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Recension Philosophie

Hermann Broch entre littérature et philosophie
Psychopathologie de l’histoire


par Perrine Simon-Nahum , le 29 janvier 2009


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Commencée en 1934, jamais achevée et publiée à titre posthume, la Théorie de la folie des masses est une œuvre monumentale. À l’articulation de la philosophie et de la psychologie politique, Hermann Broch y analyse les pathologies des masses modernes qui ont conduit à l’avènement du nazisme.

Recensé : Hermann Broch, Théorie de la folie des masses. Édition établie par Paul Michael Lützeler, traduction de Pierre Rusch et Didier Renault, Paris, Tel Aviv, Éditions de l’Éclat, « philosophie imaginaire », 2008, 525 p., 32 €.

Tout comme on a quelques réticences à considérer les romans d’Hermann Broch sous le seul angle littéraire – lui-même avait forgé pour en parler l’expression de « roman épistémologique » –, de même est-on pris d’une hésitation au moment d’aborder sa Théorie de la folie des masses. Ce traité de psychologie politique, dont le propos, s’il emprunte à Freud et à Gabriel Tarde, est loin de s’en tenir à la psychanalyse ou à la théorie des comportements politiques, effraie par son ampleur. Entamé au début des années 1930, l’auteur y revint à plusieurs reprises sans jamais parvenir à lui donner une forme achevée. Il ne s’agit pas seulement de comprendre comment les régimes totalitaires, le nazisme en particulier, ont su gagner l’adhésion des masses mais d’explorer les mécanismes psychiques individuels qui y ont conduit. Proche des analyses d’Elias Canetti ou du Mythe de l’État d’Ernst Cassirer, que celui-ci rédigea, lui aussi, depuis son exil américain, l’originalité du propos de Broch réside dans le fait qu’il livre là, en cercles concentriques, une théorie de l’histoire fondée sur les forces du psychisme humain. Traduit pour la première fois en français par P. Rusch et D. Renault, ce livre-monument, qui, aux yeux de son auteur, constituait bien avant son œuvre romanesque sa véritable contribution à la pensée, ouvre un gigantesque terrain d’expérience humaine, prolongeant à sa manière le caractère universel de la littérature revendiqué déjà par les romantiques allemands.

Une psychologie politique

Par l’accumulation de faits auxquels elle fait référence, par la multiplicité des disciplines et des plans de réflexion qu’elle met en regard – philosophie, science politique, droit, psychanalyse, littérature etc. –, la Théorie de la folie des masses déroute. Construit d’une manière scientifique, sous une apparence systématique qui tient du modèle russellien, le texte s’échappe en réalité de tous les côtés. Pour saisir le projet de Broch, il faut en fait y pénétrer par la porte de la philosophie de l’histoire, dont un roman, La Mort de Virgile, écrit en parallèle, nous livre la clé. L’auteur décrit les dernières heures du poète romain alors que celui-ci rentre à Rome pour y mourir. Dans l’état de lucidité fiévreuse qui est le sien, Virgile est saisi à son arrivée au port de Brindisi des oppositions qu’il perçoit aussi bien dans le paysage qu’à travers les conduites de ceux qui l’entourent. Ces contradictions le ramènent au caractère diffracté de sa propre existence. Il prend conscience d’avoir volontairement sacrifié tout un pan d’émotions liées à la tristesse pour permettre à la beauté de triompher. Les discussions au petit matin avec ses amis, son entrevue avec l’empereur Auguste illustrent cette dualité à laquelle seule la mort vient mettre fin. Les dernières heures du poète sont ainsi l’occasion pour Broch de mettre en scène la présence de points de vue irréconciliables qui s’affrontent au sein d’une même époque. À l’image de l’existence du poète, l’histoire est formée d’une succession d’époques dont chacune répond à un « esprit du temps » qui renvoie au système de valeurs alors dominant. Le passage de l’une à l’autre ne s’effectue jamais sans heurts, la coexistence d’un système de valeurs donné et son remplacement progressif provoquant chez les contemporains une violente crise d’identité. Ordonnée autour des trois temps de l’histoire, le « ne plus », le « pas encore » et le « pourtant déjà », la constitution politique des sociétés résulte donc des tensions psychiques que provoquent ces hiatus temporels chez les individus qui en font l’expérience. La tentation de Virgile de détruire l’Énéide témoigne en fin de compte de son refus d’entretenir l’illusion d’éternité née de la beauté et affirme la responsabilité morale de l’homme dans la conduite de l’histoire.

La Théorie de la folie des masses traduit en termes politiques les effets psychiques induits par « ce commencement » et « cette fin » dont parlait H. Arendt, le basculement d’une époque vers une autre. Les cinquante années de « machiavélisme absolu » qui débouchent sur la triomphe du nazisme ont fourni à H. Broch un terrain de choix pour observer les effets politiques du délitement des consciences individuelles et de leur identification aux masses soumises par un pouvoir autoritaire. L’originalité de l’analyse de H. Broch réside en effet dans son refus d’hypostasier les masses en ramenant toujours leur conduite à la responsabilité de l’individu. Face aux bouleversements psychiques qu’entraîne la remise en cause d’un système de valeurs, l’alternative qui s’offre aux individus consiste soit à fuir l’angoisse née de ces tensions en tombant dans l’ivresse ou la mystique de la réalité, soit à lutter contre celles-ci en s’efforçant de surmonter les points de vue partiels pour reconstruire une vision générale du monde, ce qui les condamne en général à la solitude. Pour comprendre comment ceux-ci choisissent de basculer dans l’adhésion ou dans la résistance et analyser la façon dont se met en place un rapport perverti au réel, il faut non seulement se situer du point de vue d’une structure logique de pensée mais percevoir derrière elle – et pleinement autonome – une seconde structure qui reconduit, elle, à la pensée mythique. Les événements feront pencher les individus dans un sens plutôt rationnel ou les conduiront à opter pour l’irrationnel. Ainsi se trouve-t-on amené à poser la question essentielle, à savoir, sur fond de gnoséologie, celle de la conscience humaine et de son orientation.

Dès lors que Broch ne croit pas à la disparition définitive des états pathologiques dans le mouvement de l’histoire, il lui faut donc élaborer une psychologie de la politique capable d’embrasser cette double structure de manière à en renforcer la part rationnelle. « Je m’intéresse aux processus qui conduisent l’être humain à perdre et à récupérer ses vérités fondamentales, bref à ses attitudes religieuses » écrivait-il à son ami Aldous Huxley. Rien ne garantit que dans les périodes d’alternance entre humanisme et barbarie, entre démocratie et totalitarisme, l’humanisme sorte vainqueur. L’intuition la plus intéressante de Broch, qui vient prévenir une partie des critiques auxquelles est aujourd’hui confrontée la démocratie, consiste dans le fait d’admettre que, loin de prendre systématiquement le contrepied du totalitarisme et d’invoquer le rationalisme contre l’irrationnel, le système ouvert de valeurs que prône l’humanisme doit mobiliser les mêmes canaux. La démocratie, si elle veut l’emporter face au totalitarisme, devra donc le concurrencer sur le terrain psychique qui est le sien, d’user des mêmes stratagèmes. Elle jouera du registre des mythes et des rituels, n’hésitant pas à se placer elle aussi sur le terrain de la propagande, même si celle-ci est basée cette fois sur une éducation rationnelle des individus et jette l’anathème sur le discours adverse.

Une autobiographie masquée

L’ouvrage de Broch est pourtant loin de relever exclusivement d’un genre normatif. Il est au contraire traversé d’un balancement constant entre un discours qui, faisant le pari du juridico-politique, se développe sur un plan systématique et un niveau de réflexion, infra-conceptuel, qui se place au niveau des affects. Comme si H. Broch cherchait à se convaincre lui-même des chances pour l’humanité de gagner les sphères d’une « démocratie totale » selon les termes d’un projet qu’il avait lui-même analysé une première fois en 1937 autour des espoirs que suscitait la Société des Nations, sans pouvoir faire taire en lui les objections qui s’opposent à cette fin heureuse. Si le domaine du droit est celui où la société rationnelle se substitue le plus efficacement à la pensée magique, on perçoit la nécessité de la démocratie de gagner également les faveurs des individus sur une base plus émotionnelle. Sans doute est-ce la raison d’être de la théorie de la « conversion » qu’H. Broch développe tout au long du volume. C’est sous ce terme qu’il désigne en effet le changement de dispositif mental qui conduit les individus à se détourner du confort anonyme assuré par les régimes totalitaires pour embrasser les valeurs de l’individualisme démocratique. L’objectif de la conversion est double : défaire la masse, empêcher l’individu de chercher à se fondre en elle. Là où l’Église assumait autrefois cette tâche missionnaire, celui-ci revient aujourd’hui à la politique. « Depuis des années je travaille à ma Psychologie des Masses, dont le sujet n’est rien d’autre que la ‘conversion’, non pas la conversion religieuse, pour laquelle je n’ai pas de vocation, mais une espèce de conversion sécularisée à la propreté morale toute simple », écrivait-il le 28 février 1949.

Cette dimension morale pourrait surprendre dans un ouvrage se réclamant du réalisme politique le plus pragmatique, si l’on ne voyait pas que la théorie politique qui nous est présentée se veut, en même temps qu’une interrogation sur les pouvoirs de l’art et de la littérature, une autobiographie masquée, comme un pendant théorique à l’Autobiographie psychique que H. Broch rédigea également pendant la guerre et parue de façon posthume. S’il délaisse en effet la forme littéraire pour le discours scientifique, Broch n’en abandonne jamais le propos. C’est donc comme un dialogue entre littérature et histoire, ultime condition de la survie de l’homme en modernité, que doit être compris le sens moral à donner à la politique. On ne peut se défendre du sentiment qu’en s’élevant contre le pouvoir maléfique des images, en investissant les mots du pouvoir d’une réalité critique, la littérature est, aux yeux de Broch, l’ultime rempart contre le totalitarisme et l’un des instruments les plus sûrs dans la lutte contre la folie des masses. Sans doute est-ce en raison de cette capacité à traduire dans les mots la réalité des choses, de ce pouvoir critique dont est investi l’écrivain que la littérature fut l’une des premières victimes des totalitarismes.

« Écrivain malgré lui » comme le qualifiait H. Arendt en 1949 ou « philosophe malgré lui » selon les mots de son fils ? L’œuvre de Broch dépasse cette alternative. Si à travers sa théorie de la psychologie des masses, celui-ci espérait peser indirectement sur les événements de son époque (cf. la lettre à Hans Sahl du 11 novembre 1943) c’est sans doute autant comme théoricien que comme écrivain.

par Perrine Simon-Nahum, le 29 janvier 2009

Pour citer cet article :

Perrine Simon-Nahum, « Hermann Broch entre littérature et philosophie. Psychopathologie de l’histoire », La Vie des idées , 29 janvier 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Hermann-Broch-entre-litterature-et

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