Figure aujourd’hui méconnue, en dépit d’une influence notable sur les révolutions américaine et française, James Harrington (1611-1677) fut un républicain paradoxal, en marge des partis constitués, promoteur d’une démocratie populaire et égalitaire.
À propos de : Rachel Hammersley, James Harrington. An Intellectual Biography, Oxford
Figure aujourd’hui méconnue, en dépit d’une influence notable sur les révolutions américaine et française, James Harrington (1611-1677) fut un républicain paradoxal, en marge des partis constitués, promoteur d’une démocratie populaire et égalitaire.
« Cette affiche était signée Harrington ; elle était longue et véhémente : on voulait réveiller l’effroi, alarmer les esprits [1] ». Dans le Paris de la Terreur, ainsi que le rapporte Saint-Just, un texte se répand appelant au soulèvement contre Robespierre et les Jacobins. Or si l’auteur en est probablement Aubert de Vitry, député modéré et traducteur de Goethe, le pseudonyme au bas du placard n’a rien d’anodin. Il renvoie à l’un des pères reconnus de la pensée républicaine moderne.
Qui pourtant lit aujourd’hui James Harrington ? En France, la dernière traduction de ses textes remonte à 1795. Et si dans le monde anglophone Oceana, son texte le plus connu, bénéficie d’une certaine audience, rien n’avait été publié sur l’auteur et sa pensée depuis soixante ans. Cette nouvelle étude de l’historienne des idées Rachel Hammersley n’avait en tout cas aucun équivalent, et l’on ne peut qu’espérer que cet ouvrage méticuleux et riche en pistes d’interprétation nouvelles inspire un certain renouveau.
C’est dans le contexte de la Guerre civile anglaise que James Harrington, issu d’une famille noble apparentée aux Stuart, et un temps proche de Charles Ier avant son exécution (p. 31-35, 54-62), livre ses principaux textes politiques. Oceana, paru en 1656 (après avoir été d’abord censuré par Cromwell), est une tentative hybride. L’auteur y présente une constitution idéale, sous la forme d’une véritable fiction, un exemple classique d’utopie avec celles de Thomas More et Francis Bacon (p. 10-12, 122-124).
Cinq ans après le Leviathan de Hobbes, Harrington donne donc dans Oceana sa propre vision du commonwealth (l’État). Derrière l’originalité formelle et stylistique qui l’amène à mêler littérature et politique (p. 124-135), les contemporains peuvent sans peine identifier la république d’Oceana à la Grande-Bretagne de l’interrègne, et dans son chef Olphaeus Megaletor reconnaître le portrait de Cromwell. Une vingtaine d’autres traités et manifestes suivent, plus classiques mais tout aussi clairs.
Auteur d’une fiction utopique, Harrington n’est en rien un utopiste. Si on le qualifie couramment de républicain, il ne fait d’ailleurs pas partie des plus radicaux. Plus encore, il ne s’identifie à aucun des camps alors constitués au Parlement et dans les élites anglaises. « Je ne refuse et n’ai jamais refusé l’obéissance à quelque gouvernement que ce soit », dit-il, ajoutant en revanche : « je ne suis ni n’ai été d’aucun parti » (p. 81).
Esprit indépendant, Harrington formule avant tout une proposition audacieuse. Le commonwealth qu’il défend est en effet un gouvernement populaire. Il en proclame la supériorité en se référant à Moïse, aux Grecs, aux Romains et à Machiavel (p. 71-72) – il ignore à ce propos, semble-t-il, l’apport de Marsile de Padoue. Pour lui, « les lois et les ordres d’un commonwealth, qu’ils soient édictés par un législateur unique ou un sénat, ne peuvent dériver que d’une autorité reçue et confirmée par le vote ou le commandement du peuple » (p. 71). Plus encore, le régime populaire est selon Harrington le seul qui se montre adapté à l’Angleterre, déjà, au XVIIe siècle.
Car si Harrington en arrive à promouvoir un régime populaire, c’est au terme d’un raisonnement sur les fondements de la politique, les forces souterraines qui déterminent la forme d’un gouvernement (p. 84). Il affirme ainsi, et c’est peut-être sa plus grande innovation, l’existence d’un lien structurel entre la répartition des richesses et le type de régime : « l’Empire suit l’équilibre de la propriété » (p. 97). On s’étonnera d’autant moins que Harrington ait fait l’objet au XXe siècle de lectures marxistes affirmées (p. 12-15).
De ce lien fondamental découle dès lors une typologie nouvelle des gouvernements (p. 101) : la monarchie absolue est adaptée aux nations où la majorité des terres appartient à un seul ; une forme de monarchie mixte correspond aux nations où les terres sont réparties entre quelques-uns dans l’aristocratie et le clergé ; et si les terres sont distribuées au sein d’une grande partie de la population, alors c’est le commonwealth qu’il faut recommander. Si son regard est centré sur une société agraire et pré-industrielle, Harrington l’étend cependant aussi aux contextes où, plus que les terres, l’argent serait le déterminant principal du pouvoir politique. Des exemples contemporains existent, dont Harrington retire la connaissance par ses nombreux voyages européens : il évoque pour ce cas les républiques marchandes telles que Gênes ou les Pays-Bas (p. 100).
Précurseur de l’économie politique, Harrington défend donc, plus que la forme républicaine, le principe démocratique lui-même. Utilisant abondamment cette notion dans ses textes, à l’encontre d’une connotation encore souvent négative pour ses contemporains, il accomplit selon Rachel Hammersley « un renouveau et une réinvention du concept de démocratie » (p. 110). Aussi, pour Harrington, la condition première de réussite de son projet politique est-elle l’égalité (p. 77-79). En effet, puisque la répartition de la propriété détermine la pertinence du commonwealth, alors pour renforcer celui-ci, il est assurément nécessaire d’améliorer encore la distribution des biens. S’il s’écarte la plus radicale des solutions, c’est-à-dire l’abolition de la propriété (à l’encontre de Platon ou Thomas More), il recommande du moins d’empêcher la concentration du patrimoine et la transmission d’héritages trop fournis, par des lois agraires et la limitation des successions (p. 102-106).
Plus que l’incapacité à faire fonctionner un système reposant sur la multitude – inquiétude si courante déjà chez les premiers républicains modernes – ce que craint par-dessus tout Harrington, c’est en fait l’oligarchie, la confiscation du pouvoir et des richesses par quelques-uns. La possibilité même de l’extrême richesse est pour lui source de corruption (p. 106). En découle l’importance de toujours favoriser la répartition des biens, mais aussi d’ouvrir l’aristocratie sur la société, en la faisant reposer sur d’autres principes que l’hérédité (p. 118), et de favoriser la mobilité sociale, et particulièrement l’avancement par le mérite : « Si un homme de la plus basse extraction ne peut s’élever à la hauteur qui convient à son incontestable mérite, le Commonwealth n’est pas égal » (p. 120).
Des principes équivalents sont appliqués par Harrington aux formes du régime, pour maintenir un equall-commonwealth. L’auteur d’Oceana ne craint pas, d’ailleurs, le maintien d’un seul individu, d’un prince, à la tête de son régime idéal : ce qui compte, c’est que ce pouvoir exécutif ne puisse devenir législateur (p. 90-92). De même, le pouvoir législatif est-il divisé, selon un modèle d’ailleurs critiqué par les plus radicaux comme « élitiste ». Préférant à Athènes le modèle lacédémonien, Harrington affirme ainsi que « la vraie forme d’une Démocratie […] suppose qu’en matière législative, la sagesse de la Nation propose, et l’intérêt de la Nation résout. » (p. 114). En clair, à l’assemblée élue, qu’il nomme sénat, le pouvoir de proposer les lois et de délibérer ; à l’assemblée populaire celui de les adopter ou de les rejeter (p. 111-112).
Dans cette optique démocratique, Harrington insiste aussi sur l’importance du secret du vote, pour lequel il formule des solutions pratiques (p. 79, 139-141), ou encore sur le principe de rotation des offices, contre la possibilité pour un parlementaire d’enchaîner deux mandats (p. 78-79). Face à lui, les arguments apparaissent tout trouvés : ces mesures anti-oligarchiques risqueraient de décourager les plus compétents, ou de les chasser hors du pays, tandis que l’inexpérience des nouveaux venus fragiliserait les affaires gouvernementales (p. 162-163).
Il en faut plus pour ébranler les convictions d’Harrington, et sa définition de ce qu’est un commonwealth, et plus encore un commonwealth libre. Celle-ci s’oppose diamétralement à Hobbes, et à la pensée libérale naissante qui ne définit la liberté que négativement, comme l’absence de contrainte. Pour Harrington, et suivant la tradition romaine, la liberté d’un individu réside dans sa raison face à l’asservissement des passions. Dès lors, la liberté du commonwealth réside dans l’empire de ses lois, l’implication du peuple, et les mesures aptes à prévenir la tyrannie (p. 73).
Les aspects de son œuvre dans lesquels infuse la pensée démocratique sont nombreux. La religion, par exemple, puisqu’il défend une forme de religion civile et étatique tout en soutenant la liberté de conscience et l’élection des prêtres par les fidèles (p. 192-200). Le Rota Club en est une autre illustration : fondé par Harrington en 1659, il est l’une des premières sociétés politiques en Europe et, pendant les quelques semaines de son existence (p. 249-259), constitue pour ses membres aux opinions diverses une véritable expérience démocratique, « le type même de nation politique inclusive préconisée dans Oceana » (p. 257).
Et c’est dans de tels exemples que l’on peut reconnaître l’aspect le plus spectaculaire de la pensée démocratique d’Harrington. Chez lui s’affirme en effet avec force l’idée d’une démocratie par les actes. Séduit (comme Hobbes) par la métaphore médiévale du corps politique (p. 212-219), Harrington en livre une interprétation bien différente : de même que le corps assure ses différentes fonctions sans que l’âme les comprenne toutes ni même en ait conscience, de même le corps du peuple, organisé et adéquatement conduit, fonctionne simplement sans exiger une compétence particulière (p. 227). Non seulement la démocratie ne doit donc pas requérir des citoyens un niveau d’instruction préalable, mais la meilleure éducation à la démocratie est la participation même, et ce plus encore pour les pauvres et les moins instruits, aptes ainsi « à comprendre et apprécier les pratiques politiques et les procédures bien plus facilement » (p. 118). La citoyenneté même, pour Harrington, se construit par la participation aux tâches collectives, militaires, politiques et religieuses (p. 226).
Conscient des résistances à ses idées, Harrington est engagé dans les débats et échanges de pamphlets de son temps (p. 231-248), du moins jusqu’à la restauration de la monarchie qui l’écartera brutalement (p. 260-265). Comme le montre la somme remarquable de Rachel Hammersley, Harrington s’oppose constamment à ceux qui, suivant la maxime du démagogue dans Oceana, doutent de la capacité du peuple à inspirer un bon gouvernement. Ceux-ci réclament des hommes bons, forts ou compétents pour qu’ils fassent de bonnes lois : Give us good men and they will make us good Lawes. La maxime du législateur qu’y oppose Harrington est tout autre : Give us good orders, and they will make us good laws. Donnez-nous une bonne constitution, apte à entendre les citoyens et à les faire participer à la vie politique : les bonnes lois en découleront.
par , le 8 janvier 2020
Julien Le Mauff, « Harrington, un démocrate avant les Lumières », La Vie des idées , 8 janvier 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Hammersley-Harrington-Intellectual-Biography
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[1] Saint-Just, Œuvres complètes, éd. Anne Kupiec et Miguel Abensour, Paris, Gallimard, 2004, p. 607.