Le débat sur la mémoire, qu’il concerne la Shoah, la guerre d’Algérie, ou le passé colonial de la France, ne semble jamais s’essouffler. La médiatisation de ces thèmes peut donner l’impression d’un affrontement entre des mémoires communautaires, telles que celles des harkis, des "noirs de France" ou des descendants de colonisés. La problématique n’est pourtant pas nouvelle. Dans ses travaux sur les Lieux de mémoire [1], Pierre Nora pointait déjà du doigt une multiplication des groupes recherchant plus de reconnaissance de leurs Histoires particulières dans l’espace public, mettant ainsi en péril la cohésion du récit national. Les sciences sociales se sont alors penchées de manière croissante sur la manière dont les sociétés se souviennent et interprètent leur passé, et comment les individus le convoquent au présent. Benjamin Stora évoque même une « tribalisation du politique » ou chacun se reconnaît au sein de communautés affirmant leur identité par des revendications mémorielles [2].
C’est dans ce contexte que Sarah Gensburger entreprend de réfléchir sur les mécanismes à l’œuvre derrière ce qui semble être tout à la fois une inflation et une conflictualisation mémorielle. Mais avec un regard décalé. Dans la continuité de ses recherches qui proposent une approche critique de la « guerre des mémoires », son livre tente de répondre à une interrogation fondamentale et rarement soulevée : "Qui pose les questions mémorielles ?". Elle apporte un éclairage nouveau, en situant l’État au centre de son analyse et explore en profondeur les rouages sous-jacents à ce phénomène. À contre-courant des thèses qui placent l’origine des politiques de mémoire à partir des sollicitations des acteurs sociaux, à l’instar des travaux de Pascal Blanchard [3], sa démarche permet de mettre en lumière le rôle des acteurs de l’administration publique dans la fabrique des politiques mémorielles et nous invite à tourner notre regard vers l’État en utilisant les outils de la sociologie politique, pour mieux comprendre comment elles sont façonnées, et quels effets elles produisent dans la société, en particulier sur le monde associatif.
L’émergence d’un champ d’action publique de la mémoire à chercher au cœur du fonctionnement de l’État
C’est dans l’administration publique que la sociologue est allée chercher l’origine de la mémoire comme catégorie d’action publique : le département de la mémoire du patrimoine et des archives (DMPA), affilié au secrétariat aux anciens combattants relevant du ministère de la défense. En remontant l’histoire et les évolutions de ce service, elle offre un nouvel éclairage sur la constitution progressive de la mémoire en tant que champ d’action publique.
Dès les années 1970, confronté à la réduction constante et inéluctable du nombre d’anciens combattants, des interrogations se font jour concernant le sort du secrétariat d’État qui lui était afféré. Face aux menaces de restructuration ou de dispersion de ces fonctions dans d’autres ministères, les agents de cette administration se tournent vers la mémoire comme une ressource afin de lutter contre l’oubli qui menace le souvenir des guerres du XX siècle, mais également pour justifier la continuité de leurs actions et la survie du service. Progressivement, leurs efforts pour susciter l’intérêt autour de la mémoire a contribué à l’inscrire durablement dans l’action publique. Au fil des années 1980 et 1990, plusieurs services et directions dédiés à la mémoire des guerres et conflits ont été créés, témoignant de l’institutionnalisation progressive de celle-ci au sein de l’État. Finalement, en 1998, dans le cadre d’une refonte des administrations du ministère de la Défense, le Département de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives (DMPA) voit le jour, créant ainsi un service qui « participe à la définition et à la mise en œuvre des politiques de l’État dans le domaine de la mémoire des guerres et conflits contemporains et élabore un programme commémoratif correspondant » (p. 98).
L’avènement d’une politique publique de mémoire s’explique donc par une logique bureaucratique impulsée par des acteurs désireux de défendre leur administration et de résister aux effets du temps. Mais cette émergence relève aussi d’une seconde dynamique, faite de tensions et de rivalités entre ministères : la Défense, la Culture et l’Éducation Nationale. En trouvant dans la mémoire une manière de pérenniser son action, l’administration des anciens combattants produit un effet d’intéressement dans d’autres secteurs de l’État. En conséquence, chacun s’empare de ce nouveau domaine pour mettre en œuvre des projets propres à leur portefeuille, comme l’organisation d’événements à visée commémorative. Si les ministères sont parfois mis en concurrence, comme lors de la demande présidentielle pour l’organisation d’un hommage à Guy Moquet en 2007, adressée simultanément à l’Éducation Nationale, la Défense et la Culture, cette compétition ministérielle joue un rôle essentiel dans le renforcement la mémoire en tant que catégorie d’action publique, et invite les fonctionnaires à redoubler d’effort pour faire valoir la qualité et le professionnalisme de leurs actions. Il est frappant de constater que cette concurrence se retrouve aussi au niveau municipal, comme l’atteste l’étude des villes de Paris ou de Villeurbanne, dans lesquelles les projets mémoriels sont structurés et repartis entre les délégations en charge soit de la culture, soit des anciens combattants. Á Paris, les entretiens que la chercheuse a mené avec Philippe Lamy, ancien conseiller spécialiste des questions de sécurité et de mémoire sous la mandature de Bertrand Delanoë, éclairent parfaitement cet éclatement de la mémoire dans le cabinet : la culture s’occupe des musées et des archives ; le pôle et laïcité prend en charge la question de la mémoire juive ; les commémorations et cérémonies reviennent à la délégation à la mémoire, au monde combattant et aux archives, alors que le thème de l’esclavage est confié au conseiller DOM TOM.
Ainsi, on voit se dessiner ce que l’auteure qualifie de "marché mémoriel" (p.115) au sein de l’administration publique, centrale et locale, dans lequel les groupes sociaux s’investissent et contribuent ainsi, à façonner à leur tour la politique de mémoire.
Une mobilisation sociale de mémoire diversifiée dans le sillage de l’action de l’État
Il peut exister une demande sociale de mémoire, qualifiée de communautaire, si l’on ne regarde que par le prisme des organisations qui seraient des entrepreneurs de mémoire. Mais en tournant son regard vers l’État, Sarah Gensburger fait apparaitre un tout autre panorama. En multipliant de façon rigoureuse les échelles d’analyse, les corpus étudiés et les méthodes, elle met en avant les effets de l’action publique qui fait de la mémoire une ressource mobilisable pour les acteurs locaux tant publics que sociaux, et opère un cadrage de ses relations avec la société. Cette grille de lecture permet de mieux comprendre comment la mémoire circule entre les institutions publiques, centrales et locales, et la sphère sociale.
En effectuant une analyse géographique et chronologique de la mobilisation associative liée à la mémoire, se basant sur le nombre d’associations créées et en les mettant en corrélation avec les délégations municipales dédiées dans les communes de plus de 30 000 habitants entre 1967 et 2014, l’étude révèle que la création d’associations suit les initiatives des pouvoirs locaux en matière de politiques mémorielles. Ainsi, l’engagement associatif découle d’une incitation de l’État. Le cas de Villeurbanne illustre cette dynamique. Cette commune, au début des années 2000, entendait revaloriser l’histoire de la ville, menacée par la puissance lyonnaise, notamment au travers d’un projet « Inter-quartier mémoires et patrimoine ». S’en est rapidement suivi une participation croissante des acteurs sociaux autours des questions mémorielles, avec la création de 14 organisations qui s’en prévalent, alors qu’elles n´étaient que 3 entre 1967 et 2000 (p. 136).
De plus, les sujets empruntant le langage de la mémoire se multiplient, échappant quelque peu à l’État. L’utilisation d’un logiciel de traitement textuel sur les objets des associations crées en France entre 1997 et 2014, permet à la chercheuse d’avancer un argument fort. Bien que le secteur des anciens combattants reste le plus dense et le plus structuré, on observe parallèlement une diversification des thématiques. De nouveaux domaines d’engagement s’articulent autour de trois autres axes dominants : la culture, la laïcité et la lutte contre les discriminations. Ainsi, à rebours des idées reçues, les mobilisations sociales de la mémoire ne sont pas centrées sur des sujets historiques souvent considérés comme clivants, tels que la guerre d’Algérie, l’esclavage ou le colonialisme, mais plutôt sur des notions qui suivent les politiques déployées au niveau local. En s’immisçant dans le cadre créé par l’État aux niveaux national et local, ces associations vont en adopter le champ lexical pour se fédérer autour de pôles en harmonie avec les valeurs républicaines, promues par le cadre étatique, comme l’intégration, ou l’égalité (p. 153 et p. 174).
Les politiques de mémoire comme levier de légitimation de l’État et outil de redéfinition des relations État-société.
Enfin, l’ouvrage souligne comment les politiques de mémoire configurent les relations entre l’État, la Nation et la société, dans lesquelles se joue une opposition entre intérêt général et intérêts particuliers. La mémoire constituée en catégorie d’action publique contribue à renforcer la légitimité de l’État, dans un contexte de « dénationalisation de son autorité » ; l’une des caractéristiques de la transformation des États contemporains résidant dans le découplage entre Nation et autorité de l’État alors que se développent d’autres niveaux de gouvernance, aussi bien à l’échelle locale, et qu’au niveau supranational. La gestion de la tension entre l’universalisme incarné par la mémoire et les intérêts particuliers est palpable dans le travail quotidien des agents en charge de la mise en œuvre de ces politiques. L’observation participante menée au sein de la DMPA met en évidence comment la mémoire devient un instrument par lequel l’État peut gérer ses relations avec la société et ses particularismes.
C’est le cas lorsque, par exemple, les fonctionnaires en charge de la conception d’un centre d’interprétation sur le Mont Valérien hésitent à évoquer le rôle de l’abbé Stock, pour éviter tous risques d’interprétation confessionnelle (p.65), ou se méfient de l’intrusion de représentants associatifs et privilégient la parole experte de l’historien.
C’est également ce qui est en jeu dans les recommandations du rapport de la Commission Kaspi de 2008, qui conclut que de trop nombreuses commémorations favorisent les particularismes au détriment de l’unité nationale. Pour l’État et ses acteurs, la mémoire doit être préservée comme un vecteur de cohésion. Il est intéressant de noter tout au long de l’ouvrage que son déploiement ne résulte pas de l’imposition verticale d’un récit national univoque sur le passé. Les politiques de mémoire ne sont pas affaire de « connaissance » mais de « gouvernance » (p. 70). Sarah Gensburger l’illustre par exemple en narrant la manière dont l’organisation de l’hommage à Guy Moquet s’intéresse davantage au choix de l’artiste convié et au caractère performatif de la cérémonie, plutôt qu’à l’histoire qui allait y être racontée (p. 58). Aussi l’analyse de la réception par le public de l’exposition « C’étaient des enfants », sur la rafle du Vel d’hiv, organisée à Paris en 2012, converge vers le même constat.
Alors qu’il s’agit d’un public expert et connaisseur, les visiteurs ne retiennent pas tant le contenu de ce qu’ils ont lu ou vu, mais conservent, à la sortie, le souvenir de valeurs que l’exposition prétendraient véhiculer : l’indignation face à l’injuste, la lutte contre l’antisémitisme, la défense de la démocratie, etc. (p. 198). La mémoire comme catégorie d’action publique permet à l’État d’opérer un cadrage. Ainsi créé, ce champ mémoriel se diffuse au sein des acteurs locaux, publics et sociaux, qui l’investissent, le mobilisent, et se l’approprient pour faire exister de nouvelles causes propres, en utilisant le même langage, qui devient alors à la fois partagé et plurivoque, dans lequel s’articule l’universel et le particulier (p. 179), et où l’État vient chercher une relégitimisation horizontale de son autorité.
Conclusion
Qui pose les questions mémorielles ? se révèle être un ouvrage dense, riche et captivant, qui nous plonge au cœur de l’action publique de la mémoire et remet en cause l’idée de la passivité d’un État dépassé et accablé par la fragmentation et la multiplication des demandes mémorielles. C’est au contraire lui l’acteur majeur de la production de nos cadres mémoriels, ceux-ci étant un instrument de réaffirmation de son autorité dans le contexte plus large de transformation des États contemporains.
Sarah Gensburger, Qui pose les questions mémorielles ?, CNRS Éditions, 2023, 328 p., 25 €.