Sacralisée depuis les deux Guerres mondiales, prépondérante dans la mémoire historique, la victime est devenue la nouvelle figure du héros, formant ainsi une exemplarité nouvelle et controversée.
Sacralisée depuis les deux Guerres mondiales, prépondérante dans la mémoire historique, la victime est devenue la nouvelle figure du héros, formant ainsi une exemplarité nouvelle et controversée.
La prépondérance de la victime dans l’appréhension du passé et du temps présent est aujourd’hui un sujet de controverse. En 1995, dans La Tentation de l’innocence, l’essayiste Pascal Bruckner déplorait l’instrumentalisation de la victimisation à des fins narcissiques [1]. En 1997, dans La Concurrence des victimes, le sociologue Jean-Michel Chaumont décrivait la création de l’ « unicité » de la Shoah dans les années 1960 et comment celle-ci était devenue un enjeu politique pour d’autres communautés que judaïque [2]. En 2012, dans le Mythe du grand silence, le philosophe et historien François Azouvi montra contre le préjugé d’une occultation de la Shoah au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, qu’une pensée de la tragédie avait été, en réalité, très tôt élaborée. En 2024, par ce nouvel opus sur la figure de la victime, l’auteur continue cette réflexion sur la mémoire de la Shoah et ses conséquences anthropologiques.
Il y défend la thèse d’une omnipotence de la victime dans la mémoire historique contemporaine, omnipotence qui révélerait une nouvelle manière d’appréhender le sacré dans un monde pourtant sécularisé. La concurrence des victimes s’avère un fait médiatique et un instrument socio-politique. Pour François Azouvi, la cause de cette compétition réside dans cette sacralisation de la victime. Celle-ci révèle paradoxalement un retrait de la transcendance incarnée dans l’ancien modèle héroïque, au profit d’une exemplarité nouvelle mais « réduite » à la défense des droits individuels.
Dans Héroïsme et victimisation, publié en 2003, Jean-Marie Apostolidès, spécialiste de la littérature à l’époque classique, proposait d’interpréter l’évolution des sensibilités dans la civilisation occidentale, à partir de deux registres : la culture héroïque, forgée dans la mythologie gréco-romaine et la culture victimaire, portée par la tradition judéo-chrétienne. Le héros, valorisé à l’âge de l’absolutisme du Grand Siècle, est estompé à la suite des traumatismes de la Deuxième Guerre mondiale. La « société fraternelle » post soixante-huitarde, se tourne alors vers le souvenir des victimes et se détourne du culte du héros en rejetant l’autorité patriarcale qui lui est associée [3].
François Azouvi adopte une même clé de compréhension entre un pôle héroïque et un pôle victimaire pour saisir les mentalités contemporaines. Il complexifie le premier pôle par la déclinaison du héros en martyr. Les deux guerres mondiales ont provoqué une transformation de l’héroïsme, devenu martyre sécularisé, mais qui relève toujours de la transcendance, à l’image de « la mort pour la patrie ». Ce registre chrétien aboutit à une mésinterprétation rétrospective à l’endroit des victimes de la Shoah dans les années cinquante. En effet, les résistants sont salués comme des héros vs martyrs, alors que les victimes pures, celles massacrées pour ce qu’elles sont et non pour des actes délibérés contre l’oppresseur, sont confondues dans une compassion généralisée.
Bien qu’elle soit nouvelle à l’échelle du XXe siècle, la distinction entre martyr et victime n’est pas neuve dans la chrétienté occidentale. Au XVIe siècle, le Livre des martyrs du protestant Jean Crespin distingue les « héros de la foi » des simples « fidèles persécutés ». Les premiers, les plus prestigieux, sont des protestants qui ont clamé leur foi devant un tribunal, quitte à risquer la peine capitale, tandis que les seconds sont ceux qui ont perdu la vie dans les massacres des guerres civiles de religion [4].
Jusque dans les années 1960, la victime demeure connotée de manière négative. La victimologie née dans les années cinquante questionne ainsi la responsabilité de la victime dans le déclenchement de la prédation criminelle. Cette vision péjorative converge avec la passivité prêtée aux Juifs, lors de leur extermination. Le psychanalyste et ancien déporté Bruno Bettelheim théorisa cette attitude de soumission au sujet de la famille Franck. À ses yeux, le retentissement universel de cette tragédie familiale révélait, en réalité, le refoulement de l’extermination dans la mesure où ces victimes ne correspondaient pas à la trajectoire héroïque habituelle.
Dans Je souffre donc je suis, Pascal Bruckner insiste sur le poids de la martyrologie chrétienne dans la sensibilité victimaire [5]. Pour François Azouvi, au contraire, la victime telle qu’elle émerge dans le sillage de la mémoire de la Shoah, rompt avec la transcendance monothéiste et celle sécularisée du sacrifice patriotique.
À partir des années 1960, la figure de la victime marginalise peu à peu celle du martyr. En 1961, le procès Eichmann constitue une rupture dans la perception de la victime. Choqué par l’interpellation du procureur général d’Israël Guideon Hausner des témoins au sujet de leur prétendue « passivité », le futur prix Nobel de la Paix Elie Wiesel dénonce la volonté, à ses yeux obscène, d’expliquer le comportement des victimes de la Shoah. Les Juifs, considère-t-il, sont morts pour rien, « ni pour Dieu, ni pour la liberté » (p. 100). Cette absurdité de l’histoire constitue la singularité des victimes de la Shoah. Elle est fondée sur une sorte de théologie négative dans la mesure où le lien entre Auschwitz et Dieu s’avère impensable. Ce « mystère » relève d’une sacralisation, mais sans synagogue ni Église.
En 1966, la réception de Treblinka de Jean-François Steiner affine la singularité de la victimologie de la Shoah. Ce texte, entre roman et document, relate la révolte des prisonniers du centre de mise à mort en 1943. Il est salué par certains critiques pour avoir brisé le préjugé au sujet du supposé grégarisme des déportés. Pour d’autres commentateurs, au contraire, à l’exemple de l’historien Pierre-Vidal-Naquet, le texte montre la réalité de ce que la majorité des victimes endurèrent, celle d’une survie au quotidien face à l’inexorable machine de l’anéantissement.
À la suite de Jean-Michel Chaumont, François Azouvi souligne l’importance d’un symposium, animé par la revue américaine Judaism, qui se tint à New-York le 26 mars 1967. Cette conférence réunissait des intellectuels juifs américains invités à discuter des valeurs religieuses post-Shoah. Le philosophe Emil Fackenheim proposa d’ajouter un 614e commandement aux 613 de la Torah disant : « Le vrai Juif d’aujourd’hui n’a pas le droit de donner à Hitler une autre victoire posthume ». Ce commandement devait être compris comme un appel à récuser toute interprétation théologique de la Shoah. François Azouvi interprète ce commandement comme une « théologie non théologique » puisqu’il n’est pas recueilli dans la Bible (p. 128). Un nouveau mode de la mémoire de la Shoah est ainsi fondé. Il sacralise la victime autant que le héros vs martyr sans pour autant être religieux.
Le lecteur peut s’étonner d’un sacré sans religion. François Azouvi entend par sacré le concept de « numineux » créé par Rudolph Otto en 1917, autrement dit une altérité radicale qui suscite pour tout un chacun un sentiment de mystère et de terreur. La victime ainsi sacralisée serait capable de se substituer au fait religieux et pour ainsi dire se placerait au lieu de la transcendance : « C’est parce que les victimes sont devenues sacrées qu’elles se sont montrées capables d’effacer la transcendance et c’est parce qu’elles ont effacé la transcendance qu’elles sont devenues sacrées » (p. 223).
« L’unicité » de la Shoah est à l’origine d’une grandeur communautaire [6]. Ce basculement est essentiel car la victime n’est alors plus source de honte, mais bien au contraire, source de fierté. François Azouvi décrit ce processus mémoriel où la victime de la Shoah s’avère une référence positive, avant qu’elle devienne, à partir des années soixante, un enjeu polémique, à l’aune des tensions géopolitiques de l’époque.
Dès les années 1950, aux États-Unis, comparer la condition des Juifs d’Europe à celle des Africains-Américains est banal. Le néologisme « génocide » inventé par l’avocat polonais Raphaël Lemkin pour désigner l’extermination des Juifs d’Europe, reconnu dans le droit international en 1948, est utilisé en 1951 par l’activiste africain-américain Paul Robeson dans une pétition titrée : « We Charge Genocide : The Crime of Government against the Negro People ». Cependant, en 1967, à la suite de la guerre des Six Jours, les protestations contre la politique israélienne mettent à mal l’analogie victimaire et valorisante Juifs/Noirs au profit de celle dénonciatrice de Juifs/Israël impérialiste. Un document émanant du « Student Non-Violent Coordinating Commitee », l’un des principaux mouvements africains-américains des droits civiques, dénonce ainsi la politique israélienne à Gaza avec une photo dont la légende proclame : « Ceci est la bande de Gaza, Palestine, et non Dachau, Allemagne ».
En France, un processus comparable s’accomplit dans le contexte de la lutte anticoloniale en faveur de l’indépendance de l’Algérie. Claude Lanzmann, le futur auteur de Shoah, considère en 1961 que les opérations de ratissage dans le département français peuvent être qualifiées de « génocide ». Puis, dans les milieux catholiques et révolutionnaires, des voix relativisent la Shoah. Par exemple, à l’occasion de la représentation en 1963 du Vicaire, pièce de théâtre du dramaturge allemand Rolf Hochhut condamnant la pusillanimité de Pie XII face à la Shoah, des catholiques justifièrent la condamnation à part égale des totalitarismes soviétiques et nazis. Implicitement, ces catholiques discutaient le « privilège » des victimes juives. Puis, comme aux États-Unis à la suite de la guerre des Six Jours, le sionisme est interprété comme une idéologie raciste, expansionniste et potentiellement génocidaire. La victime juive de la Shoah est renversée en « bourreau nazi » tandis que la figure du Palestinien prend la place de la victime.
L’évolution de l’analogie à la compétition entre victimes se traduit dans l’opposition « entre ceux qui, peut-être, pleurent trop abondamment sur des malheurs trop anciens et s’abstiennent de pleurer sur des malheurs plus actuels, et ceux, au contraire, qui tournent la page de ces malheurs anciens et militent contre ceux d’aujourd’hui » (p. 104-105).
François Azouvi convoque le concept bergsonien de la « loi de double frénésie » (p. 171) pour décrire l’époque que nous vivons aujourd’hui, regardée comme la séquence du « règne des individus ». La « loi de double frénésie » est une force composée de deux puissances divergentes et complémentaires qui préside à l’évolution de la vie. À l’ère victimaire, l’omnipotence de la victime s’affirme au détriment de son antagoniste héroïque. Le culte victimaire n’a plus le contrepoids nécessaire pour l’équilibre de la loi. « La loi de double frénésie fait que la tendance devenue prépondérante va jusqu’au bout, comme s’il y avait un bout. Mais il n’y en a pas », souligne François Azouvi (p. 201).
L’auteur développe l’exemple des quatre lois mémorielles pour illustrer cet emballement victimaire [7]. Et de citer l’historienne Madeleine Rebérioux, peu suspecte de conservatisme, qui s’inquiétait, dès la loi Gayssot en 1990, d’une extension inéluctable de la pénalisation historiographique à d’autres domaines qu’au génocide des Juifs.
Cette inflation législative révèle la centralité de la victime dans les nouvelles lectures du passé, à l’exemple de l’historiographie « décoloniale ». L’auteur ne propose pas ici une enquête précise sur l’influence réelle ou supposée de ce champ venu des États-Unis dans le monde scientifique français, mais entend articuler sa thèse de la sacralisation de la victime à la vision victimaire de cette historiographie. L’auteur déplie ainsi la lecture racialiste de la domination, en rupture avec la vision classiste de l’histoire sociale.
François Azouvi adopte une démarche résolument historique dans sa démonstration. Il dégage des années charnières, symboles de cette histoire du triomphe de la victime : 1967 – déthéologisation de la victime de la Shoah –, 1977 - « Charte 77 » affirmant les droits des individus comme indépassables – et 1985 – distinction entre résistants et déportés juifs au procès Barbie. Aujourd’hui, la victimisation s’avère le critère de légitimité pour des minorités en quête de reconnaissance. Cependant, ce label peut-il faire lien en société ? François Azouvi en doute, au regard de ce que la société victimaire produit, c’est-à-dire une concurrence communautariste où des entrepreneurs idéologiques font feu de tout bois en agitant des totems victimaires.
Cependant, nous pouvons nuancer l’inquiétude qui se dégage de l’essai à l’aune d’autres manières d’envisager le devoir de mémoire, dénoncé ici comme un « tout mémoire » victimaire. Dans le cadre des memory studies, des enquêtes montrent comment le retour sur des violences jusque-là occultées a contribué à symboliser des traumatismes historiques et à réintégrer des minorités dans la société politique. Dans After The Korean War. An Intimate History l’anthropologue Heonik Kwon a expliqué comment le traumatisme de la guerre de Corée (1 Coréen sur 6 y a perdu la vie en trois années de guerre civile) est d’une grande diversité. Bien que longtemps phagocyté par les autorités au nom de la lutte anticommuniste, la commémoration récente de victimes longtemps occultées a abouti à une recomposition sociale harmonieuse plutôt que conflictuelle [8].
Dans l’île de Jeju par exemple, au sud de la Corée du Sud, la répression anticommuniste en 1948 et 1949 a fait près de 25 000 victimes et disparus, 10 % de la population totale de l’île. À partir des années quatre-vingt-dix, à la faveur du tournant démocratique du régime, des insulaires prirent la parole. Leur leader était un « simbang », sorte de prêtre chamanique dépositaire de la religion locale très vivante à Jeju. Il rapporte qu’à chaque fois qu’il célébrait un rituel funéraire, des « mal morts » réclamaient justice. Ces spectres étaient des victimes de la répression dont les circonstances de la mort étaient ignorées. Or l’incertitude sur la mort d’une victime recouvre la famille d’une malédiction.
Ces pratiques peuvent être interprétées comme des rituels privés de résistance. Elles débouchèrent sur des actes publics de restauration à l’endroit de ces victimes et de leurs proches. Aujourd’hui un parc mémorial dans l’île regroupe des stèles dressées en leur honneur.
Ce processus se déroula pacifiquement, à l’exemple de l’évolution de l’Anticommunist Association of Families of the Jeju April Third Incident Victims. À l’origine, cette association regroupait les proches des civils volontaires et paramilitaires tués par la milice communiste. Puis, les proches classifiés comme « red element » y ont adhéré et sont devenues majoritaires. Cela s’est accompli par une « révolution tranquille », au gré des négociations entre familles. Désormais l’Association produit des rapports sur les massacres passés sans plus aucun sectarisme.
Une histoire de la mémoire victimaire « par le bas » constitue ainsi une approche complémentaire des transformations du rapport au passé et relativise les débats que François Azouvi a déplié avec intelligence et clarté.
par , le 17 octobre
David El Kenz, « L’ère victimaire », La Vie des idées , 17 octobre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Francois-Azouvi-Du-heros-a-la-victime
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[1] Pascal Bruckner, La Tentation de l’innocence, Paris, Grasset, 1995.
[2] Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes, génocide, identité, reconnaissance, (1re éd. 1997), Paris, La Découverte, 2010.
[3] Jean-Marie Apostolidès, Héroïsme et victimisation. Une histoire de la sensibilité, Paris, Exils Éditeur, 2003, p. 109-132.
[4] Simon Goulart qui réédite et augmente Le Livre des martyrs nuancera cette casuistique discriminante.
[5] Pascal Bruckner, Je souffre donc je suis. Portrait de la victime en héros, Paris, Grasset, 2024.
[6] Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes, op. cit., p. 105-118.
[7] La loi Gayssot contre le racisme et l’antisémitisme en 1990, loi au sujet du génocide arménien et loi Taubira sur la traite négrière en 2001 et enfin l’article sur la contribution positive à la colonisation en 2005, aujourd’hui abrogé.
[8] Heonik Kwon, After the korean war. An intimate history, Cambridge, Cambridge University Press, 2021.