l’histoire événementielle, sans s’en priver à l’occasion. Les chapitres peuvent être régionaux, généraux ou localisés, à bon escient.
Un modèle parmi d’autres est celui de « la colonisation, être-au-monde de l’Afrique » (p. 229-252), qui réussit à donner en quelques pages l’essentiel du timing, de la compartimentation imposée multipliant les « zones de contact » et de « l’insoumission comme rapport au monde », densification autorisée par six pages de notes précises. C’est un petit tour de force, de la fin du XIXe siècle aux années 1960-1970 (Pascale Barthélémy).
Il y en a d’autres, le premier étant les « archives africaines du monde » qui abordent les empreintes fossiles, les langues et les récits de la préhistoire (François Bon et François-Xavier Fauvelle, p. 17-44), en en signalant la mosaïque culturelle. Le chapitre suivant entame aussitôt l’essentiel de cette « maison commune » : « Circulations commerciales et interactions religieuses de 2500 avant notre ère à 1500 de notre ère (Marie-Laure Derat, p. 45-71) : l’Égypte, Aksoum, de la Méditerranée aux États courtiers de l’intérieur, des éléphants, des esclaves et des débuts des religions monothéistes, tout y passe.
Cela permettra néanmoins, et c’est un peu dommage, de revenir assez peu ensuite sur l’Afrique orientale et australe, traitée donc surtout pour la période antérieure. Il y a une relative préférence pour l’Afrique atlantique, ce qui est assez normal pour une vision qui s’adresse prioritairement à des lecteurs de l’Ouest. Encore que rien ne soit oublié : l’islam et l’Ouest africain sont traités de l’intérieur (Souleymane Bachir Diagne, p. 73-88), avant, pendant et après la colonisation en « histoire intellectuelle ».
Sans oublier ni l’esclavage ni les connexions religieuses entre christianisme et islamisation. Circulations de traite, de pèlerinage et de pensée qui vont se superposer aux échanges marchands, tout en mettant l’ensemble des Africains en connexion avec le reste du monde. La construction du marché de l’Atlantique marque la jonction définitive entre marché africain et marché global, du XVe au XIXe siècle (Anne Ruderman, p. 91-122).
Cela permet aussi d’affirmer les liens entre marché atlantique, marché intérieur, marché méditerranéen aux multiples ramifications, là encore soutenues par une somme de références à jour remarquable (comme le sont aussi les autres).
On passe à une dernière série de chapitres neufs et bienvenus, qui visent à montrer les cultures africaines à l’œuvre dans le monde. D’abord dans le monde atlantique : circulation des esclaves, des savoirs et des savoir-faire, des talents et des œuvres, art de l’ivoire et de l’or depuis le XVe siècle, auquel s’ajoute la démonstration de l’influence africaine dans le baroque colonial et dans l’« art de la performance ».
Y sont inclus les marrons, ces communautés d’esclaves en fuite qui firent société dans les arrière-pays montagneux ou forestiers des territoires coloniaux, sans oublier les créolités qui se développent sur le sol africain.
Cela crée une stylisation de l’existence dans un espace démesuré, puisqu’il s’agit de l’africanité en diaspora, inventive, à la fois diverse et commune, qui va largement contribuer à ancrer un sentiment d’appartenance faisant surgir à travers le monde une terre mythique des origines : l’Afrique. Ce chapitre passionnant est illustré par toute une série d’images représentatives (Anne Lafont, p. 123-171).
Le lecteur est alors invité à passer au corollaire de cette diaspora multiple : l’histoire des panafricanismes (Sarah Fila-Bakabadio, p. 173-198), qui va conduire à son antithèse : « Se défaire de l’odeur du père » pour « imaginer le futur depuis l’Afrique » à partir de la Renaissance africaine.
Mais l’ouvrage ne promet pas un avenir radieux : il montre tous les obstacles, mais aussi les outils disponibles. Cela commence par un constat de la « prédation au paradis » : la façon dont le regard des autres (explorateurs, conquérants, collecteurs, quels qu’ils soient) ont fait de l’Afrique « la nostalgie et le laboratoire écologique du monde » du XVIIIe au XXIe siècle (Guillaume Blanc, p. 199-228).
On en arrive, par « le colonialisme des plantes » (p. 205), à la construction du sauvage et du braconnier, conception occidentale de l’être humain « dont l’Occident a besoin pour se construire ». Faune et flore africaines deviennent l’objet de toutes les prédations. Lisbonne, Paris, Bruxelles, Berlin ou Londres se parent de jardins botaniques exotiques verdoyants. Cette conservation va de pair avec la violence prédatrice dans les premières décennies du XXe siècle.
C’est là, un peu tard, qu’on voit apparaître la violence afrikaner, notamment par l’exemple de l’histoire d’expropriation du parc sud-africain Kruger (p. 213) où politiques et scientifiques marchent la main dans la main pour interdire pratiques sylvicoles et agro-pastorales des indigènes visant à les exclure des « parcs nationaux ». Cette violence coloniale se démultiplie partout sous la forme des cultures obligatoires puis, finalement, avec l’idée que l’Afrique est un Éden à protéger de ses propres habitants.
Tout ceci est juste, mais il y manque un élément explicatif pourtant évident : l’évolution démographique, un peu évoquée par ses méfaits à l’occasion de la traite négrière, mais nulle part depuis l’intervention du boom démographique lui-même provoqué par la conquête coloniale dès le début du XXe siècle en Afrique du Sud et depuis les années 1950 en Afrique tropicale. La démographie galopante encore actuelle est un élément souvent allégué ailleurs, sans que l’on en explique les causes (coloniales) ni les solutions envisageables. Cela aurait mérité un développement constructif, d’autant que c’est à ce moment de l’exposé qu’est abordée la question coloniale, qui n’en fait pas mention non plus.
Les deux derniers chapitres sont peut-être les plus originaux. Ils traitent de sources et de méthodes encore trop négligées concernant des témoins essentiels de l’histoire contemporaine de l’Afrique. D’abord, la photographie : comment écrire les histoires africaines de la photographie sur le continent tout en respectant leur diversité et leurs multiples échelles ? Qui les écrit, pour quels publics et à partir de quelles archives ? (Éruka Nimis et Marian Nur Goni, p. 253-281).
Il y a des fragments, il y a des passeurs, il y a la nécessité de réapprendre le canon européen et d’exercer l’écriture visuelle de soi pour retrouver les vies singulières par-delà les usages coloniaux de la photographie. Les sources de ce chapitre sont autant de réflexions sur les instruments du pouvoir et de contrepouvoir de l’image. Vient ensuite un caractère original des cultures africaines : « Par-delà l’écrit et l’oral, la parole comme modèle politique » (Jean Godefroy Bidima, p. 283-311) : la parole et la palabre ont toujours joué, et continuent de jouer, un rôle politique important, constructeur ou destructeur. Car c’est aussi une « glaise dont on peut modifier la forme en fonction des besoins symboliques de nos sociétés » (p. 306). Malgré l’envahissement des techniques actuelles de la communication, on n’arrive « pas à mettre de côté l’oralité ».
Les conclusions du livre, « Les mémoires noires dans le monde « (Ana Lucia Araujo, p. 313-335) et l’épilogue « Le XXIe siècle, peut-on réparer l’histoire ? » rédigé par les deux responsables de l’ouvrage (p. 337-345), posent les questions du point de vue des Africains, de leur façon de façonner les mémoires, notamment de l’esclavage, leurs présences et leurs absences, de l’action militante aux reconnaissances officielles. Il est souligné (un peu tard) que la traite, en particulier la traite atlantique, a été « l’événement fondateur du racisme anti-noir en Afrique, en Europe ou dans les Amériques » (p. 331).
Il est donc hautement légitime d’aborder les questions actuelles de restitution des objets et des réparations. Un regret : allusion est faite aux indemnités versées par la France en 1848 aux anciens propriétaires d’esclaves, mais rien n’est dit sur le calcul exhaustif effectué sur les indemnités versées par les Britanniques à leurs planteurs, alors que ces sommes tout aussi fabuleuses ont surtout servi à financer la révolution industrielle alors en cours en Grande-Bretagne [1]. C’est l’une des rares lacunes bibliographiques de l’ouvrage. Celui-ci n’en a pas moins atteint son objectif :
L’accès aux sociétés africaines par tous les moyens de l’histoire est une évidence et une nécessité, contrairement à l’idée reçue d’un immobilisme pré-moderne qui aurait été propre à l’ensemble du continent africain, et qui l’aurait rendu exclusivement intelligible via l’ethnographie traditionnelle (p. 338).
Cette évidence est splendidement démontrée, non par une étude exhaustive, mais par une série de développements et de synthèses très à jour et clairement exposés, dont l’équivalent n’existe pas ailleurs dans la littérature de langue française. En bref, c’est un livre que j’ai beaucoup aimé et que j’ai lu sans en sauter une ligne, toute « spécialiste d’histoire de l’Afrique » que je sois.
par , le 16 décembre 2022
Catherine Coquery-Vidrovitch, « Conversation entre l’Afrique et le monde », La Vie des idées , 16 décembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Fauvelle-Lafont-L-Afrique-et-le-monde
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[1] Catherine Hall, Legacies of British Slave-Ownership : Colonial Slavery and the Formation of the Victorian Britain, Cambrige University Press, 2016.