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Recension Philosophie

Figurations du politique

À propos de : Myriam Revault d’Allonnes, Le miroir et la scène. Ce que peut la représentation politique, Seuil.


par Didier Mineur , le 12 décembre 2016


On pointe souvent le défaut de représentativité de nos démocraties électorales. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on nomme « représentation ». M. Revaut d’Allonnes, en soulignant la polysémie du terme, engage une réflexion indispensable pour la refondation de notre système politique.

Recensé : Myriam Revault d’Allonnes, Le miroir et la scène. Ce que peut la représentation politique, Paris, Seuil, 2016, 208 p., 19 euros.

L’ouvrage de Myriam Revault d’Allonnes, s’ajoutant à une littérature déjà vaste consacrée à la représentation politique, entend porter sur elle le regard décentré de la philosophie. Les thèses générales énoncées dans l’introduction, et qui sont présentées par la quatrième de couverture comme une surprise réservée au terme du parcours, ont cependant déjà été mises en lumière par plusieurs études : la bonne représentation, au sens d’une parfaite concordance entre représentants et représentés, n’a probablement jamais existé [1], la représentation a pris la place de l’incarnation ancienne [2], elle a partie liée avec la perte de substance de la communauté politique propre à la Modernité, la société moderne n’accédant dès lors à elle-même que sur le mode de la non-coïncidence à soi [3], ou encore la représentation est affaire de présence et non pas seulement de figuration [4]. C’est donc au premier chapitre qu’il faut se reporter pour que s’annoncent des aperçus originaux sur la représentation.

La représentation entre mimesis et poiesis

Intitulé « Représenter se dit en plusieurs sens », il se confronte à la polysémie bien connue du terme de représentation. Il ne s’agit pas de faire l’inventaire de ses acceptions, entre lesquelles l’unité parfois se dérobe, comme avait pu le tenter Hannah Pitkin [5], mais de la subsumer sous la notion de mimesis (imitation), en tant que la traverse une tension originelle entre un paradigme pictural platonicien, selon lequel la représentation a pour tâche de reproduire un modèle préalable, à la fois idéal et absent, et un paradigme théâtral aristotélicien, où il s’agit de donner une représentation, autrement dit, d’intensifier une présence plutôt que de rendre présent ce qui est absent. D’un côté donc, une imitation qui ne répond à son essence qu’en n’étant pas ce qu’elle prétend être, et en se donnant pour ce qu’elle n’est pas, par conséquent toujours fautive, et toujours en dette par rapport à une réalité idéale ; de l’autre, une poiesis (production), qui construit une réalité nouvelle : pour Aristote, rappelle l’auteur citant Roselyne Dupont Roc et Jean Lallot, la mimesis est « ce mouvement même qui, partant d’objets préexistants, aboutit à un artefact poétique » (p. 34). Cette problématique de la mimesis, assure l’auteur, est fondatrice, en ce que le discours sur la « crise de la représentation » s’ancrerait en elle :

La valeur performative de la représentation, sa valeur d’effectuation, n’a-t-elle pas été recouverte et occultée par une problématique de la ressemblance, de l’adéquation entre la copie et son modèle ? Ce dont témoignerait notamment le discours sur le déficit ou le manque de « représentativité ». (p. 42)

Disons-le d’emblée, tout l’intérêt de cet ouvrage tient à cette double mise en perspective de la représentation moderne, au miroir de l’idéalisme platonicien et sur la scène de la poétique aristotélicienne. L’heuristique de cette tension interne à la mimétique représentative est en effet prometteuse : on devine, dans l’histoire des théories de la représentation, ce qui procède d’une conception performative de la représentation, et ce qui lui oppose une conception réitérative.
Les trois chapitres suivants portent respectivement sur la désincorporation de la communauté politique sur fond de dislocation progressive du théologico-politique – la thèse classique de Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi [6] servant alors de fil conducteur –, le constructivisme hobbesien qui hérite de la tâche d’instituer la communauté désormais déprise de tout ancrage en nature, et la tentative rousseauiste de rendre à celle-ci, dans le processus d’élaboration de la volonté générale, l’immédiateté de la présence à soi. Cette histoire générale du passage à la Modernité n’est pas neuve, mais elle est fort élégamment reconstituée. On notera d’ailleurs que si les moments hobbesien et rousseauiste de ce récit sont sans faille ni surprise, le chapitre consacré à la perte du monde ancien est aussi plus discutable, parce qu’il s’attache à une matière infiniment plus touffue et complexe qui suppose nécessairement d’opérer des choix narratifs. Si l’on s’accorde sans peine sur l’importance de la thèse nominaliste de la potentia absoluta Dei – selon laquelle la toute-puissance de Dieu ne peut s’accommoder d’aucune limite, pas même celles de l’ordre que Dieu lui-même aurait créé – pour la compréhension de la dislocation de l’ancien ordre naturel, on peut regretter que le nominalisme ne soit abordé qu’en passant (p. 48), plutôt que thématisé en profondeur sous l’angle des conséquences politiques de son ontologie. Le quatrième chapitre, consacré à l’histoire non linéaire des rapports entre démocratie et représentation, qui s’appuie en grande partie sur l’ouvrage classique de B. Manin, Les principes du gouvernement représentatif [7] et qui rappelle aussi la leçon de Claude Lefort, qui montrait que le pouvoir démocratique se révèle infigurable et inlocalisable (p. 132) comporte par ailleurs d’intéressantes pages consacrées à Sieyès. Le lecteur n’est pas pleinement convaincu cependant par la proposition selon laquelle Sieyès rendrait à la nation une consistance substantielle parce qu’il en affirme le caractère préexistant au lien représentatif : la nation est certes une « donnée première, originelle, dotée d’une existence préalable » à la réunion de ses représentants (p. 123), mais elle n’a pas de volonté indépendante de celle que lui prête la représentation nationale. L’identité qui lui est supposément ainsi rendue paraît dès lors sans contenu.

La représentation « réflexive »

Le dernier chapitre, « La mal représentation », semble reprendre le fil tendu au début de l’ouvrage, au travers de l’évocation du débat américain entre Fédéralistes et anti-fédéralistes :

bien au-delà du débat américain, la question de la ressemblance ou de la proximité est encore aujourd’hui au cœur des controverses sur la représentation, réactivée sous le motif récurrent de la représentativité. (p. 158)

Il semble ici que soit rétablie la notion de « crise » de la représentation dans son acception commune, qui avait été révoquée en doute dans l’introduction, puisqu’aujourd’hui

le lien représentatif [se] trouve profondément affecté non seulement en raison de la déception, de la défiance voire du rejet croissant à l’égard des élus et des gouvernants, mais aussi du fait des recompositions politiques qui se jouent au sein même du cadre représentatif. (p. 164)

Cependant, assure l’auteur, cette crise, désormais écrite sans guillemets (p. 166), fait signe vers un nouvel horizon de sens, qui est celui de l’identité – sociale, sexuelle, culturelle – et de la reconnaissance. L’identité, enjeu de l’attente de reconnaissance qui sous-tend l’exigence contemporaine de « représentativité » (p. 163), ne doit pas être pensée sur le mode de la stabilité, prévient l’auteur, sous peine de déboucher sur des revendications « communautaristes » (p. 176). Elle doit donc être confiée à la représentation comme puissance performative, qui l’intensifie et la produit. Étonnamment, pourtant, la performativité de la représentation, que l’auteur appelle désormais « capacité », doit être ici pensée comme celle des individus eux-mêmes, qui ont à réinventer la représentation comme représentation réflexive. L’enjeu en effet « n’est pas seulement d’être représenté mais de se représenter, de se représenter en tant que « nous » et à travers un “nous” » (p. 158). De sorte que la capacité de la représentation est tout autant représentation des capacités, c’est-à-dire des « dispositions subjectives » des individus. Le dernier chapitre laisse en suspens la question de savoir comment la représentation de soi peut déboucher sur celle d’un « nous », et la reconnaissance d’identités singulières produire une identité collective. C’est à la conclusion de l’ouvrage qu’il revient d’y répondre. Intitulée « La scène des capacités », elle est en effet consacrée à « ce que peut la représentation » pour prendre en charge l’exigence de la reconnaissance et la production de l’identité des individus. L’auteur y explique que, puisque l’identité ne saurait être pensée sur le mode de la substance, la représentation réflexive des « capacités » des individus doit être narrative, car toute narration est construction. On remarquera ici que la conception narrative de l’identité est pourtant celle-là même des penseurs communautariens, quand bien même il s’agit pour eux d’une narration collective, où le soi n’émerge que d’un horizon de sens toujours préalable. C’est cependant de narrations individuelles qu’il est question ici ; l’auteur retrouve le « Parlement des invisibles » de Pierre Rosanvallon [8], dont elle reprend exactement la proposition selon laquelle, de la narration des vies singulières, et obscures, émergerait l’horizon d’un monde commun. Ainsi la représentation réflexive est-elle censée avoir raison de la crise de la représentation, pensée comme crise de l’être-ensemble des individus.

Mimesis et crise de la représentation

Les notions de mimesis et de représentation réflexive évoquées dans le premier chapitre et la conclusion constituent les perspectives les plus stimulantes sur la représentation que contient cet ouvrage, et auraient gagné à être davantage développées. Les tensions de la mimesis, en particulier, auraient pu guider plus explicitement les développements consacrés à l’histoire générale du passage à la Modernité, maintes fois retracée pour elle-même, dont ils auraient ainsi mieux fait comprendre la raison d’être. En effet, l’idée avancée par l’introduction selon laquelle « ce sont les conditions mêmes de la modernité qui ont fait émerger ce dispositif paradoxal et potentiellement sujet à la “crise” » qu’est la représentation » (p. 14) a déjà été développée ailleurs [9] ; sa reprise au travers des catégories proposées par le premier chapitre aurait pu lui donner un prolongement original, si elle avait été complètement aboutie. Ce n’est pas seulement la nouveauté de la thèse exposée qui est ici sujette à caution ; le lien seulement ébauché entre la problématique initiale de la mimesis et l’avènement de la Modernité comme « déliaison généralisée » (p. 48), c’est-à-dire comme société d’individus se substituant à une totalité organique, laisse en effet subsister des ambiguïtés qui touchent au cœur du propos de l’ouvrage. Ainsi, on admet volontiers que la réinvention hobbesienne du politique, où la communauté n’est plus une donnée naturelle, a rompu avec « le renforcement de la présence assurée par la doctrine de l’incarnation telle que la proposait la théorie du double corps » (p. 120). Pourtant, si l’ancienne doctrine de l’incarnation relevait elle-même d’une mimétique poïétique, ou performative, puisqu’il s’agissait, nous dit-on, d’intensifier une présence, celle de la communauté, ce qui se joue vraiment dans le passage de l’incarnation à la représentation n’est pas absolument clair. Celle-ci procède de fait elle aussi de ce régime performatif propre au modèle théâtral dont l’auteur a trouvé l’origine chez Aristote :

Hobbes, en dépit de son opposition frontale à Aristote, renoue, par le fil de la théâtralité, avec la problématique de la mimesis. (p. 83)

La représentation moderne ne fait-elle qu’exacerber une logique performative qui était déjà celle de l’incarnation ancienne ? Mais dans ce cas, en quoi consiste exactement la rupture de la Modernité ? Les prodromes de la crise de la représentation moderne étaient-ils déjà contenus dans la pensée de l’incarnation ?
Car c’est bien, au delà du rapport entre la problématique de la mimesis et l’histoire générale du passage à la Modernité qui est ensuite proposée, le lien entre les thèmes de la mimesis, de la désincorporation et de la « crise de la représentation » qui paraît incertain. Le rôle attribué au modèle hobbesien dans la « crise de la représentation » est ambigu. Comment s’articule la proposition selon laquelle la représentation moderne souffre d’un défaut d’ « efficacité symbolique » dès lors qu’elle « va dans le sens de [la] désincarnation » qu’assumait le représentant hobbesien (p. 121) avec l’hypothèse avancée dans le premier chapitre selon laquelle c’est justement la vraie nature de la représentation que d’être performative, de sorte que la crise supposée de la représentation tient à ce qu’elle est pensée à tort comme ressemblance ? Est-ce finalement la revendication d’une performativité affranchie de toute prétention à reproduire un objet préalable, selon le modèle hobbesien, qui est responsable du sentiment de crise de la représentation, ou au contraire l’occultation de la vocation performative de la représentation par une illusoire tentation de ressemblance, comme le suggérait le premier chapitre ?

Représentation de soi ou sortie de la représentation ?

C’est ensuite sur l’aptitude de ce que l’auteur nomme représentation réflexive à triompher de la crise de la représentation que l’on s’interroge, à plusieurs égards. L’affirmation, pourtant paradoxale, selon laquelle de la narration des vies singulières peut émerger une identité collective n’est pas véritablement étayée. Peut-on attendre de la narration de soi, fût-elle partage d’expérience, qu’elle ouvre un monde des possibles communs ? C’est ici la notion de représentation elle-même qui est mise à l’épreuve : la représentation ne donne figure à la société qu’en tant qu’elle réduit l’infinie diversité des demandes et des identités sociales, en les agrégeant. Dès lors, la représentation de soi par soi ne marque-t-elle pas précisément la sortie de la représentation, et de la production de l’unité à partir du multiple ? Comment attendre d’elle qu’elle investisse l’écart à soi propre à la société démocratique, et à sa déliaison, pour lui redonner une cohésion ? Par ailleurs, puisque, selon l’auteur, « les appels à la démocratie participative ou délibérative, même pensés comme des modalités de reconstruction positive, ne constituent pas des alternatives » car ce ne sont que « des efforts pour revivifier le lien représentatif, le nourrir, élaborer des expériences qui ne peuvent ni se substituer au processus représentatif ni dissiper totalement ses équivoques » (p. 153-154), faut-il comprendre que la représentation réflexive des capacités de chacun a quant à elle vocation à remplacer la représentation politique telle que nous la connaissons ? Quelles doivent alors être les modalités de cette substitution ? Comment la représentation de soi prend-elle en charge la législation, et la promesse démocratique de l’autogouvernement ? Il est indispensable de poser ces questions, et d’y répondre, pour rendre opératoire l’idée proposée ici d’une représentation réflexive. On regrette, en refermant cet ouvrage, que les perspectives stimulantes sur la représentation qu’il annonçait n’aient pas été davantage approfondies ; la profusion de thèses sur la représentation politique, classiques ou récentes, auxquelles il s’adosse ou qu’il se réapproprie, n’est pas suffisamment mise à leur service, et parfois les brouille plutôt qu’elle ne les soutient.

par Didier Mineur, le 12 décembre 2016

Pour citer cet article :

Didier Mineur, « Figurations du politique », La Vie des idées , 12 décembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Figurations-du-politique

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Notes

[1Cf. notamment Nadia Urbinati, Representative Democracy : Principles and Genealogy, Chicago, Chicago University Press, 2006.

[2Cf. notamment Philippe Crignon, De l’incarnation à la représentation. L’ontologie politique de Thomas Hobbes, Paris, Classiques Garnier, 2012.

[3Cf. notamment Didier Mineur, Archéologie de la représentation politique. Structure et fondement d’une crise, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.

[4Cf. notamment Ann Phillips, The Politics of Presence, Oxford, Oxford University Press, 1998.

[5Hannah Pitkin, The Concept of Representation, Berkeley, University of California Press, 1967.

[6Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, trad. J. P. et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989. Selon Kantorowicz, la thèse de la double nature du Christ, divine et humaine, a été transposée au Roi, doté par les juristes des Tudor, non seulement d’un corps physique, mais aussi d’un corps mystique où s’incarne la permanence du royaume.

[7B. Manin, Les principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, collection «  Champs  », 1996.

[8Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Paris, Seuil, 2014.

[9La thèse selon laquelle les prémisses nominalistes de la modernité permettent à la fois de comprendre la nécessité de la représentation, et son incapacité à combler l’écart à soi propre à une société d’individus, était au cœur de notre ouvrage, Archéologie de la représentation politique. Structure et fondement d’une crise, op. cit., qui ne l’articulait cependant pas à la notion de mimesis.

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