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Faut-il faire don de la dette ?

A propos de : Grégoire Mallard, Gift Exchange, The Transnational History of a Political Idea, Cambridge University Press


par Olivier Coulaux , le 18 novembre 2021


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L’œuvre de Marcel Mauss éclaire les dynamiques des relations internationales contemporaines. Contre les abolitionnistes, Grégoire Mallard soutient que la dette peut générer des obligations réciproques entre États, si ces dernières s’inscrivent dans un processus réel d’égalisation des conditions.

L’intérêt de Marcel Mauss pour la politique intertribale du circuit de la kula étudié par Bronislaw Malinowski exposée dans son Essai sur le Don, était indissociable de sa participation aux débats publics portant sur les réparations de l’après-guerre mondiale, dues par l’Allemagne à la France (p. 85-86). Mauss prenait ainsi le parti public de l’accommodation et de l’échelonnement des dettes, critiquant les positions abolitionnistes ou revanchardes, qui, selon lui, menaçaient la possibilité d’une unité européenne fondée sur des obligations réciproques assimilables à une opération de don/contre-don, seule garantie viable en mesure de prévenir une nouvelle guerre. Telle est l’une des thèses principales de Gift Exchange, The Transnational History of a Political Idea, qui se veut une invitation à repenser un classique de l’anthropologie sociale, dans la lignée de travaux qui se sont penchés sur la dimension politique de la trajectoire et des idées du neveu d’Émile Durkheim (Fournier, 2005 ; Dzimira, 2007 ; Hart et James, 2014 ; Guyer, 2016). Ce livre foisonnant et original propose de considérer, littéralement, la vie politique d’une idée au XXe siècle, celle du don.

S’il ne faut pas moins qu’une enquête au long cours pour exhumer les traces des batailles menées au nom d’une conception des relations humaines fondées sur le don (qui présentent, comme on le verra, une cohérence certaine), c’est sans doute parce qu’au terme d’un voyage qui débute par les controverses portant sur les réparations de guerre, déterminantes dans la genèse de l’Essai sur le don, aux débats contemporains sur le paiement des dettes souveraines en Europe, en passant par les luttes pour la décolonisation, le camp du don, entendu comme un modèle de gouvernance des rapports coloniaux et/ou internationaux, apparaît comme systématiquement relégué à la position du vaincu. Tracer cette « histoire des perdants » (p.199) multi-située dans l’espace et dans le temps, des champs du pouvoir que « le don » a contribué à façonner et qui l’ont transformé en retour, permettrait, selon Grégoire Mallard, de poser une série de problèmes dans l’ordre des connaissances anthropologiques. C’est à ce niveau d’analyse que je m’autoriserai à discuter des apports et des limites de son œuvre.

Marcel Mauss à cheval, durant la Première Guerre mondiale. Archives du Collège de France. 57 CDF 161

L’engagement international de Mauss

Grégoire Mallard commence par montrer comment la question de la fabrique de l’ordre international représente un enjeu fondamental et méconnu de l’œuvre de Marcel Mauss. Au-delà de son investissement dans le coopérativisme et dans la naissance du socialisme français, c’est le rôle qu’il essaie de jouer dans les affaires coloniales et internationales, et la façon dont ces dernières ont contribué à structurer son programme de recherche, qui est ici mis en lumière. Ses prises de position publiques et les controverses qu’il mène dans l’espace public au sujet des réparations de l’entre-deux guerre en faveur d’un échelonnement des dettes, sa correspondance avec les banquiers Lazard et sa critique de la décision des bolchéviques de ne pas honorer les dettes de l’empire russe, ses écrits sur La Nation, récemment restaurés, ou bien encore sa critique des mauvaises pratiques coloniales ne respectant pas les principes archaïques du don/contre-don… posent au fond la question suivante : « comment faire démarrer un cycle de don dans un jeu non-coopératif » (p. 65) ?

Don et décolonisation

Mallard s’appuie ensuite sur un travail de recension des recherches sur le don pour montrer comment cette dimension internationale du travail de Mauss sur les obligations aurait été oublié au profit d’un cadre culturaliste d’opposition entre société à don et société de marché, et/ou bien des études portant sur la survivance du don dans les sociétés de marché ou, au contraire, des effets des processus de marchandisation dans les sociétés dites à don (Sigaud, 2002). Il innove en identifiant le rôle joué en France par le processus de décolonisation dans cet état des faits, au travers notamment de la disqualification des solutions proposées par les disciples de Marcel Mauss dans l’administration coloniale eu égard aux relations entre la France et l’Algérie, et s’attelle ainsi à un travail de réinscription des modes de connaissances anthropologiques dans ses relations à l’interface entre champ colonial et champ métropolitain (Asad, 1973). Les situations au cours desquelles Germaine Tillion ou bien Jacques Soustelle ont tenté de mettre au point une politique coloniale réformiste fondée sur le don, dans la lignée des premières prises de position du maître contre les pratiques d’exploitation coloniale qui émaillent la présence de compagnies française au Congo -et dont l’un des titres financiers fait la couverture du livre-, font l’objet d’une reconstitution érudite (Chapitre 4 et 5). Il s’agissait de construire un nouvel horizon politique des relations entre métropole et colonies, fondées sur une politique de concitoyenneté respectant les us et coutumes ethniques, et d’investissement en capital sur le territoire algérien en échange de main d’œuvre, afin de mettre un terme aux revendications indépendantistes.

Ces propositions vont connaître une fin abrupte avec la signature des accords d’Evian. Un focus est proposé sur le rôle joué notamment par Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu dans la dénonciation du caractère inique du recours à la notion de don pour caractériser les relations coloniales, et sa requalification de la situation du point de vue des effets dévastateurs de l’irruption du cosmos capitaliste (p. 148-154). Pierre Bourdieu va participer à resituer la notion de don en opposition au calcul rationnel promu par la science économique, notamment à partir de leurs observations effectuées en Algérie qui mettent en lumière l’hypocrisie de l’usage du langage du don pour qualifier l’économie de marché imaginée par les administrateurs coloniaux, et le rôle de ces derniers dans la destruction des tissus d’obligations fondés sur l’honneur : « l’acte de singer le langage indigène pour déguiser une proposition dont le but était l’exact opposé de la préservation des lois coutumières, avait produit des résultats tragiques » (p. 153). L’analyse met en lumière l’ignorance, dans le travail de Marcel Mauss et de ses disciples, du problème posé par l’asymétrie des positions de pouvoir dans la situation coloniale en termes de création d’obligations réciproques, asymétrie dénoncée par les mouvements nationalistes algériens qui déjoueront la téléologie ethniciste des administrateurs coloniaux.

Algérie. Photo par Pierre Bourdieu. « Pierre Bourdieu. Images d’Algérie, une affinité élective ». Exposition Jeu de Paume hors les murs, château de Tours, 2012. Crédit blog Lunettes Rouges, le Monde, 19.07.2012

L’auteur poursuit ensuite l’épisode de la décolonisation dans les années 1960 et 1970, au travers du rôle joué par Mohammed Bedjaoui au sein de l’État algérien, ainsi que comme membre du groupe de travail de l’ILC (International Law Commission) pour l’annulation des dettes souveraines, dans le cadre de la lutte du mouvement du NIEO (New International Economic Order) afin de déterminer l’ordre post-colonial. Grégoire Mallard s’inscrit en faux contre les travaux faisant du NIEO un acteur du « renforcement de l’ordre existant des choses » (p. 196) dans l’institutionnalisation de la mondialisation néo-libérale, en montrant les tentatives de création par l’ILC d’une diplomatie internationale décolonisée, fondée la critique de la coopération post-coloniale gaullienne. L’enjeu : créer une politique du « vrai » don, permettant un développement mutuel prenant en compte les termes du parti dominé de la relation post-coloniale. Il s’agit notamment de prévenir la reproduction dissimulée d’un ordre hiérarchique qui se refuserait d’assumer toutes les conditions nécessaires à l’institution de relations entre égaux, ce qui inspire à Bedjaoui des prises de position sur le statut juridique des possessions des anciens empire dans les colonies, fondé sur le cas algérien de l’annulation des dettes dues à la France (p. 178) [1].

L’auteur consacre, enfin, un dernier chapitre aux débats politiques contemporains. Mallard souligne ainsi le rôle paradoxal de l’œuvre de Mauss dans l’invention de la conception girardienne de la monnaie par les économistes Michel Aglietta et André Orléan. Ces derniers voient dans le système de prestation agonistique type potlach la forme primitive de l’échange offrant un moyen de canaliser le désir mimétique décrit par René Girard – pour qui tout désir est imitation du désir de l’autre – au travers de l’escalade dans le sacrifice ostentatoire des objets. Ce processus serait canalisé dans les formations sociales capitalistes par la gouvernementalisation de la monnaie au travers de laquelle se tisse la dette de vie entre souverain et sujets, notamment par le paiement de formes de « dettes sociales », non purement économiques. Ces théories solidaristes leur permettent d’imaginer les façons dont la monnaie unique pourrait contribuer à structurer une souveraineté européenne, au travers d’un budget européen redistributif et d’un Parlement de l’Eurozone, en vue de trouver des solutions aux risques de crises de la dette.

Pour Mallard, ces positions pèchent par l’absence de prise en compte des formes de domination intracommunautaires, vives dans les instances de débat et de confrontations diplomatiques, comme l’illustre bien le problème de la dette grecque et les prises de positions polarisées qu’elle suscite. Mallard se distingue des positions abolitionnistes (incarnées selon l’auteur notamment par l’anthropologue David Graeber) en soulignant l’importance, dans la création d’obligations réciproques entre groupes sociaux, du règlement des dettes, mis en avant par Marcel Mauss. Mais il conclut par un plaidoyer qui se veut à rebours tant du paradigme solidariste, qui présente la tendance à occulter le poids des conflictualités présentes dans la vie sociale, que de l’ordre de la compétition et du marché. Promouvoir une politique décolonisée du don et de la dette fondée sur la coopération : tel devrait être l’objectif vers lequel tendre les efforts de diplomatie intracommunautaires afin de reconstruire l’Union Européenne.

©Ingram Pinn, in Gideon Rachman. « Europe cannot agree to write off Greece’s debt », The Financial Times. 26.01.2015

Critique de l’ouvrage

En fermant cet ouvrage passionnant, on a l’impression que son cadre conceptuel [2] s’est trouvé comme débordé par les archives exhumées et les controverses abordées chemin faisant, quitte à omettre parfois quelques références et à laisser de côté certaines pistes (et rien que pour ces dernières, la lecture entière de l’ouvrage est conseillée). L’auteur déplore ainsi le manque d’attention des historiens du néo-libéralisme sur le sujet du NIEO, mais en omet certains [3]. On peut également reprocher à Grégoire Mallard de s’appuyer sur une recension des travaux sur le don datant de 2002, là où de nombreux travaux en anthropologie de la valeur, par exemple, s’inscrivent aujourd’hui dans une perspective critique, tant du contenu de l’Essai sur le don, que de l’échelle micro-domestique du type d’études critiqué par l’auteur [4]. On déplore donc le traitement lacunaire infligé par l’auteur au positionnement de David Graeber sur le cas de la dette grecque, et on ne saurait qu’encourager une prise en compte plus approfondie de son travail sur la dette (Graeber, 2011). On recommanderait également des discussions avec les ethnographies des institutions internationales, dont la notion de « global-politique » pourrait participer à éclairer certains points mis en avant dans l’ouvrage (Abélès, 2011). Le « don » retrouverait ainsi sa place, non pas (seulement) comme un idéal de gouvernance, mais comme un mode de relation toujours déjà-là, y compris « en haut » : « nous ne cherchons à démontrer que ceci : la subsistance, à côté de ces droits, d’un autre droit, d’une autre économie et d’une autre mentalité. » (Mauss, 1967 : 123, cité in Maurer, préface, 2016).

On pourrait aussi élargir nos conceptions des pratiques diplomatiques, en-deçà ou au-delà de la « grande » scène internationale (de Vienne et Nahum-Claudel, 2020). Prendre pour objet leur universalité et leur quotidienneté, c’est interroger les pratiques complexes de modélisation en miniatures des relations entretenues entre totalités sociales imaginées, mises en œuvre lors d’interactions qui ont pour enjeu de mettre à distance l’usage de la violence. Les sujets engagés dans des relations diplomatiques développent souvent des relations mimétiques qui ont pour enjeu de rendre possible les relations avec l’autre camp, mais qui peuvent créer une méfiance dans les rapports à leur propre camp. Ces pistes pourraient nous aider à comprendre la relégation tragique de la gouvernance par le don dans des positions difficiles, mais aussi la prolixité de la diplomatie de marché, qui créée un cadre de gouvernance pour les pays engagés dans la compétition mondiale permettant la mise en scène diplomatique de la réciprocité entre partis autonomes de l’échange soumis au marché, au prix de certains compromis domestiques.

Ce paradigme aboutit aujourd’hui à la genèse de notions apparemment antinomiques, telles que « l’entrepreneuriat social » dans les institutions et arènes globales. Pour les promoteurs de cette notion, il s’agit notamment de s’accommoder des critiques diplomatiques en assistance, en ingérence et en exploitation adressées aux mondes de l’humanitaires, du développement et des multinationales par l’identification d’une nouvelle noblesse de « leaders », parmi les populations des territoires du monde entier, censés créer localement les moyens de supporter un monde dystopique (Garsten et Sörbom, 2018 ; Coulaux, à venir). Réinventer la coopération décolonisée de Bedjaoui, comme le voudrait Grégoire Mallard au terme de sa minutieuse reconstitution, impliquerait donc de questionner en profondeur les double bind caractéristiques des chaînes d’obligations diplomatiques, et la façon dont leurs créations ou leurs ruptures participent à transformer les champs et les échelles des possibilités politiques.

Grégoire Mallard, Gift Exchange, The Transnational History of a Political Idea, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2019, 293 p.

par Olivier Coulaux, le 18 novembre 2021

Aller plus loin

Bibliographie
• Marc Abélès (dir.) et al., Des anthropologues à l’OMC, Paris, CNRS, 286 p. 2011.
• Talal Asad, Anthropology and the Colonial Encounter, London, Ithaca Press, 288 p., 1973.
• Jennifer Bair, « Taking aim at the New International Economic Order », pp. 347-385 in The Road from Mont Pèlerin : the Making of the Neoliberal Thought Collective, edité par Philip Mirowski et Dieter Plehwe. Harvard University Press, Cambridge, 2009.
• Johanna Bockman, «  Socialist Globalization against Capitalist Neocolonialism : The Economic Ideas behind the New International Economic Order  », Humanity : An International Journal of Human Rights, Humanitarianism, and Development 6 (2015) : 109 - 128.
• Olivier Coulaux, thèse en cours de rédaction, soutenance prévue en 2022.
• Emmanuel de Vienne et Chloé Nahum-Claudel, « Anthropologie et diplomatie », Terrain, 73 | 2020, 4-25.
• Marcel Fournier, Marcel Mauss : A Biography, Princeton Oxford, Princeton University Press, 450 p., 2005.
• Christina Garsten et Adrienne Sörbom, Discreet Power : How the World Economic Forum Shapes Market Agendas, Stanford University Press, 240 p., 2018.
• David Graeber, 2011, Debt : The First 5,000 Years, N.Y, Melville House, 544 p., 2011.
• Keith Hart et Wendy James, « Marcel Mauss : A living inspiration », Journal of Classical Sociology, 1er février 2014, vol. 14, no 1, p. 3‑10.
• Michael Houseman, « The hierarchical relation : A particular ideology or a general model ? », HAU : Journal of Ethnographic Theory, 17 juin 2015 [1984], vol. 5, no 1, p. 251‑269.
• Harry Liebersohn, The Return of the Gift : European History of a Global Idea, Cambridge University Press, 2010.
• Marcel Mauss, The Gift, introduction et traduction par Jane I. Guyer, préface par Bill Maurer, Chicago, HAU, 248 p., 2016.
• Slobodian Quinn, Globalists : The End of Empire and the Birth of Neoliberalism. Harvard University Press, 2018.
• Lygia Sigaud, « The Vicissitudes of The Gift », Social Anthropology 10 (2002), no. 3 : 343.
• George Steinmetz, « Major Contributions to Sociological Theory and Research on Empire 1830s-present », pp. 1-52 in Sociology and Empire : The Imperial Entanglements of a Discipline, édité par George Steinmetz. Durham, NC. Duke University Press, 626 p., 2013.

Pour citer cet article :

Olivier Coulaux, « Faut-il faire don de la dette ? », La Vie des idées , 18 novembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Gregoire-Mallard-Gift-Exchange

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Notes

[1Pour approfondir toutes les implications de cette distinction dans un cadre conceptuel, on pourra se référer au travail de clarification du concept de hiérarchie effectué par Michael Houseman (Houseman, 2015 [1984], ainsi qu’aux travaux de David Graeber sur la dette (Graeber, 2011).

[2Grégoire Mallard se positionne à la suite des travaux de Harry Liebersohn, qui interroge les transformations de la notion de “don”, en revisitant notamment le sens – péjoratif – donné au terme par les philosophes utilitaristes anglais du XIXe siècle, qui voyaient le don comme un mauvais modèle de gouvernance des colonies, ainsi que par les premiers anthropologues, qui ont discuté cette conception (Liebersohn, 2010), et de George Steinmetz, qui développe la sociologie des champs de Pierre Bourdieu dans une perspective globale et internationale, en interrogeant notamment l’émergence et la structuration de champs coloniaux, en relation aux champs métropolitains (Steinmetz, 2013).

[3Voir les contributions de Jennifer Bair (Plehwe et Mirowski, 2009), Johanna Bockman, (Bockman, 2015), ainsi que l’ouvrage, plus récent, de Slobodian Quinn (Quinn, 2018).

[4Pour une introduction à ces enjeux, voir l’entrée «  Values  » par Robbins et Sommerschuh dans The Cambridge Encyclopedia of Anthropology (2016).

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