Recensé : Marc Bergère, Jean Le Bihan (dir.), Fonctionnaires dans la tourmente. Épurations administratives et transitions politiques à l’époque contemporaine, Genève, Georg éditeur, « L’équinoxe », collection de sciences humaines, 2009, 301 p.
« À partir de quel grade est-ce que cela commençait, la trahison ? » Cette citation de Louis Aragon extraite de La Semaine Sainte est placée en exergue de ce volume collectif d’historiens se proposant de dresser un bilan des études sur les épurations administratives en France à l’époque contemporaine. La démarche est salutaire car la précédente entreprise sur ce sujet remontait maintenant à plus de trente ans [1]. Depuis, les travaux historiques ont été nombreux, tout particulièrement sur l’épuration administrative qui a suivi la Seconde Guerre mondiale [2]. L’objectif des auteurs consiste à donner de la profondeur historique aux phénomènes des épurations administratives en réunissant en particulier plusieurs études sur le XIXe siècle, « siècle de la convulsion et de la pacification » pour reprendre leur expression dans leur longue introduction qui dresse un bilan des études sur la question. Ils se proposent également de tester les outils offerts par la science politique autour de la notion de « transition » politique [3]. Le volume s’inscrit dans un mouvement de renouvellement, entamé depuis une dizaine d’années, de l’histoire politique de l’administration [4]. Les directeurs de l’ouvrage montrent la richesse d’une approche qui s’efforce de penser les épurations comme des processus administratifs et politiques, en n’oubliant pas les éventuelles réintégrations de fonctionnaires.
Changements de régimes et continuité administrative
La rupture de la Révolution française ouvre logiquement cette interrogation sur les fonctionnaires. De 1789 à 1870, les changements de régimes furent rapides et la question du rapport du personnel administratif au pouvoir politique fut souvent débattue. Serge Bianchi s’essaye à dresser un tableau de ces évolutions et des débats historiographiques qu’elles ont provoqués, en insistant sur l’échelon local. En proposant la monographie d’un préfet, Pierre Karila-Cohen aide à comprendre la complexité des phénomènes qui sont au cœur de ce livre. Claude Laurent Bourgeois de Jessaint fut en effet préfet de la Marne sans interruption de 1800 à 1838, ce qui explique le titre de la contribution : « L’inépurable » ! La carrière de ce fonctionnaire peut surprendre non seulement par son exceptionnelle durée, par son maintien dans une même préfecture, mais aussi et d’abord parce qu’elle s’inscrit dans une période qui connut pas moins de six régimes politiques différents et des épurations particulièrement massives. Une première explication consisterait à ne voir dans ce préfet qu’une « girouette » [5] (il est d’ailleurs cité dans un fameux Dictionnaire des girouettes publié en 1815 !). Mais une telle approche néglige la compréhension de la manière dont Bourgeois de Jessaint use de ses soutiens politiques, économiques et notabiliaires, et plus largement la manière dont il occupe sa fonction de préfet sur le terrain. Il n’est pas un serviteur zélé des pouvoirs successifs [6]. Ce préfet est surtout ancré dans son département, dans une « logique tout à la fois paternaliste et patrimoniale », et semble s’être mis volontairement à distance des fracas politiques de son temps.
La professionnalisation, un rempart contre la politisation ?
L’approche de l’administration et de ses épurations ne se limite pas à celle des hauts fonctionnaires. Arnaud-Dominique Houte le rappelle à travers l’analyse de la gendarmerie [7]. Sa conclusion est qu’entre 1791 et 1939 « les gouvernements résistent aux tentations d’un “système des dépouilles” à la française et prennent le risque – calculé – de faire fonctionner une gendarmerie peuplée d’anciens opposants ». Le maître mot est ici la professionnalisation progressive d’une fonction au départ très liée avec certains régimes politiques. Le statut militaire permet aussi d’affirmer plus facilement au cours du XXe siècle une forme d’apolitisme. À une autre échelle, celle du personnel communal de la banlieue parisienne entre 1880 et 1950, Emmanuel Bellanger propose une réflexion sur une administration alors en pleine expansion et directement confrontée à des changements politiques locaux. Il montre que, loin d’éventuelles « chasses aux sorcières » lors d’alternances électorales, les élus sont d’abord en quête de compétences : la professionnalisation se marie là aussi avec une plus grande stabilité. L’originalité est ici la création d’une école nationale d’administration municipale (titre octroyé en 1929 après plusieurs années d’expérience) et la syndicalisation des personnels [8]. Les nombreuses municipalités élues durant les années 1930, puis le régime de Vichy et la Libération, provoquent des épurations, mais celles-ci sont contenues et localisées. La préservation de la bonne marche administrative reste un objectif et « les ruptures politiques ont souvent été surdimensionnées et instrumentalisées à des fins partisanes ».
Sous le beau titre de « La pérennité de corps vulnérables », Alain Bancaud propose une analyse du Conseil d’État. L’institution sise au Palais-Royal occupe une place particulière dans l’histoire administrative française et elle fut, entre autres, marquée par une importante épuration lors de l’établissement de la IIIe République [9]. Utilisant ses travaux sur la magistrature entre 1930 et 1950 [10], Alain Bancaud insiste particulièrement sur cette période tout en la comparant aux épurations successives du XIXe siècle. Il illustre la résistance du Conseil d’État face aux changements politiques, y compris dans les crises où il est parfois violemment mis en cause.
Les fonctionnaires et l’ordre démocratique
Deux points de vue sur des expériences étrangères sont proposés. Marie-Bénédicte Vincent s’intéresse aux expériences allemandes en 1919 et 1949. À partir d’une analyse sociologique des trajectoires de hauts fonctionnaires prussiens, l’historienne montre que la continuité administrative posée après la Première Guerre mondiale a lourdement hypothéqué la consolidation de la république de Weimar [11]. Elle revient aussi sur le dossier important de la dénazification en en montrant les limites pour les fonctionnaires entre 1945 et 1949. La loi de « réintégration des fonctionnaires chassés », datée du 10 avril 1951, entérine les limites de la dénazification. Au delà des questions de politique (locale, nationale et internationale), cette continuité administrative se comprend aussi par référence aux garanties constitutionnelles des fonctionnaires allemands. Sur ce point la RFA, avec sa loi fondamentale de 1949, tire les leçons du premier XXe siècle et oblige les fonctionnaires à accepter l’ordre démocratique, ce qui n’avait pas été le cas en 1919 [12]. Valeria Galimi propose une étude sur l’épuration des préfets italiens entre 1943 et 1946. Pour dépasser une historiographie polémique sur la question, l’auteur choisit une approche régionale du cas toscan et montre l’inefficacité politique d’une épuration de fonctionnaires liés à un régime établi depuis deux décennies. Dans une postface, Marc Olivier Baruch insiste sur les formes permanentes de politisation des administrations et montre que les phases d’épuration en sont seulement un moment de manifestation paroxystique.
Ce volume présente la richesse des travaux produits ces dernières années sur l’histoire politique des administrations en France, en particulier concernant le XIXe siècle. L’ouverture aux comparaisons internationales est limitée mais suggestive et le caractère collectif permet de varier les échelles d’analyse tout comme de travailler sur des temps longs. La « tourmente » qu’évoque le titre de l’ouvrage ne consiste donc pas en de simples crises ponctuelles, mais en des processus de transitions politiques et de confrontation des fonctionnaires dans la longue durée à l’histoire des régimes politiques et de la République française [13].
Pour citer cet article :
Alain Chatriot, « Fonctionnaires par gros temps »,
La Vie des idées
, 27 août 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Fonctionnaires-par-gros-temps
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