Le néolibéralisme est-il d’essence martiale ? C’est la thèse que défendent les auteurs de cet ouvrage et qui s’appuient à la fois sur des expériences historiques (comme le Chili sous Pinochet) et sur l’analyse de textes considérés comme fondateurs. Stimulante, la proposition peine cependant toujours à convaincre.
À partir de la mi-octobre 2019, le Chili a été le théâtre d’une éruption politique et sociale d’une intensité inédite dans l’histoire du pays [1]. C’est à l’aune de ce soulèvement populaire et de la violente répression qui l’a suivi que Pierre Dardot et ses collègues ouvrent leur réflexion théorique consacrée à l’essence martiale du néolibéralisme. La thèse centrale de l’ouvrage pourrait finalement être résumée en une phrase taguée à la sortie du métro Bellas Artes de Santiago en octobre 2019 : « Le néolibéralisme nous tue ».
Le caractère funeste du modèle néolibéral, dont le Chili de Pinochet a été le précurseur à l’échelle internationale (chapitre 1), ne réside pas seulement dans les conséquences délétères des politiques qu’il justifie. Certes, la privatisation des services publics, la marchandisation de biens universels (santé, éducation, eau), l’imposition des retraites par capitalisation ou encore la dérégulation du marché du travail sont préjudiciables par définition, dans la mesure où elles privent les citoyens de leurs droits les plus fondamentaux, brisent toute idée de solidarité et plongent la société dans son ensemble, et en particulier les classes les plus précaires, dans l’incertitude du futur. Mais, plus fondamentalement, si « le néolibéralisme nous tue », c’est parce qu’il a été pensé à cette fin, ou plus exactement, parce qu’il procède d’une volonté consubstantielle à sa nature : dominer par la guerre civile.
Défendant une thèse radicale, cet essai est le fruit d’un travail collectif entrepris par le Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives (GENA), créé à l’automne 2018. Son ambition est d’appréhender, dans une perspective transdisciplinaire, cette nouvelle conjoncture internationale marquée par la victoire électorale de candidats à la fois pro-marché et réactionnaires d’une part, et par la diffusion à grande échelle de modalités de gouvernance autoritaires et répressives d’autre part. L’ouvrage cherche à mettre en cohérence les pratiques coercitives du pouvoir avec une idéologie néolibérale [2] qui a pour substrat le plus essentiel une conception belligérante et mortifère du monde. Pour les auteurs qui emploient le terme de « stratégie » – qui plus est au pluriel (introduction), il s’agirait bel et bien d’une volonté des pouvoirs publics que de mener, depuis une quarantaine d’années et partout sur la planète, une guerre antidémocratique et antisociale en vue de faire advenir la société pure de marché.
La transmutation du Léviathan
On doit au philosophe anglais Thomas Hobbes la théorie contractualiste selon laquelle les hommes auraient choisi de mettre fin à la guerre de tous contre tous, en acceptant de céder une part de leur liberté à l’État, en échange de sa protection. La puissance publique aurait ainsi émergé du consentement à l’autorité, ainsi que l’illustre le célèbre frontispice du Léviathan (1651) où les sujets se mettent sous la coupe du Prince, et mieux encore, s’agrègent dans la tunique du pouvoir. Selon cette vision absolutiste il revient à l’État en tant que puissance régalienne d’assurer l’ordre institutionnel et de garantir la paix civile.
Pour ainsi dire, l’idéologie néolibérale retourne contre elle-même la vulgate hobbesienne, en faisant du Léviathan le suprême belligérant d’une nouvelle guerre de tous contre tous, où prévalent désormais l’individualisme exacerbé, la mise en concurrence généralisée et la prédation contre toutes les ressources, qu’elles soient humaines (uberisation, auto-entreprenariat, destruction du salariat), socio-économiques (privatisation des bénéfices, mais socialisation des pertes), juridiques (contournement des législations et évasions fiscales) ou naturelles (surexploitation). Sous l’auspice de ce néo-Léviathan, s’est ainsi organisée à l’échelle internationale, à partir de la fin des années 1970, la « contre-révolution néolibérale » (p. 27).
En ce sens, malgré la conviction commune qu’on lui attache souvent, l’idéologie néolibérale fait moins l’apologie du libre marché qu’elle ne consacre la figure de l’État fort (chapitre 3). Dans le sillage de l’ouvrage traduit et présenté par Grégoire Chamayou [3], Pierre Dardot et ses collègues font notamment de Carl Schmitt l’un des parrains du libéralisme autoritaire et rendent compte de la dette intellectuelle qu’Hayek, Röpke ou encore Mises lui doivent. Pour ces derniers en somme, « l’objectif général d’un État fort est avant tout d’empêcher que la politique n’affecte le fonctionnement du libre marché » (p. 73). Le néolibéralisme est donc « nécessairement autoritaire en ce qu’il s’attaque précisément à toute volonté démocratique de réguler l’économie » (p. 74). Autrement dit, « l’État néolibéral est un État positivement interventionniste » (p. 290). D’où dérivent la domestication des syndicats, la criminalisation de la protestation sociale ou encore l’incarcération de masse comme modalité de substitution à l’État-providence [4]. En somme, il s’agit de gouverner contre les populations (chapitre 10) ; ce qui passe par une « ennemisation des opposants et des perturbateurs » (p. 232) et s’illustre, par exemple, dans la militarisation des unités de police en Europe, voire la « milicianisation » des forces armées (p.241), comme au Brésil. Pour les auteurs, ces dérives coercitives contemporaines trouvent leurs lointaines justifications dans les travaux des néolibéraux : à l’instar de Ludwig Von Mises, la plupart d’entre eux ont en effet poussé à son paroxysme la conception wébérienne du monopole de la violence physique légitime, en la convertissant en une forme de « brutalisme », au sens « d’une violence consciemment utilisée par l’État pour défendre l’ordre de marché contre les demandes démocratiques de la société » (p. 96).
Une idéologie foncièrement antidémocratique et réactionnaire
D’après les auteurs, le néolibéralisme se caractérise par sa « démophobie » (chapitre 2). C’est-à-dire par sa peur viscérale des masses, dont Gustave le Bon et plus encore José Ortega y Gasset ont été les premiers à agiter le spectre. Pour conjurer la crainte que leur inspirent les logiques démocratiques (incertitudes des suffrages, alternances politiques, renouvellement des élus), les néolibéraux et en particulier Friedrich Hayek ont théorisé la nécessaire sanctuarisation d’un certain nombre d’enjeux politiques ou macroéconomiques, dont la gestion ne sera confiée qu’aux seuls experts. Revenant sur des considérations déjà étayées dans un précédent essai [5], Pierre Dardot et ses collègues développent la question du constitutionnalisme de marché (chapitre 4), notamment au fondement de l’Union européenne. Dans cet ouvrage, ils vont cependant plus loin en démontrant comment l’État de droit a mis le droit (et en particulier le droit privé) au service du projet d’asservissement des peuples au modèle ultra-libéral (chapitre 11).
Du reste, le concept de liberté que les penseurs néolibéraux véhiculent se limite, en réalité, à la sphère économique. C’est-à-dire à la liberté d’entreprendre et, plus généralement, à ce large éventail de libertés économiques qu’offre la dérégulation qu’ils promeuvent et qui conduit, en matière juridique, au moins-disant salarial, fiscal et environnemental. En aucune manière, il s’agit d’une liberté de type politique ou social. Non seulement, comme Hayek l’a montré à l’égard du Chili pinochétiste, les néolibéraux s’accommodent très bien de régimes militaires qui violent impudemment les droits de l’homme, mais il n’est nullement question de défendre les droits individuels à l’auto-affirmation (féminisme, LGBT, etc.). Sur le plan des mœurs et ainsi que le prouve notamment « l’hyperconservatisme sociologique » de Wilhelm Röpke (p. 148-154), les néolibéraux s’avèrent des réactionnaires forcenés, convaincus de la supériorité de la civilisation occidentale, blanche et patriarcale (chapitre 6). Mieux, ils défendent la guerre des valeurs et la division du peuple (chapitre 8). Pour les auteurs, le néolibéralisme produit ainsi tout à la fois le poison (l’insécurité économique, les inégalités sociales), mais aussi « son antidote imaginaire » (p. 210) autour de projets démagogiques, faussement intégrateurs et résolument anti-immigrés. De ce point de vue, le « nationalisme concurrentialiste » (p. 183) d’un Trump ou d’un Bolsonaro n’est que le dernier avatar d’une idéologie qui porte en germe une conception profondément violente de la politique, du droit et de l’économie.
Ne pas se tromper de cible
Quand bien même ses thuriféraires répétaient à l’envi depuis les années 1980 qu’il « n’y a pas d’alternative » (There is no alternative, TINA), le néolibéralisme n’est pas une fatalité. Les auteurs en veulent pour preuve « le Réveil du Chili ». De fait, lors des élections constituantes de mai 2021, les citoyens chiliens ont désigné, à travers leurs suffrages, plus de la moitié de candidats indépendants ou issus de la société civile sur les 155 membres de la future assemblée conventionnelle – privant de fait la coalition de droite de sa minorité de blocage. Il s’agit désormais de poser les bases constitutionnelles d’un nouveau régime politique, social et économique, qui soit plus horizontal et inclusif dans son fonctionnement, plus progressiste dans ses valeurs et surtout beaucoup plus solidaire dans ses finalités. « L’exemple du Chili le montre, écrivent-ils : seules des révolutions populaires, seules des révolutions menées et contrôlées par les citoyens peuvent s’opposer aux stratégies de guerre civile du néolibéralisme » (p. 313). Dans la conclusion, les auteurs se prononcent ainsi pour l’auto-gouvernement démocratique.
La force de cet essai est aussi ce qui en fait la limite. Car, si la maîtrise de la littérature théorique est indiscutable, l’administration de la preuve peut être prise en défaut. On peut ainsi leur reprocher de procéder par analogie, à défaut de pouvoir démontrer, à quelques exceptions près [6], que les dirigeants contemporains ont lu dans le texte les doctrinaires néolibéraux dont ils s’inspireraient. Ceci étant, les auteurs n’en ont pas moins le mérite de décrire avec beaucoup de rigueur un univers mental composite, qui encadre fortement l’horizon des possibles en matière macro-économique et justifie l’usage de tout l’arsenal régalien (justice, police, armées) contre les opposants à cet ordre établi.
Au demeurant, on pourra surtout regretter le tréfonds anarcho-marxisant qui irrigue leur philosophie et leur fait écrire :
L’expérience doit nous immuniser contre toute stratégie suicidaire de retournement contre l’adversaire de ses propres armes. L’État est tous sauf une « arme » à la disposition des dominés. Seule une politique radicalement non étatique, entendue comme politique du commun, peut nous faire échapper à l’empire du marché et à la domination de l’État (p. 311).
Or, de notre point de vue, l’État est moins l’expression que l’instrument du pouvoir. La nuance est de taille. Elle signifie que l’État répond toujours à la finalité qu’on lui assigne. Si l’objectif ontologique de l’idéologie néolibérale est la guerre, l’État peut certes la mener pour elle ou s’en faire, matériellement, le bras armé (répression policière). Mais il peut très bien aussi conduire une autre guerre, contre les inégalités ou les paradis fiscaux par exemple et, par voie de fait, remplir un autre rôle : celui de garant de l’intégration et de la justice sociales ou de corsaire contre les multinationales qui pillent les richesses nationales et piratent, en les contournant, les législations fiscales [7].
À bien des égards, la grande victoire des néolibéraux est d’avoir précisément décrédibilisé les institutions publiques, dans les faits (sous-financement chronique) et dans les consciences, d’après le principe selon lequel le marché serait nécessairement meilleur. Or, au nom de tous ces agents (contractuels, fonctionnaires ou élus) qui cultivent un vrai sens du service public – et il y en a, quoi qu’en disent leurs contempteurs qui trop facilement les accusent de corruption ou de gabegie –, on doit aujourd’hui à l’État, en particulier dans les pays anglo-saxons et du Sud, une réhabilitation culturelle (depuis la société) et financière (par l’impôt), afin de lui donner les moyens de ses futures ambitions. Car, la révolution « contre-néolibérale » se fera certes par les citoyens, mais pas sans les institutions publiques.
Pierre Dardot, Haud Guéguen, Christian Laval, Pierre Sauvêtre, Le choix de la guerre civile : une autre histoire du néolibéralisme, Montréal, Lux, 2021, 328 p., 20 €.
Damien Larrouqué, « Fichu néolibéralisme »,
La Vie des idées
, 8 juillet 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Fichu-neoliberalisme
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[2] Signalons que les auteurs ne définissent jamais ce qu’ils attendent par néolibéralisme. À leur décharge, Pierre Dardot et Christian Laval en particulier ont déjà consacré à cette idéologie complexe de nombreux ouvrages. Le néolibéralisme est considéré ici sous l’angle de sa finalité (bâtir une société pure de marché) et dans ses filiations les plus larges. Les auteurs mobilisent tout un éventail de réflexions théoriques qui vont du libéralisme autoritaire, au constitutionnalisme économique, en passant par l’ordo-libéralisme allemand, le néo-conservatisme américain, ou encore le libéralisme manchestérien.
[3] Carl Schmitt, Hermann Heller, Du libéralisme autoritaire, Paris, La Découverte, (traduction, présentation et notes de Grégoire Chamayou), 2020.
[4] Sur ce sujet, voir notamment les travaux de Loïc Wacquant et en particulier l’article suivant : Loïc, Wacquant « La fabrique de l’État néolibéral : « Workfare », « Prisonfare » et insécurité sociale », Civilisations, vol. 59, n°1, 2010, p.151-173.
[5] Pierre Dardot, Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 2016, p. 51 sqq.
[6] Margaret Thatcher avait pour livre de chevet Law, Legislation and Liberty d’Hayek, trois volumes considérés par Thomas Piketty comme « l’expression la plus claire d’un propriétarisme triomphant et assumé » cf. Thomas Piketty, Capital et idéologie, Paris, Seuil, 2019, p. 822.
[7] Pour aller plus loin, lire le chapitre conclusif du dernier ouvrage de Thomas Piketty (cf. Capital et idéologie, op. cit., chapitre 17).