Quelle fut la place occupée par le Saint-Empire romain germanique, lors des premières conquêtes coloniales à l’époque moderne ? Quel rôle jouèrent ses princes, ses institutions, sa diplomatie, ses marins et ses marchands ?
Quelle fut la place occupée par le Saint-Empire romain germanique, lors des premières conquêtes coloniales à l’époque moderne ? Quel rôle jouèrent ses princes, ses institutions, sa diplomatie, ses marins et ses marchands ?
L’époque moderne est marquée par l’expansion ultramarine des puissances européennes et l’apparition des premiers empires coloniaux. Inauguré par les Portugais et les Espagnols dès la fin du XVe siècle, le mouvement est poursuivi par les Hollandais, les Français et surtout les Britanniques. Dans cette dynamique historique, un acteur majeur du jeu politique européen semble manquer à l’appel : le Saint-Empire romain germanique.
Au cours des siècles passés, les études historiques à son sujet ont eu tendance à insister sur sa prétendue passivité dans le jeu diplomatique, sur son absence d’unité politique et son incapacité à mettre en place des institutions efficaces et centralisées. Le Saint-Empire, face à la France et à l’Angleterre, aurait été supposément coupable d’être, en quelque sorte, une puissance moderne « incomplète ». De fait, le « vieil Empire » vit un moment de son histoire où son existence même est contestée par de nouvelles formes d’impérialismes, à l’aube de notre société contemporaine.
Mais le Saint-Empire est-il réellement un État ? Certes, il ne dispose pas de forces armées permanentes ni d’une véritable marine impériale. Sa diplomatie, éparpillée, se retrouve bien souvent assurée par des chancelleries concurrentes. Constitué de nombreux petits États autonomes, son administration éclatée n’a pas la relative cohérence de celle de son voisin français. Depuis Vienne, l’empereur assure cependant la clé de voûte de cet édifice, étant reconnu par tous comme l’autorité suprême. À défaut d’être un « État » au sens moderne du terme, l’Empire peut en revanche être vu comme un « système ».
L’ouvrage d’Indravati Félicité se distingue aussi par son usage rigoureux d’un corpus de sources abondant. La grande majorité est issue de publications germanophones des XVIIe et XVIIIe siècles, inédites en français, dont l’autrice traduit elle-même un grand nombre d’extraits. D’autres proviennent des archives d’État allemandes (Hambourg, Lübeck, Schleswig-Holstein…) et autrichiennes. Le propos suit enfin, sur un peu plus de trois siècles, le fil de l’histoire moderne du Saint-Empire.
Héritier de la restauration carolingienne de l’an 800, le Saint-Empire se veut depuis son origine le successeur de l’antique Empire d’Occident. L’empereur des Romains, détenteur des titres de roi de Germanie et de roi d’Italie, est à l’époque féodale un souverain à part, situé au-dessus des autres monarques européens. Cette théorie n’est cependant pas simple à appliquer dans les faits : l’Empire est une monarchie élective, difficile à gouverner, où de nombreux acteurs tentent de conserver leurs privilèges au sein d’une vertigineuse pyramide. L’empereur y est souvent perçu comme politiquement faible, quand il n’est pas tout bonnement absent : les querelles de succession entre clans aristocratiques conduisent dès le Moyen Âge à de longs interrègnes durant lesquels le Saint-Empire est rarement incarné par un seul individu.
Néanmoins, l’installation durable de princes Habsbourg sur les trônes de l’Empire puis des royaumes ibériques entre la fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle relance significativement le jeu diplomatique international. De fait, lorsque les Espagnols et les Portugais commencent à coloniser l’Amérique, des acteurs issus d’États et de villes du Saint-Empire y gagnent bien des débouchés, et participent au « grand désenclavement » planétaire (p. 12). Le fait toutefois que l’Empire ne dispose pas d’outils structurels pour envisager en son nom propre une expansion coloniale a conduit l’historiographie à étudier cette dernière sous un angle plus localisé. La nouveauté du livre d’Indravati Félicité est d’envisager la place du Saint-Empire dans le monde moderne du seul point de vue « impérial », en considérant tous les acteurs évoqués dans ses sources comme faisant partie de ce même système.
Cette question de l’identité de l’Empire – vu par beaucoup d’observateurs comme l’ancêtre médiéval de l’État allemand contemporain – a toujours revêtu une dimension particulière outre-Rhin. La qualité « germanique » de l’Empire est un concept tardif, datant du XVe siècle. Bien que le trône impérial soit revenu systématiquement à un prince allemand depuis l’an 962, ce dernier règne selon les époques sur différents peuples culturellement très variés répartis sur un territoire s’étendant du sud du Danemark au centre de l’Italie. Quand ils ne sont pas définis comme « Allemands », les marchands qui tentent l’aventure maritime vers l’Amérique, l’Afrique ou l’Orient lointain sont tour à tour perçus par les autres Européens comme des « Flamands », des « Belges », ou bien encore des « Autrichiens » (p. 305-306). Ils ne sont en revanche jamais identifiés comme « Impériaux », alors que leurs navires battent tous le même pavillon.
Autre question récurrente posée par l’ouvrage : celle de la frontière, qui conditionne le rapport direct de l’Empire avec l’étranger : tel État fait-il partie de l’Empire ? Ses habitants sont-ils des sujets de l’empereur ? Si oui, quel droit de regard l’empereur possède-t-il sur leurs affaires internes (p. 211-261) ? Si non, ce même État peut-il impunément se mêler des affaires de l’Empire dès lors que l’aristocrate qui le dirige – par exemple le souverain britannique qui est aussi roi de Hanovre – est lui-même un prince-électeur impérial (p. 285) ?
Tous ces acteurs sont en fait interdépendants : l’empereur ne peut rien entreprendre sans les États d’Empire, quand ces derniers ont une marge de manœuvre politique limitée. Allié de Louis XIV durant la guerre de Hollande (1672-1678), le duché de Mecklembourg renonce à mettre ses armées au service du roi lorsque l’empereur Léopold Ier fait publier un avocatoire interdisant l’alliance de tout État d’Empire avec la France (p. 238-241). L’autrice montre que ces questions conditionnent le regard que les Impériaux entretiennent avec tout projet d’expansion par-delà des « frontières » qu’ils ne savent pas eux-mêmes correctement définir.
Ce morcellement politique a, depuis plusieurs siècles, des conséquences sur la diplomatie de l’Empire. Les « ambassades persanes » du XVIIe siècle, qui font l’objet de plusieurs chapitres en début d’ouvrage, fournissent un bel exemple de cette absence d’unité. Si l’empereur Rodolphe II est bien visité par les Persans qui se rendent en Allemagne durant l’année 1600, ces derniers doivent d’abord se présenter à la cour du landgrave de Hesse-Cassel (p. 118-126). À l’inverse, trente ans plus tard, c’est le duché de Gottorp qui prend l’initiative d’envoyer une mission diplomatique à la cour du Shah (p. 131-141). Indravati Félicité inverse cependant le prisme en avançant l’idée que cette pluralité des acteurs de la diplomatie impériale a pour conséquence de multiplier sensiblement la présence du Saint-Empire sur la scène internationale (p. 162).
La rivalité brutale entre l’archiduché d’Autriche et l’électorat de Brandebourg – qui devient le royaume de Prusse en 1701 – est également très parlante. Paralysé par ces luttes d’influence entre ses propres États, le Saint-Empire peut difficilement exister pour lui-même. Contestant régulièrement l’interprétation des traités internationaux signés par l’Empire au XVIIIe siècle, les puissances étrangères empêchent par ailleurs la création d’une « compagnie impériale des Indes ». Les tentatives d’établir des liaisons commerciales durables entre l’Empire et la Chine, tant depuis les ports de Hambourg (p. 323-324) que d’Ostende (p. 318-321), se soldent ainsi systématiquement par des échecs. Les chapitres de l’ouvrage relatifs à cette question (p. 309-415) évoquent enfin avec justesse le processus déjà à l’œuvre avant 1806 : le lent « décentrage » politique des monarques Habsbourg de l’Allemagne vers l’Autriche.
Le XVIIIe siècle est, pour les Impériaux, celui des interrogations existentielles. L’intellectuel Johann Julius Surland, dans son Explication du droit des Allemands à commercer avec les Indes (1752), tente ainsi de justifier les prétentions de ses compatriotes à faire jeu égal avec les puissances étrangères (p. 336). S’il n’est pas aveugle face aux raisons profondes des divisions politiques du monde germanique, sa réflexion audacieuse met sur un pied d’égalité les Allemands exclus du commerce international et les peuples étrangers colonisés (p. 342-343).
Cette jalousie commerciale se transforme alors chez certains intellectuels en véritable critique anti-coloniale. C’est notamment le cas dans les milieux caméralistes, qui théorisent au milieu du XVIIIe siècle deux conceptions distinctes de l’impérialité : celle, coloniale, des Britanniques, des Français et des Hollandais, assimilée par l’économiste Johann Heinrich Gottlob Justi à une forme de piraterie à grande échelle, et celle des Allemands, dont la conception plus « noble » de l’impérialité, universelle et héritée du Moyen Âge, leur conférerait une prétendue légitimité historique (p. 349).
Si cette dénonciation opportuniste de la colonisation peut interroger, elle étonne par sa modernité : Justi pointe déjà du doigt, dans les années 1750, l’esclavagisme et la responsabilité morale des Européens dans les dérives de la colonisation (p. 350-352). Néanmoins cette argumentation sert surtout à justifier les prétentions universelles du vieux régime impérial, perçu comme un rempart moral face à l’aventurisme colonial. Un demi-siècle plus tard, lorsque Bonaparte dissout le Saint-Empire en 1806, ces arguments n’ont cependant plus de raison d’être.
En dépit de l’absence de cartes, qui peut empêcher de saisir l’envergure géographique de certains chapitres, l’ouvrage d’Indravati Félicité redéfinit efficacement les standards de l’historiographie de l’Empire. Le choix de positionner le « système » impérial dans un contexte mondialisé pourra diviser les spécialistes de l’histoire allemande : l’Empire « germanique » qui nous est dépeint ici ne s’assume pratiquement jamais comme tel. En englobant dans un même ensemble des acteurs jusque-là considérés comme étrangers les uns aux autres, cet ouvrage permet donc, en négatif, de mieux comprendre les difficultés d’émergence d’une identité nationale allemande avant le XIXe siècle, et la survie au sein de l’Empire d’une conception politique romaine aux dimensions universelles. L’autrice démontre ainsi que le vieux régime, nourri par ces connexions anciennes et diverses, est un acteur majeur des transformations de l’Europe moderne.
La force de ce livre est aussi de donner des clés pour mieux comprendre l’ambiguïté du monde germanique face à la colonisation. Il met nettement en relief le double discours des intellectuels allemands du XVIIIe siècle sur l’impérialité coloniale moderne, qui tranche radicalement avec l’expansionnisme mondial des empereurs Hohenzollern au siècle suivant. Ce faisant, Indravati Félicité ouvre ici de précieuses pistes aux spécialistes de l’histoire coloniale allemande contemporaine.
par , le 24 octobre
Gabriel Redon, « L’impérialité germanique et la colonisation », La Vie des idées , 24 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Felicite-Le-Saint-Empire-face-au-monde
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