Recensé : Eric J. Hobsbawm, Aux armes, historiens. Deux siècles d’histoire de la Révolution française, Paris, La Découverte, 2007, 155 p., 14,50 €.
Les coûts de traduction et les difficultés de l’édition en sciences sociales font que souvent les éditeurs français renoncent aux traductions. On devrait donc se féliciter de la traduction de ce court ouvrage d’un des plus célèbres historiens anglophones contemporains. Hélas, la traduction, comme trop souvent, arrive bien tard et offre ainsi un ouvrage particulièrement curieux qui, mis à part une postface de sept pages, date de 1990. Le propos de l’auteur n’est certes pas en soi invalidé par ce délai, mais l’ambition historiographique de l’analyse fait naître des décalages intrigants pour le lecteur francophone [1]. On conçoit bien que les éditeurs souhaitent publier des « classiques », mais la question de l’actualisation de tels ouvrages est tout sauf anodine, surtout quand, comme ici, il s’agit de la publication de conférences à tonalité polémique.
Eric J. Hobsbawm, professeur émérite de l’université de Londres, né en 1917 à Vienne, fait partie de ces figures de l’historiographie anglaise intéressée par les questions économiques et sociales et très influencée par une certaine tendance du marxisme. Il est devenu célèbre, en dehors du cercle des historiens, grâce à ses grandes synthèses sur l’histoire des XIXe et XXe siècles [2]. Il explicite très clairement son projet dans la préface de ce recueil de conférences prononcées aux Etats-Unis à l’occasion du bicentenaire de 1989 en se proposant de faire « autant une défense qu’une explication de l’interprétation classique de la Révolution française ». Et il ajoute pour être très clair : « Agacé par ceux qui s’opposent à elle, j’ai trouvé là une raison de prendre la plume. » Si cet agacement est sans doute à l’origine de ces conférences, on peut regretter la construction un peu curieuse d’un ennemi historiographique dont la cohérence semble s’échapper tout au long des pages du livre. Le second projet d’Hobsbawm est de s’interroger sur l’histoire de la réception et de l’interprétation aux XIXe et XXe siècles de la Révolution française. L’idée paraît séduisante mais on peut être un peu surpris quand son auteur explique qu’il s’agit d’un « sujet étonnamment négligé » (en particulier, on peut rappeler que la cinquième partie du Dictionnaire critique de la Révolution française codirigé par François Furet et Mona Ozouf et publié chez Flammarion en 1988 portait spécialement sur les interprètes et historiens de la Révolution française).
L’essentiel de la thèse du livre consiste donc à dénoncer l’entreprise menée par Alfed Cobban d’une part, François Furet et Denis Richet d’autre part, dans le révisionnisme de l’histoire révolutionnaire telle qu’elle s’était progressivement écrite et stabilisée ; la quatrième partie du livre d’Hobsbawm est même titrée « survivre au révisionnisme ». Mais plutôt que de discuter précisément leurs travaux ou ceux de leurs collègues, Hobsbawm se livre à des dénonciations d’ouvrages qui le plus souvent ne relèvent pas du champ scientifique. On peut comprendre son irritation face au discours contre la révolution porté par le roman Citizens de Simon Schama, qui a emporté un grand succès au moment du bicentenaire, ou par des ouvrages comme celui de René Sédillot sur Le coût de la Révolution française, mais on est obligé de dire que ce dernier a été publié chez Perrin en 1987 dans une collection dont l’intitulé « Vérités et légendes » indiquait tout de même qu’il ne s’agissait pas d’une production universitaire répondant aux critères du débat académique. L’invalidation de l’entreprise furetienne – au-delà de disqualifications personnelles qui peuvent parfois surprendre, comme lorsqu’il lui est reproché de ne pas être normalien ou lorsqu’on ramène son travail à « un règlement de comptes sur la rive gauche de Paris » – ne repose donc pas sur une discussion de la centralité redonnée au politique, mais sur l’écho médiatique et déformé de ce que certains ont voulu faire dire aux recherches furetiennes.
Au-delà même de ces aspects polémiques, on peut regretter que l’analyse du jacobinisme, du bonapartisme ou la lecture communiste de la Révolution française en reste très souvent à quelques clichés trop rapides. Le genre de la conférence publiée trouve ici vraiment sa limite. La cartographie de l’historiographie révolutionnaire au XIXe siècle, malgré les efforts de quantification à partir de la British Library, donne des résultats très limités et montre surtout une vision assez partielle de ces sujets.
Ces outrances ont en plus pour particularité de porter un jugement qui s’arrête sur les débuts du bicentenaire et propose donc de l’abondante production historiographique diffusée à son occasion une lecture très partielle – la postface indique quelques éléments, mais les sept pages ne permettent pas, de l’aveu même de l’auteur, de procéder à une analyse de ces travaux. Même si le livre de l’historien américain Stephen L. Kaplan, Adieu 89 [3], avait fait polémique par son ton parfois pamphlétaire, son analyse des enjeux scientifiques du bicentenaire était beaucoup mieux informée. Restent quelques plaisirs de lecture, lorsque Hobsbawm confie au détour d’une phrase qu’il chantait la carmagnole avec des ouvriers à Paris à l’été 1936, ou quand on constate son ouverture érudite à des chantiers très différents entre eux – même si le livre comporte des erreurs qui auraient dû être corrigées. Citons-en une, totalement anecdotique : contrairement à ce que l’auteur indique, la République française a émis dès 1950 une série de timbres-poste à la gloire des célébrités de la Révolution de 1789 qui réunissait aussi bien Robespierre et Danton que Carnot, David, Hoche et Chénier.
Bref, pour connaître l’œuvre d’Hobsbawm, on conseillera davantage ses mémoires [4] ou le numéro d’hommage que lui a récemment consacré la Revue d’Histoire moderne et contemporaine [5]. Pour réfléchir à l’histoire de la Révolution française dans la longue durée, d’autres guides s’offrent au lecteur curieux, qui trouvera alors des perspectives plus équilibrées et surtout beaucoup plus actualisées. La récente réédition d’un ensemble d’écrits de François Furet sur ces questions montre que l’on ne peut pas sérieusement caricaturer à ce point son travail [6]. On peut aussi conseiller les actes très pluralistes d’un colloque récent qui montrent les recherches touchant aussi bien les réseaux de sociabilité que les mutations des formes de la violence et les innovations culturelles [7]. À n’en pas douter, comme le souligne Hobsbawm, la Révolution française est un événement majeur pour la politique moderne dans l’ensemble du monde. La recherche sur l’histoire de la Révolution française est encore possible et évidemment nécessaire, mais cela passe d’abord par une réflexion sérieuse sur l’historiographie.
Pour citer cet article :
Alain Chatriot, « Hobsbawm et ses combats »,
La Vie des idées
, 28 novembre 2007.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Hobsbawm-et-ses-combats
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