Recensé : Jack Zipes, The Irresistible Fairy Tale. The Cultural and Social History of a Genre, Princeton, Princeton University Press, 2012.
Qui croit encore aux fées au XXIe siècle ? Tout le monde apparemment… Comme les ogres, sorcières et magiciens, elles sont encore bien présentes dans les productions artistiques contemporaines, qu’elles soient destinées aux enfants ou aux adultes. Qui nierait que les contes qui ont bercé notre enfance font partie du patrimoine commun de l’humanité ? Tout le monde pense les connaître. Offrant encore des mystères à élucider, ils continuent cependant à être étudiés par de nombreux chercheurs dont les points de vue divergent, convergent, s’entremêlent et s’enrichissent. L’étude que Jack Zipes a publiée en 2012 sur ce thème, The Irresistible Fairy Tale. The Cultural and Social History of a Genre, est dès le premier abord un bel objet : papier de qualité, jaquette de couverture représentant la grand’mère et le petit Chaperon sortant du ventre du loup dans un éclat de sang. « Le petit Chaperon Rouge » étant sans doute le conte le plus connu et plus réécrit, cette illustration originale de Kiki Smith est un bon choix pour attirer l’attention du lecteur et introduire l’ouvrage.
Professeur émérite de l’université du Minnesota, auteur, traducteur et éditeur d’études et de collections de contes de fées et de contes populaires, Jack Zipes a passé quarante ans à explorer le conte en tant que genre, d’un point de vue socio-historique, en prenant en compte les avancées de la psychologie, de l’anthropologie culturelle, de la biologie, de la philosophie cognitive, de la linguistique et de la mémétique. Il s’est attaché ici à dégager quelques points marquants, significatifs de l’histoire socio-culturelle du développement des contes de fées, et à en offrir une vision enrichie. Dans sa préface, il justifie sa démarche par la fascination que ce genre littéraire exerce sur l’imagination populaire, et la place importante qu’il tient dans la culture de nos sociétés. Les origines incertaines du conte et la diversité de ses modalités au cours des siècles restent difficiles à expliquer malgré la multitude d’études et de recherches universitaires menées depuis une cinquantaine d’années, selon des approches différentes et fécondes. Pour Zipes, si les contes de fées gardent toujours une part de leurs secrets, ils n’en sont pas moins lourds d’enseignements et montrent une extraordinaire capacité d’adaptation et de transformation socio-culturelles. Les sept chapitres qui constituent le corps de l’ouvrage correspondent à une série d’articles, reliés entre eux par le thème central du conte. Tous sont introduits par une longue citation en exergue, qui inscrivent les travaux de l’auteur dans la longue lignée de la recherche et des échanges universitaires, et chaque chapitre peut être lu indépendamment selon les intérêts du lecteur.
De Mélusine aux victimes de Barbe-Bleue
Jack Zipes commence par présenter l’évolution culturelle du conte oral – storytelling – et du conte de fées – fairy tale –, et s’appuie sur ses propres travaux et sur ceux de nombreux autres chercheurs pour tenter d’expliquer pourquoi et comment ont été créés et racontés les contes qui forment le socle de notre culture. Il revient aux fondements de la communication humaine basée, à l’origine, sur des besoins utilitaires, puis sur des aspirations transcendantales qui ont abouti à l’apparition d’éléments magiques liés aux croyances et aux religions. Les contes reflèteraient donc la disposition à l’action de l’être humain, constamment à la recherche d’une adaptation optimale à son environnement, et répondraient à un besoin de réflexion sur les conduites à tenir et sur les dangers du monde et des rapports humains. Leur appartenance au patrimoine oral collectif leur permet d’être modifiés selon les besoins des conteurs, de façon à mieux correspondre aux attentes et au vécu de leurs auditoires. C’est pourquoi l’évolution et la complexité des relations entre contes populaires et contes de fées rendent toute définition incomplète : il s’agit d’un vaste genre littéraire qui inclut les deux formes et c’est pourquoi l’auteur refuse toute dichotomie entre les deux. Il dresse aussi l’historique du genre en partant de la fable, dont on connaît l’origine très ancienne et qui a subi bien des modifications et réécritures, tout en gardant sa portée universelle et sa forme métaphorique, pour arriver au conte, dont il souligne qu’il n’a pas été créé pour les enfants même s’il entre en résonance avec leurs préoccupations et interrogations sur le monde qui les entoure.
À l’origine, les contes étaient de simples récits dotés d’éléments magiques ou merveilleux, liés à des croyances ou rituels païens, et transmis grâce à la reconnaissance, la répétition ou la modification d’éléments culturels communs. Le terme « conte de fées » aurait été utilisé pour la première fois à la fin du XVIIe siècle par Madame d’Aulnoy qui en lança la mode, il fut ensuite repris par de nombreux auteurs entre 1690 et 1702, époque où fleurit ce genre. Les femmes écrivains de la haute société française faisaient partie de « salons » dans lesquels elles pouvaient lire leurs œuvres, démontrant ainsi leur talent. Dans le contexte piétiste de la France de la fin du règne de Louis XIV, soumis à l’influence de Madame de Maintenon, le conte de fées doit être considéré, selon Zipes, comme la réaction d’une société raffinée et élégante contre l’étroite religiosité de la cour de Versailles. Et ce serait en toute connaissance de cause que Madame d’Aulnoy, épouse d’un mari dépravé, mère très jeune, aurait choisi de placer les enfants sous la protection des fées – héritières des divinités païennes chassées par le christianisme – plutôt que de Dieu et des saints. Harf-Lancner, antiquisante et médiéviste, a montré, en 1984, comment les histoires classiques des fées grecques se transformèrent au Moyen Âge en deux types de scénarios construits autour de deux figures de fées : celui de Mélusine en trois parties (rencontre, pacte et violation du serment) et celui de Morgane en quatre parties (voyage du héros vers un monde enchanté, séjour là-bas, permission de s’en aller sous condition et violation du serment). D’après Zipes, rien ne prouve que Madame d’Aulnoy ait eu connaissance de ces deux scénarios, mais on en trouve des traces dans ses contes, même si, comme toutes les conteuses aristocratiques, elle déguisait les motifs populaires sous une abondance de références culturelles conventionnelles (mythologiques et bibliques). Si elle a inventé le terme « conte de fées », ce serait en fait simplement pour mettre l’accent sur l’action, bénéfique ou non, des fées issues de la tradition populaire française. Ce terme aurait donc eu, pour ces auteurs, non seulement une fonction culturelle liée au contexte aristocratique dans lequel ils écrivaient, mais également une fonction pragmatique d’aide à la résolution d’un problème ou d’une situation de crise. Le schéma du conte d’initiation se définirait, par exemple, en cinq points : la séparation du milieu d’origine, un séjour dans un lieu idéal, une catastrophe du style viol ou violation d’un serment, une période d’errance et enfin l’accomplissement. L’ironie de l’évolution culturelle du conte de fées réside dans le fait qu’il est clairement issu de besoins humains spécifiques liés à la conscience des dangers de l’existence, comme on le voit à travers ce schéma, et qu’on en est pourtant encore à tenter de déterminer en quoi il est toujours irrésistible et nécessaire.
Perrault écrivit, lui, ses contes en pleine querelle des Anciens et des Modernes, dans le but de célébrer la gloire de la littérature française « moderne » qui incluait le genre mineur du conte de fées, mais il était loin de penser, en écrivant « La Barbe bleue », que sa création de tueur en série prendrait tant d’importance au XXIe siècle au point d’effacer son auteur et d’acquérir une vie propre dans d’autres supports comme le cinéma. D’après Constantine Verevis, auteur du livre Film Remakes (Edinburgh University Press, 2006), les recréations filmiques cassent les barrières existantes entre oralité, littérature et arts visuels, et c’est bien ce qui est à l’œuvre dans le film Barbe bleue (2008) qui plonge ses racines dans la double tradition orale et écrite. Sa réalisatrice, Catherine Breillat, joua un grand rôle dans la seconde vague de féminisme de la fin des années 1960 en France. Considérée comme provocatrice par son exploration assez crue de la sexualité féminine, ses romans et ses films offrent des représentations de relations sexuelles vues comme des combats où la femme découvre et revendique son désir sexuel. C’est pourquoi elle a transformé « La Barbe bleue » en un film où la victimisation de la jeune femme est mise de côté au profit de sa rébellion grâce à une histoire en miroir qui se déroule sur deux époques (1690 et 1950) de façon alternée, et avec deux groupes de sœurs. Elle met ainsi davantage en scène le problème du choix féminin que le mystère des meurtres, et minimise totalement la figure du mari meurtrier.
Une réinterprétation des croyances populaires
On passe ensuite à la figure de la sorcière en Europe, dont l’origine remonterait au moins au néolithique. De nombreux chercheurs reconnaissent la dette de la littérature orale envers les antiques rites et coutumes, enracinés dans le peuple, malgré un cruel manque de preuves tangibles dû à l’hostilité de l’élite intellectuelle à l’égard des traditions populaires. D’après l’auteur, misogynie ambiante aurait, au cours du temps, transformé les déesses en sorcières. Les croyances païennes furent diabolisées lorsque le catholicisme s’imposa et, au XVe siècle, les fées et sorcières étant associées au démon, leur fréquentation pouvait s’avérer dangereuse.
Zipes se propose de clarifier ici l’importance des relations entre sorciers et fées d’une part, et leurs racines gréco-romaines d’autre part, en étudiant la grande Baba Yaga des pays slaves, figure mystérieuse qui mélange sorcellerie, chamanisme et culte des divinités anciennes, comme celui de la Terre-mère. Née dans le monde pré-chrétien de l’aire russe, elle explose littéralement au XIXe siècle, et est le seul exemple connu d’identification absolue entre un peuple et un personnage de contes. Elle est l’ultime témoin et juge, déesse désacralisée, protectrice des racines païennes de la Russie dont les habitants doivent prouver qu’ils méritent l’aide. Vladimir Propp lui a consacré une étude approfondie : il y démontre que les contes merveilleux russes obéissent toujours au schéma des rituels d’initiations païens, devenus récits d’initiation sacrés dans lesquels ces derniers acquièrent une dimension merveilleuse selon un processus de dégénération - régénération - sécularisation. On retrouve dans d’autres cultures européennes, comme en Italie, des exemples de sorcières, d’ogresses ou de guérisseuses prenant part à des sabbats. Ces derniers seraient les vestiges d’antiques rituels chamaniques, relégués dans l’obscurité et le démoniaque par l’expansion du christianisme. S’il semble avéré que les croyances en des dieux anciens se soient transformées et propagées par l’intermédiaire des contes aussi bien parmi le peuple que parmi les élites, on regrettera tout de même que l’auteur manifeste aussi clairement son ignorance des capacités syncrétiques du christianisme à ses origines et l’assimilation positive des déesses antiques à des saintes ou à la Vierge Marie, comme en témoignent tant de lieux de cultes locaux, cachés dans nos campagnes, preuve supplémentaire d’une culture populaire discrète et toujours vivace.
Partant du principe que le XIXe siècle avait une vision patriarcale et utilitaire de la femme, Zipes s’intéresse aux personnages d’héroïnes innocentes persécutées qui tendraient à être passives et sans défense lorsque les contes sont écrits ou recueillis par des hommes, et, à l’inverse, courageuses et sûres d’elles lorsque les auteurs sont des femmes – souvent méconnues – comme l’Anglaise Rachel Busk, la Française Nannette Lévesque, la Tchèque Bozena Nemcová et, surtout, Laura Gonzenbach, Allemande vivant en Sicile et dont Zipes considère les travaux comme particulièrement intéressants. Elle transcrivit en haut-allemand des contes populaires recueillis en dialecte sicilien qui, selon lui, seraient plus authentiques et respectueux du ton et du style originaux que ceux des frères Grimm qui auraient « embourgeoisé » les contes recueillis oralement dans leur entourage, en les adaptant à l’auditoire de « classe moyenne » qui les entourait. Dans les deux cas, les recueils obtenus étant le résultat d’une transcription littéraire, on ne voit pas bien en quoi l’une serait plus authentique que l’autre. La vision exagérément féministe de l’auteur s’avère peu convaincante car trop subjective, et le lecteur a finalement du mal à adhérer à l’argumentation défendue.
Lorsqu’il se penche sur la façon dont les auteurs du XIXe siècle recueillaient les contes oraux puis les transcrivaient pour les transmettre à leurs lecteurs, Jack Zipes nous fait partager son enthousiasme pour les travaux de Giuseppe Pitrè – qu’il a hélas tendance, une fois encore, à opposer à ceux des Grimm – en regrettant qu’ils soient si peu connus et étudiés. Le XIXe siècle a vu s’épanouir l’intérêt des élites pour la culture populaire ; les premiers grands « folkloristes », pris dans le mouvement des États-nations et de leurs revendications politiques, ont alors produit des œuvres fort intéressantes quoique méconnues. Le Sicilien Giuseppe Pitrè est l’un d’entre eux. Ses travaux forment un ensemble très ample et significatif pour la compréhension de la culture populaire sicilienne, non seulement à partir de contes recueillis lors de ses déplacements comme médecin de campagne, mais aussi à partir de chants, comptines, proverbes, abondamment commentés et annotés. Son but était de faire partager tous les aspects de l’art, des coutumes et de l’histoire du peuple sicilien pour en exalter l’extrême richesse et, en même temps, la mettre en correspondance avec des traditions populaires venues d’autres sphères culturelles.
Prolongements contemporains
Les frontières entre raison et fantaisie s’étant écroulées, les artistes qui s’intéressent au conte ont réalisé une profonde remise en cause de ses structures traditionnelles, tout particulièrement dans les arts visuels. Jack Zipes présente tout d’abord une série d’illustratrices contemporaines qui se sont attachées à réinterpréter des contes connus : Paula Rego et Kiki Smith, entre autres, démantèlent les normes avec un humour et une rage féministe destinés à pousser les spectateurs à repenser le sens des contes de fées d’une façon subversive et résolument féministe. Une seconde tendance consiste à projeter sur le support visuel d’autres mondes emplis de motifs fantastiques se contentant de suggérer l’univers des contes plutôt que de le mettre en scène. Dans ce cas, la dissonance est la clef de la compréhension : on ne peut, dans ces œuvres, retrouver la continuité du discours du conte puisque seuls quelques motifs en ont été retenus.
Malgré un parti pris excessivement féministe qui pousse l’auteur à privilégier les auteurs féminins et à oublier l’objectivité nécessaire à ce genre de travaux, donnant lieu à une approche un peu trop manichéiste – défaut assez répandu dans le champ de la critique contemporaine, notamment nord-américaine–, l’ouvrage de Jack Zipes est bien mené et ouvre des perspectives intéressantes. Il démontre de façon magistrale combien la recherche sur l’art et les traditions populaires a été féconde au XIXe siècle, au point que bien des travaux d’investigation d’auteurs de cette époque, caractérisée par de grands bouleversements sociaux et politiques, restent encore ignorés alors que leur étude pourrait enrichir encore davantage un sujet qui s’avère presque inépuisable. En résumé, l’auteur nous aura mené avec maestria du XVIIe français, qui lança la mode du conte de fée littéraire comme mode d’expression de préoccupations personnelles et sociales, à l’époque contemporaine qui n’en finit pas de le remodeler, de l’illustrer, de le mettre en scène, de le recréer à sa façon, en l’incluant dans le grand chambardement artistique d’une modernité qui se veut triomphante.