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Recension Histoire

Histoires à parts inégales

À propos de : Romain Bertrand, Le Long Remords de la conquête. Manille-Mexico-Madrid, l’affaire Diego de Avila (1577-1580), Seuil


par Roger Chartier , le 10 février 2016


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Un enfant condamné aux galères pour ses visions, un gouverneur en fâcheuse posture, des conquistadors et des frères Augustins… En analysant un procès dans les Philippines du XVIe siècle, Romain Bertrand poursuit son étude des contacts entre l’Europe et l’Asie.

Recensé : Romain Bertrand, Le Long Remords de la conquête. Manille-Mexico-Madrid, l’affaire Diego de Avila (1577-1580), Paris, Seuil, 2015. 576 p., 25 €.

Ces dernières années, les historiens ont pris conscience de l’épuisement des délimitations spatiales qui ont durablement défini les cadres de leurs recherches, que ce soit l’État-nation ou la monographie régionale ou urbaine. Ils ont donc proposé d’autres découpages géographiques et d’autres perspectives : l’histoire comparée, déjà pratiquée par Marc Bloch, l’histoire des empires, l’histoire globale, souvent désignée comme «  world history » et, plus récemment, les histoires connectées.

Ces dernières s’attachent aux relations, réciproques mais inégales, nouées entre des économies, des sociétés, des pouvoirs et des civilisations. Ses objets sont les réseaux d’échanges qui font circuler métaux précieux et marchandises, les migrations des populations, des idéologies ou des mythes, ou encore les expériences des hommes et des femmes qui ont franchi les frontières entre langues, religions et cultures. Romain Bertrand est l’un des plus brillants praticiens français d’une telle approche.

La Conquête critiquée par les conquérants

Après s’être confronté à ce déséquilibre dans le livre qu’il a consacré à l’arrivée des Hollandais à Java [1], Romain Bertrand s’est déplacé dans une autre île du Pacifique : les Philippines. Il suit là un destin exceptionnel, celui d’un jeune enfant peut-être ensorcelé par des servantes indigènes et jugé selon les procédures inquisitoriales, et il développe un thème original : celui de la critique de la Conquête espagnole par les conquérants eux-mêmes. Son livre montre magnifiquement comment l’association entre une approche micro-historique et une perspective d’histoires connectées permet un regard neuf sur la colonisation espagnole.

Le point de départ de l’enquête est un document conservé en deux copies, l’une dans les archives du Conseil des Indes, l’autre dans celles du tribunal de l’Inquisition de Mexico. Il s’agit d’un procès fait en 1577 par le gouverneur des Philippines, Francisco de Sande, à Diego de Ávila et à deux Indiennes, Inés Sinapas et Beatriz, toutes deux originaires de l’île de Cebu. Dans ce procès jugé à Manille, où les Espagnols se sont installés en 1571 et vivent précairement dans « la périphérie d’une périphérie » (à savoir le Mexique), tout paraît exceptionnel : le jeune âge de l’accusé (onze ans), la lourdeur de la condamnation (dix ans de galères), l’accusation de sorcellerie lancée contre les deux Indiennes (alors qu’à cette date les tribunaux de la Couronne espagnole ne la poursuivent plus).

La raison de ces exceptionnalités se trouve dans les dépositions de Diego telles qu’elles sont consignées par ses juges et traduites par Romain Bertrand. Il dit avoir été ensorcelé par Inés et avoir eu des visions qui l’ont conduit à fréquenter diables et sorcières. Revenu à la raison, il est emporté par la maladie et est tenu pour mort, puis ressuscite :

« Et durant ladite période d’une heure et demie, l’âme de ce confessant s’en était allée au ciel, où elle avait vu Dieu et tous les saints, ainsi que Notre Seigneur Jésus-Christ, et depuis le Ciel elle avait vu l’enfer et les diables et les damnés. Et elle avait vu aussi le purgatoire et les âmes qui y étaient et le paradis terrestre et quantité de saints qui étaient là-bas de corps et d’âme en nombre prodigieux, supérieur au nombre de gens qui vivent en la terre de Mexico, et elle avait vu encore de là-haut le monde et les hommes qui y vivent, et la mer et les arbres, et bien d’autres choses encore » (p. 52).

Si, durant sa pérégrination dans l’au-delà, Diego ne reconnaît personne parmi les habitants de l’enfer ou du purgatoire, il n’en est pas allé de même lors de ses visions diaboliques :

« Le jour de la Saint-Benoît, les diables lui dirent qu’un ami du gouverneur de cette terre était là-bas à leurs cotés, et comme il leur demandait de qui il était question, ils lui répondirent qu’il s’agissait d’un alcalde, et ils ne le nommèrent point parce que lesdits diables ne peuvent nommer personne qui a nom de saint, ainsi qu’ils le lui ont dit. Et ils lui dirent qu’ils attendaient d’un instant à l’autre la venue d’un gouverneur de cette terre, et qu’ils avaient préparé à son intention une chaise et une chambre parce qu’il ne respectait ni les Frères ni personne, et ils nommèrent des personnes, des femmes avec qui il se comportait de façon indécente, et ils racontaient bien d’autres choses encore, disant que c’était pour cela qu’ils l’avaient condamné » (p. 49).

Les visions de Diego ont circulé dans la ville, rapportées jusque dans la salle de l’assemblée municipale et dans la maison même du gouverneur. Il était donc urgent pour le gouverneur d’étouffer ces terribles accusations qui lui promettaient la damnation éternelle. D’où le procès.

Honneur, réputation, fierté

Fidèle à la catégorie d’ « exceptionnel normal », proposée par Eduardo Grendi et mobilisée de livre en livre par Carlo Ginzburg, Romain Bertrand déchiffre dans ce procès extraordinaire des situations ordinaires dans les premiers temps de la Conquête, mais ensuite oubliées ou effacées lors de la colonisation triomphante.

La première, qui constitue une raison forte du procès, est la haine que les vétérans de la conquête militaire vouent aux administrateurs au service de la monarchie, ces « hommes nouveaux » dont la carrière de Sande donne un exemple typique. Après des études de droit à Alcalá de Henares et Salamanque, il est nommé au tribunal de Mexico puis devient gouverneur des Philippines, mais sans que cela lui fasse oublier la noblesse de son lignage et ses propriétés de Cáceres.

Entre les anciens soldats et les « letrados  », entre la sociabilité martiale des premiers et la « société d’étiquette » des seconds, l’incompréhension est totale. Le conflit entre des expériences, des formes de vie et des valeurs si différentes se noue autour de la question des « encomiendas », ces vastes territoires accordés aux conquistadors, à charge pour eux d’enseigner la foi chrétienne aux Indiens forcés au travail dans les champs et les mines.

Le système de l’«  encomienda  », dénoncé par Las Casas comme la cause essentielle de la « destruction des Indes », dépeuplées par les cruautés et tyrannies de chrétiens qui ont failli à leur tâche évangélisatrice et ont ainsi privé des millions d’Indiens de leur vie et de leur salut, constituait le fondement de la puissance et du prestige des conquérants. En confisquant et redistribuant des « encomiendas  », en tentant d’en briser la transmission héréditaire, Sande ne pouvait que déchaîner les fureurs des vétérans, atteints dans leurs biens, leur renommée et leur honneur. Faire circuler les visions de Diego était, avec les plaintes adressées au monarque, l’une de leurs réponses.

Comme le souligne Romain Bertrand inspiré par Goffman, l’économie de l’honneur, entendu à la fois comme « honra  » et «  honor  », comme réputation et fierté, est au cœur de toutes les relations et interactions sociales dans le monde espagnol du Siècle d’Or, y compris dans ses confins des Indes orientales.

Le « remords » des conquistadors

Une seconde réalité « normale » rendue visible par le procès de Diego tient à l’opposition entre les ordres religieux et l’administration monarchique. Deux frères Augustins sont, en effet, impliqués dans l’affaire : Alonso Jiménez, un oncle de Diego, et Alonso Gutiérrez, son tuteur. Diego reconnaît à ce dernier le rôle d’interprète de ses visions :

« Ce confessant dit que le Père Frère Alonso Gutiérrez lui avait intimé l’ordre de ne rien dire parce qu’il ne savait pas comment en parler, et qu’il lui fallait attendre qu’il fût à ses côtés pour en parler parce que lui ne saurait pas bien comment les dire, et que ledit Frère Alonso en parlerait alors à sa place. Et il dit que le Père Frère Alonso Gutiérrez lui avait dit : ce dont tu sauras parler, dis-le, et ce dont tu ne sauras pas parler, moi je le dirai, aussi ne dis rien si je suis pas à tes côtés » (p. 155).

Le Frère Gutiérrez avait transcrit les visions de l’enfant dans un cahier, redouté par les autorités et perdu.

Les déclarations de Diego ne peuvent pas être séparées des violentes critiques adressées par les ordres religieux, Augustins mais aussi Franciscains et Dominicains, aux institutions de la Conquête (« encomienda », « repartimiento », «  requerimiento »), aux exactions commises contre les Indiens, à la trahison du devoir d’évangélisation. C’est dans cette perspective de « la critique de la conquête durant la conquête » qu’il faut situer le titre du livre. Aux accusations des missionnaires répond, selon Romain Bertrand, le « long remords » des conquistadors.

Est-ce si sûr ? Certes, les testaments des vétérans attestent que certains d’entre eux font, à l’approche de la mort, les gestes réclamés par leurs confesseurs : ainsi, des fondations de messe, des donations charitables ou la libération des Indiens réduits en esclavage (et qui l’avaient été malgré l’interdiction de leur imposer une telle condition). Comment interpréter ces conduites ? Ces gestes traduisent-ils le repentir sincère et ce désir de réparation que, selon le traité écrit par Las Casas pour les missionnaires dominicains en partance pour le Chiapas, les confesseurs devaient exiger des Espagnols ? Sont-ils la preuve d’un sentiment de culpabilité, d’une conscience du péché, d’une honte devenue remords ?

Romain Bertrand le suggère lorsqu’il affirme que les imprécations des Frères « se sont insinuées au creux des consciences. Elles y ont délimité le lieu d’une intranquillité. Allumé le foyer d’une frayeur. Imprimé le pli d’une honte » (p. 193). Cependant, certain que sonder les âmes n’est pas une tâche aisée, il corrige aussitôt son diagnostic : « Certes, il y a loin de la peur au repentir : aussi loin que du purgatoire au paradis. Quoique les conquistadors, rattrapés par le grand âge, fassent leur mea culpa et multiplient les donations pieuses, rien n’atteste qu’ils aient éprouvé un remords sincère pour les vies prises au gré des jornadas  » (p. 193).

L’effroi devant une éternelle condamnation et la certitude que, même aux derniers moments de la vie, elle peut être évitée par la confession des fautes et des gestes de dévotion peuvent suffire pour expliquer ces fondations et donations au bénéfice des institutions religieuses, fort différentes des restitutions (de terres, de biens, de souveraineté) qu’exigeait Las Casas.

Les croyances des Indiennes

Savoir si le remords des anciens conquistadors a pu être plus qu’un beau titre de livre est difficile. Plus difficile encore est de restituer les croyances des deux Indiennes condamnées comme « sorcières ». Les seules paroles que l’historien peut écouter sont celles qui leur sont arrachées par la torture et que traduisent leurs juges, leur imposant non seulement les mots du castillan, mais aussi les catégories de la démonologie.

Pourtant, dans ces aveux qui mettent en scène classiquement les invocations, malédictions et rituels de celles qui s’abandonnent au diable et s’accouplent avec les démons, Romain Bertrand reconnaît la présence d’autres registres et des silences inattendus. C’est ainsi qu’Inès entrelace avec les discours de la sorcellerie et de la magie, familiers à ses bourreaux, de nombreuses références aux savoirs autochtones sur les vertus des plantes et des herbes. Plus surprenantes sont les absences : aucun langage chrétien, comme si l’évangélisation commencée n’avait aucune prise sur les consciences, aucune allusion à l’Islam, alors que le prosélytisme musulman atteint les Philippines depuis le sultanat de Brunei.

Dans cette analyse, qui fait souvenir de celle de Carlo Ginzburg dans son livre Les Batailles nocturnes, Romain Bertrand demeure prudent, respectueux des indécisions imposées par les sources. Il se risque toutefois à interpréter les actions des deux Indiennes, jeteuses de sorts et de maléfices, comme une revanche contre la société coloniale qui leur a ôté leur dignité et en a fait des esclaves de fait.

Roman Bertrand poursuit ainsi « le programme d’une ethnographie historique des situations de contact entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est à l’aube de l’ère moderne » (p. 26), inaugurée avec le livre qu’il a consacré aux Hollandais à Java. Les situations sont différentes : rencontre entre deux cultures à Java, simples premiers contacts à Manille où une « asymétrie documentaire radicale » oppose les multiples écrits des conquistadors et des administrateurs espagnols à l’absence de tout document rédigés dans la langue des indigènes. Leurs seules paroles qui ont laissé une trace ont été proférées sous contrainte et transmises dans l’idiome des colonisateurs.

Dans ce cas, le projet d’une « histoire à parts égales » trouve, paradoxalement, sa nécessité et son urgence dans son impossibilité même. Pour atténuer l’asymétrie, Romain Bertrand connaît les recours possibles : ainsi, une lecture ethnologique des rituels indiens collectés par les Espagnols à partir de la décennie de 1580 ou une interprétation chronologique fine des données archéologiques.

Toutefois, le mystère des cœurs et des consciences demeure. L’« intranquillité » des vétérans, obsédés par leur salut, et l’humiliation des femmes indiennes, réduites à la servitude, résistent à toute interprétation univoque, documentée, sûre. En s’attachant à des situations exceptionnelles, périphéries de périphéries, paroxysmes d’incompréhensions, les histoires connectées rappellent, en fait, les incertitudes inhérentes à une intention qui « n’est pas – surtout pas – de prendre la parole à la place des acteurs, mais plutôt d’habiter avec la même intensité chacun des lieux de leur parole » (p. 25). C’est que fait avec savoir et retenue Romain Bertrand embarqué pour Manille.

par Roger Chartier, le 10 février 2016

Pour citer cet article :

Roger Chartier, « Histoires à parts inégales », La Vie des idées , 10 février 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Histoires-a-part-inegales

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Notes

[1L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Seuil, 2011. Voir la recension.

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