Recensé : Michel Offerlé et Henry Rousso, La Fabrique interdisciplinaire. Histoire et science politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, 283 p., 22 €.
« Je ne suis pas certain d’être un bon historien, mais je suis sûr de ne pas être un bon économiste ». En 1990, Bernard Lepetit illustrait par cette phrase le fait qu’une « discipline ce n’est pas seulement un mode de structuration de la réalité décrite », mais c’est « également un métier, c’est-à-dire un ensemble de procédures éprouvées qui constituent une première garantie d’un discours cohérent ». Il proposait ainsi de définir l’interdisciplinarité comme « un processus maîtrisé d’emprunts réciproques, entre les différentes sciences de l’homme, de concepts, de problématiques et de méthodes pour des lectures renouvelées de la réalité sociale » [1].
Publié près de vingt ans plus tard, La Fabrique interdisciplinaire, reprend une partie des communications des journées d’études « Science politique/Histoire », tenues à la Fondation nationale des sciences politiques en mars 2004, sous la direction de Michel Offerlé et Henry Rousso [2]. Considérant que « depuis plusieurs années, les historiens, les politistes, les sociologues manifestent une appétence renouvelée pour la coopération interdisciplinaire », les organisateurs souhaitaient prendre « la mesure de cette évolution et […] en faire un premier bilan » [3]. La filiation n’est pas revendiquée, mais l’ouvrage ne propose pas une autre définition. C’est là que réside son originalité : plutôt qu’une énième redéfinition théorique de l’interdisciplinarité, cet ouvrage collectif est résolument tourné vers les pratiques.
En quinze contributions (plus une double introduction et trois conclusions), la Fabrique interdisciplinaire offre un panorama très riche des différentes façons par lesquelles sociologues, politistes et historiens ont renouvelé leur compréhension de « la réalité sociale » depuis une vingtaine d’années. Cela implique une hétérogénéité des contributions qui est assumée et revendiquée par les directeurs de l’ouvrage : Michel Offerlé indique ainsi que « toutes [les] contributions portent sur l’objet politique qu’aucun des auteur(e)s ne cherche par ailleurs à enserrer dans une définition plate » (p. 16), tandis que Henry Rousso précise que « cet ouvrage ne recherche pas une unité thématique et relève d’un éclectisme assumé quant aux sujets et terrains évoqués » (p. 19).
Ce choix met d’emblée le lecteur face une réalité que soulignent l’ensemble des conclusions de l’ouvrage, à l’instar de Jean-Claude Caron qui note qu’une « véritable interdisciplinarité ne signifie pas nécessairement une uniformisation des concepts, des objets et des méthodes » (p. 248). En effet, politistes, sociologues et historiens sont prêts à enrichir leurs « boites à outils » respectives, notamment par des « emprunts réciproques ». Mais plaider pour un décloisonnement des disciplines, ce n’est pas revendiquer une unification [4] ni une « dédisciplinarisation » [5] des sciences sociales.
Les usages de l’interdisciplinarité
Bernard Lepetit voyait, en tant qu’historien, trois usages principaux à une pratique restreinte de l’interdisciplinarité : désigner de nouveaux objets ; établir les conditions pour ajouter à l’intelligibilité du réel ; permettre des approches plus réfléchies, mieux maîtrisées [6]. Ici encore, les contributions réunies dans La Fabrique interdisciplinaire illustrent parfaitement cette proposition.
Alain Chatriot et Claire Lemercier présentent ainsi les « impératifs » qu’ils se fixent « pour un projet de recherche sur l’histoire des pratiques consultatives de l’État » (p. 191). Ce chantier, ouvert dans le cadre de leurs thèses respectives [7], désigne de nouveaux objets (les corps intermédiaires, les régulations juridiques, etc.) autant qu’il contribue à une meilleure connaissance de « l’histoire de l’État à travers ses pratiques » (p. 202). En se situant dans un « espace intermédiaire » (p. 203), cet « entre-deux » (p. 193) des relations entre l’État et la « société civile », ils plaident pour une histoire sociale soucieuse de mobiliser tout savoir susceptible d’éclairer ses sources – du droit à l’histoire des sciences, en passant par la science politique et les méthodes quantitatives [8] (p. 192).
Sur un terrain différent, le texte de Laure Blévis montre tout ce qu’une approche interdisciplinaire peut apporter à notre compréhension d’un objet, en apparence, mieux connu. Elle propose ainsi une sociologie historique de la citoyenneté construite « à la confluence de multiples disciplines : sociologie, science politique et histoire, mais aussi droit, anthropologie, voire accessoirement littérature » (p. 105). Son étude de ce « champ de recherche balisé » (p. 103), repose sur une double originalité : un « déplacement de terrain » vers les colonies – afin de saisir les enjeux de la citoyenneté à la périphérie – et une prise en considération du droit comme véritable objet d’étude – à la fois pour saisir « la dimension proprement juridique de la domination coloniale », et pour la dépasser en « prenant le droit colonial au sérieux » et en étudiant les pratiques (p. 106).
Enfin, notons que plusieurs contributions proposent une analyse de la façon dont sociologues et politistes ont constitué et exploité leurs corpus d’archives. Outre les textes dont c’est l’objet principal (ceux de Pierre-Yves Baudot et Gildas Tanguy) on retiendra plus particulièrement les remarques de Delphine Dulong et Laure Blévis. Elles font ainsi état de deux écueils fréquents, dont les historiens eux-mêmes ne sont pas toujours exempts : la « tentation de l’histoire policière » (p. 48) et le « le risque de surinterprétation » (p. 113). Face à ce qu’elle nomme le « rapport instrumental du sociologue à l’histoire » (p. 48), Delphine Dulong rappelle ainsi que celui-ci dispose d’outils conceptuels, propres à sa discipline, permettant d’échapper à ces écueils (p. 50). Laure Blévis, de son côté, souligne l’importance des « règles de base de la méthode historique » pour éviter ce « risque lancinant de toute recherche en sciences sociales » (p. 113).
Prendre son objet au sérieux
Qu’il s’agisse de la constitution du corpus archivistique, ou du choix de l’outillage conceptuel à mobiliser, La Fabrique interdisciplinaire rappelle à quel point l’étape de la « construction de l’objet » [9] d’une recherche en sciences sociales est importante. Comme l’écrivent Alain Chatriot et Claire Lemercier, « certaines questions devraient se poser d’elles-mêmes » (p. 192) et la plupart des contributions mettent l’accent sur le fait que l’interdisciplinarité s’impose le plus souvent comme une nécessité.
Irène Di Jorio explique ainsi très bien que, pour répondre aux questions qu’elle se posait sur les acteurs de la « propagande de l’État français » et les savoirs qu’ils mobilisaient, elle a été « pour ainsi dire, obligée de décupler les angles d’attaque », que son « objet d’étude [l’a] exhortée à diversifier les approches » (p. 206). Sur un terrain très différent, Sarah Gensburger montre que si son approche initiale se voulait pleinement sociologique (p. 133), sa volonté de saisir les enjeux de la notion de « politiques de la mémoire », très peu étudiés par les sociologues, l’obligeait à mobiliser les travaux d’autres disciplines. Elle souligne notamment que c’est « l’outillage théorique mis en œuvre par les historiens de la mémoire » qui lui a permis de « compléter la formulation de [sa] problématique et aider [sa] gestion du terrain » (p. 134). Enfin, Guillaume Mouralis note que, partant d’une interrogation sur « les procès intentés aux fonctionnaires est-allemands » à la suite de l’unification allemande, ce sont « les caractéristiques de [son] objet d’étude » qui l’on « conduit d’abord à en reculer les limites chronologiques » (p. 179).
Ces trois exemples illustrent un enseignement important de l’ouvrage. Comme l’écrit Jean-Claude Caron en conclusion, « l’interdisciplinarité ne se décrète pas : elle opère comme un besoin ou une nécessité » (p. 243). La Fabrique interdisciplinaire montre ainsi, exemples à l’appui, la fécondité d’une démarche plus soucieuse de la nature de l’objet étudié que des ancrages (et postures) disciplinaires.
Les enjeux institutionnels de l’interdisciplinarité
Cette voie n’est pourtant pas sans poser de problèmes de légitimité aux chercheurs qui décident de l’emprunter. Si cette question est rarement abordée dans les publications traitant de l’interdisciplinarité, elle est pourtant centrale. L’enjeu est à la fois méthodologique et académique.
Une discipline est en effet d’abord un ensemble de savoirs. Le chercheur qui s’engage sur le chemin de l’interdisciplinarité doit faire preuve de sa capacité à manier des procédures et des méthodes qui ne relèvent pas de sa formation initiale. On renvoie ici encore à la contribution de Laure Blévis qui – à travers sa propre relation au droit et à l’histoire – précise que cette question « renvoie à une expérience commune des (jeunes) chercheurs qui tentent le croisement des disciplines ». Elle explique ainsi que « l’un des aspects les plus problématiques (en tout cas l’un des plus angoissants) de l’option pluridisciplinaire est certainement la restitution des premiers résultats et la confrontation avec les membres “titrés” et institutionnellement légitimes des disciplines concernées » (p. 105).
Si un travail sérieux peut rapidement contourner cette difficulté, c’est du point de vue académique que sont dressés les obstacles les plus importants. Comme l’écrit Marc Lazar, « le PACS entre l’histoire et la science politique n’est pas encore signé, et le mariage encore moins célébré » (p. 253). C’est en partie la conséquence de la situation du marché du travail des chercheurs en sciences sociales [10]. Pour expliquer le maintien de fortes distinctions disciplinaires, Jacques Lagroye ajoute ainsi à la volonté de préservation des savoir-faire, celle – non négligeable – de la « protection légitime de candidats “maison” formés dans le cadre de chaque discipline, lorsque la rareté des postes à pourvoir exacerbe la concurrence » (p. 265).
Construire un savoir interdisciplinaire, c’est donc chercher un point d’accord entre des divergences conceptuelles, des exigences méthodologiques différentes et de multiples rivalités professionnelles. La Fabrique interdisciplinaire offre un bon exemple de ce que pourrait être ce point d’accord. On n’en regrettera que plus l’absence d’une véritable synthèse des deux directeurs de l’ouvrage, qui proposent au lecteur – afin de « respecter la diversité [de leurs] attentes » et « points de vues » (p. 11) – non pas un mais deux textes de présentation.