La réparation, explique J. Michel, n’est pas seulement un principe moral qu’impose notre sens de la justice. C’est plus fondamentalement une donnée anthropologique parce que nous cherchons à pallier notre vulnérabilité constitutive.
À propos de : Johann Michel, Le réparable et l’irréparable, L’humain au temps du vulnérable, Hermann
La réparation, explique J. Michel, n’est pas seulement un principe moral qu’impose notre sens de la justice. C’est plus fondamentalement une donnée anthropologique parce que nous cherchons à pallier notre vulnérabilité constitutive.
Johann Michel propose dans son livre de faire une « philosophie générale de la réparation » (8), révélant ainsi l’être humain comme « homo reparans ». L’hypothèse anthropologique qui sous-tend son ambition théorique est que la réparation se dévoile comme phénomène global de la condition humaine, parce que l’humain est à la fois vulnérable, incomplet, et capable de mettre en œuvre des dispositifs pour conjurer cette vulnérabilité. La vie humaine, organique ou sociale, serait impossible sans échange réparateur. Cette philosophie suppose de montrer la multiplicité des phénomènes de réparation dans leurs différentes facettes phénoménologiques, tout en faisant le pari qu’il existe une unité du concept – que c’est bien de réparation qu’il s’agit dans chaque cas exploré.
Ainsi, il s’agit d’une part de saisir les discours et pratiques de réparation dans leur multiplicité. Cela ne peut se faire que dans le dialogue serré avec les savoirs positifs des sciences naturelles et sociales dans lesquels se déploie la polysémie de la « réparation », ses sens et ses usages pris dans des grammaires et techniques particulières. Johann Michel analyse au fil des chapitres successifs comment la réparation se pense et se manifeste dans différents domaines de la vie humaine (286) : la réparation biologique du corps vivant, dont le modèle est la cicatrisation (chapitre 1) ; la réparation psychologique de l’esprit souffrant, avec le travail de deuil (chapitre 2) ; la réparation religieuse de la faute : l’expiation, et la réparation sociale de l’offense, par l’excuse (chapitre 3) ; la réparation juridique du crime : de l’indemnisation et la rétribution à la justice restaurative (chapitre 4) ; enfin la réparation historique du passé : de la restitution et la commémoration, à la réconciliation et à la justice transitionnelle (chapitre 5).
D’autre part, le geste théorique de J. Michel consiste à ordonner cette multiplicité et la saisir selon la règle de son unité : découvrir ce qu’il y a de commun dans toutes ces variations discursives et empiriques. Identifier et délimiter la réparation permet, dans le même mouvement, d’appréhender ce qui n’en relève pas, ce qui est de l’ordre de l’irréparable – non pas seulement en fonction d’une contrainte empirique ou technique (ces contraintes sont mouvantes avec les avancées technologiques et la frontière entre ce qui peut se réparer ou non se déplace sans cesse), mais beaucoup plus fondamentalement (ontologiquement) parce que certains objets, phénomènes ou processus sont hors de la sphère d’application du concept de réparation, parce que toute réparation laisse un reste, un résidu, une fêlure. L’humain est cet être qui constamment répare, et se heurte à l’irréparable.
Sur le plan méthodologique, pour intégrer la multiplicité dans l’unité, J. Michel aurait pu procéder par abstraction. Chez Emmanuel Kant par exemple, la création d’un concept est le produit de trois actes de l’entendement : comparaison (des représentations multiples), réflexion (prise en considération de l’unité possible dans la conscience) et abstraction (mise entre parenthèses d’éléments du divers considérés comme non pertinents pour l’unité du concept). Il y a des éléments empiriques dans le geste médical de reconstruction d’un os brisé, dans le geste social du don cérémoniel et du rituel de rétablissement de l’échange et de la confiance, dans le geste pénal d’attribution de la juste sanction pour le crime commis, qui ne relèvent pas de la réparation. Il y en a d’autres au contraire que le chercheur peut sélectionner pour proposer les traits communs à ces pratiques qui permettent de les penser toutes trois sous le concept commun de « réparation ». Mais ce n’est pas ainsi que procède Johann Michel qui, poursuivant la ligne de ses travaux antérieurs [1], adopte ici une démarche d’« herméneutique analogique » (13).
L’ambition de l’herméneutique est de refonder la théorie de la connaissance en évitant le risque posé par l’abstraction, souvent dénoncé [2], de ne pas faire justice à la diversité des manifestations phénoménologiques ou des différents aspects que le concept est supposé englober. En effet, pour que l’abstraction soit correcte, légitime, il faut pouvoir justifier la sélection de ces traits considérés comme non pertinents par rapport à ceux que l’on va privilégier, dans les phénomènes considérés, comme des éléments essentiels du concept et s’assurer que l’omission sélective de certains aspects du phénomène ne se fait pas, en amont de la comparaison et réflexion, au nom d’une préconception idéale ou d’une prénotion confuse du modèle qu’on essaie de construire. On risque de prétendre construire un concept « correct » (enjeu épistémique) au nom d’une croyance morale sur ce que doit être la bonne ou juste forme de réparation, pour des raisons pratiques (enjeu normatif). Évitant le risque d’idéalisation arbitraire que contient l’abstraction, c’est donc par une démarche analogique, plus respectueuse de la différence, que procède Johann Michel pour appréhender la réparation. L’approche analogique consiste à saisir la transversalité de la réparation en comparant les dispositifs à l’œuvre dans les différents domaines et en établissant une équivalence de rapports, une correspondance, entre les pratiques et les domaines considérés.
C’est ainsi qu’on peut obtenir les équivalences suivantes (13) : « la cicatrisation est au vivant ce que le travail de deuil est au psychologique [l’expiation au religieux, l’excuse au social], ce que l’indemnisation est au droit [la commémoration à l’histoire] » [3] : la méthode analogique offre la possibilité de penser ensemble, dans ce qui les rassemble, ces situations et formes réparatrices différentes, sans réduire l’une à l’autre ; elle « dessine les contours de la réparation » (13) sans forcer leurs ressemblances en un concept systématique cohérent forgé dans un domaine et imposé dans les autres.
Si elle respecte davantage la différence que l’abstraction, dit Johann Michel, la démarche analogique pousse toutefois plus loin l’exigence d’unité que la perspective analytique pragmatique de Wittgenstein. Selon cette dernière, les différentes formes de réparation ne partageraient qu’un « air de famille », un ensemble ouvert et non exhaustif de traits dont aucun ne serait nécessaire pour que le concept s’applique correctement : les différents usages de la réparation dans ces différents domaines seraient reliés les uns aux autres de manières très variées, mais pas systématiquement comparables à partir des mêmes traits. Wittgenstein caractérise ces similarités entre les différents usages du concept par la notion d’air de famille, car « les ressemblances variées entre les membres d’une famille, la corpulence, les traits, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament, etc. se recoupent et se croisent de la même manière » (Investigations philosophiques § 67). Le problème de cette approche wittgensteinienne est en quelque sorte l’opposé de celui de l’abstraction kantienne et de sa « pulsion de généralité » : tout finit par ressembler à tout si l’on cherche des ressemblances et la catégorie risque de rendre impossible la moindre conceptualisation.
C’est pourquoi une herméneutique analogique doit être préférée pour J. Michel : si l’analogie n’est pas l’identité, elle permet néanmoins de penser un concept unifié de réparation sur la base d’une identité de rapports. La réparation s’entend, propose-t-il, comme « ensemble de réponses et de réactions face à une lésion, à une perte » (9) ; ce qui est analogue dans les différentes formes phénoménales explorées, c’est une démarche intentionnelle, humaine, de réaction à un défaut, un manque ou un déséquilibre : la réparation est « une modalité fondamentale de régulation de l’humain ». Ainsi il y a réparation quand un équilibre identifié et formalisé comme tel (1), a été rompu (2) et que de manière délibérée sont mis en place des processus/dispositifs de rétablissement de l’équilibre (3).
Cette méthode, très suggestive et féconde, donne lieu à des analyses d’une grande finesse phénoménologique. On peut, d’un côté, discriminer entre la réparation et d’autres concepts proches en apparence et néanmoins relevant d’une logique différente (par exemple, dans le domaine biologique étudié dans le premier chapitre, Johann Michel peut distinguer la cicatrisation de l’auto-régénération, ou encore de l’humanité augmentée), sans disqualifier, d’un autre côté, telle ou telle forme réparatrice au nom d’une vérité absolue ou d’authenticité du concept. C’est ce qui permet d’affirmer par exemple dans le chapitre quatre consacré à la réparation en droit que l’indemnisation est bien une forme de réparation même si elle peut s’accompagner d’un défaut de reconnaissance, même si la compensation financière donne l’illusion de l’épurement de la dette et s’interprète parfois comme prix du sang : l’approche analogique permet de montrer que la compensation est réparation dans son domaine propre, le domaine juridique, même si elle échoue du point de vue d’attentes extérieures qui seraient d’ordre social ou moral.
Mais il n’est pas certain que J. Michel parvienne à évacuer totalement la difficulté identifiée plus haut à propos de l’abstraction, et ce, pour deux raisons. D’abord, la prise en compte de la multiplicité s’accompagne de la construction d’un « modèle » qui fonctionne comme idéal-type de la réparation dans chaque domaine (cicatrisation, travail de deuil, excuse, indemnisation…), à l’aune duquel, une fois que la description et l’historicisation des formes de réparation sont faites, s’engage le processus d’évaluation normative de ces formes. En effet, l’ambition de la « philosophie de la réparation » menée par J. Michel n’est pas seulement descriptive ou théorique, mais bien normative : il ne s’agit pas seulement d’établir si telle ou telle pratique s’apparente à la réparation ou s’en éloigne, mais également si telle ou telle pratique est « bonne », juste, si elle répare correctement. Or la manière dont l’herméneutique analogique produit, ou identifie, des modèles n’est pas tout à fait explicite : certaines pratiques semblent valoir comme modèles, car elles s’attachent à reconstruire un équilibre. La mise à l’épreuve normative repose ainsi sur le diagnostic d’un équilibre préalable puis de sa rupture : pour qu’il y ait réparation, il faut qu’il y ait un avant et un après, le passage étant marqué par quelque chose de négatif, et la mise en place de procédures ordinaires de remise en état. Mais comment s’assurer qu’on part d’une juste notion d’équilibre, sans parti pris d’idéalisation de la situation initiale, sans ancrage dans un modèle naturaliste ou fonctionnaliste de la régulation qui biaise le diagnostic et qui pourrait provenir de la propre attente morale du chercheur ? Et si l’état présumé initial n’était pas un état d’équilibre, ou ne l’était que pour certains acteurs, si la rupture présumée est en réalité transition vers l’équilibre, la régulation peut-elle se penser encore comme réparation ?
Ensuite, toute méthode analogique, puisqu’elle procède par construction et identification d’identités de rapports et mise en comparaison de domaines différents, laisse de côté par principe les effets produits par l’imbrication et l’articulation des différents domaines ou des différents champs concernés eux-mêmes. La méthode analogique, très féconde pour l’analyse au sein de chaque champ, reste au fond prisonnière des frontières tracées entre les domaines et peu capable de penser l’intersection entre eux et les effets produits sur les dispositifs. Le jeu dans les modèles éventuellement produit par l’interpénétration des domaines semble parfois interprété comme une altération illégitime de l’idéal-type identifié (par exemple dans les pages qui dénoncent l’excessive, et illusoire, dimension thérapeutique de la justice restaurative ou dans celles qui regrettent la généralisation de la logique d’assistance sociale).
Enfin, un étonnement à la lecture déborde la stricte méthodologie, bien qu’il s’ancre lui aussi dans un préalable méthodologique : si les différents modèles de réparations valent dans différents champs ou domaines (discours et pratiques), comment les domaines eux-mêmes sont-ils posés ? Peut-on présupposer leur cohérence interne et peut-on en faire la liste exhaustive ? En particulier, on ne peut que remarquer l’absence de deux « domaines » au fil des équivalences de rapports et des chapitres qui déroulent l’analyse : la morale et la politique. Bien sûr, elles sont en quelque sorte présentes dans le livre, de manière transversale, dans le social, le religieux, le juridique ou l’historique. Mais J. Michel ne propose pas de modèle idéal-typique de réparation morale ou politique, et morale et politique ne sont pas explicitement traitées en domaines propres : la dimension morale de la réparation est essentiellement traitée dans le champ social et la dimension politique dans le champ historique. Or on pourrait suggérer que la reconnaissance est à la morale et la reconstitution ou ré-institution au politique ce que l’indemnisation et la rétribution sont au droit ou l’excuse au social. Il n’y a pas moins d’évidence, semble-t-il, des usages ou des formes phénoménales réparatrices dans ces cas que dans les autres.
Que signifie, ou signale, leur absence ? Cela paraît d’autant plus crucial en réalité que les domaines juridique, moral et politique sont ceux où les normes sont le plus souvent emmêlées, difficiles à désimbriquer, mais où précisément distinguer les unes des autres produit des effets herméneutiques fondamentaux : pensons à l’exemple paradigmatique des droits humains, tout à la fois normes, valeurs ou principes moraux, juridiques et politiques, mais précisément n’ayant pas la même portée ni les mêmes effets selon qu’on les considère comme relevant de tel ou tel domaine. Dans le cas de la réparation, la reconnaissance morale du statut de personne d’égale dignité, l’indemnisation ou la réhabilitation juridique au nom du statut de victime d’un préjudice et la ré-institution politique du statut de citoyenneté pleine et entière peuvent être formulées comme des demandes de réparations. Bien des malentendus ou des fins de non-recevoir, par exemple à propos des demandes de réparations au titre de l’esclavage colonial en France - exemple qui traverse tout le dernier chapitre, proviennent justement de la confusion entre ces différents enjeux.
L’essentiel des enjeux moraux et politiques des demandes de réparations actuelles se trouve abordé dans le domaine « historique », dans le dernier chapitre intitulé « L’Histoire en dette », qui se conclut de façon largement aporétique, en appelant à une forme d’acceptation du non solvable, de l’irréparable, en raison du « la nature radicale du mal historique » (15) et de son caractère incommensurable. Mais on peut soupçonner que cette démarcation du réparable et de l’irréparable pour les crimes du passé, qui enjoint à admettre que « vouloir réparer l’histoire doit conserver sa nature hautement paradoxale » (337, je souligne) provient du fait que « l’histoire » ne constitue pas en réalité un domaine homogène : non seulement elle se trouve traversée de morale et de politique, mais encore la réparation politique n’est pas seulement un « usage » particulier « de la réparation morale » (319). Même en conservant une démarche d’herméneutique analogique, pourquoi ne pas avoir identifié trois domaines différents, l’histoire, la morale et la politique, avec des formes réparatrices spécifiques et peut-être une matrice d’interactions réparatrices selon le type d’injustices à réparer ? Cela aurait pu conduire à une conclusion normativement plus ferme et plus précise sur la dimension politique des réparations « de l’histoire ».
Les pistes d’une telle possibilité sont à l’œuvre dans certaines théories contemporaines de la justice transitionnelle, évoquées dans les deux derniers chapitres, qui s’efforcent de penser les réparations non pas justement sous les auspices d’une théorie corrective ou d’une théorie restaurative, mais comme éléments d’une théorie transformative [4] tournée vers l’avenir et non pas vers un passé fantasmé comme situation d’équilibre à laquelle la réparation s’efforcerait de revenir. Dans ces formes, la réparation ne se pense pas en termes de régulation homéostatique, mais comme condition de mise en place d’un projet politique commun. Elle ne s’inscrit pas dans un donné anthropologique de la nature humaine, mais dans une réflexion politique sur ce qui permet de penser les demandes de réparation comme questions de justice. Cette réflexion exige peut-être, non pas seulement une extension, mais bien un déplacement de la perspective méthodologique adoptée par Johann Michel : elle suppose de prendre au sérieux la spécificité du domaine politique et le fondement de nos obligations de justice, sans ancrer sa normativité, analogiquement, sur celle qui régit le vivant ou le social. C’est ainsi l’un des grands intérêts de l’ouvrage : il nous invite à réactualiser cette question qui traverse l’histoire de la philosophie – a-t-on besoin d’une anthropologie pour penser le politique ?
par , le 17 mai 2021
Magali Bessone, « Homo reparans », La Vie des idées , 17 mai 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Homo-reparans
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[1] Johann Michel, Homo Interpretans, Paris, Éditions Hermann, 2017.
[2] Par exemple Onora O’Neill, « Abstraction, Idealization and Ideology in Ethics », in Moral Philosophy and Contemporary Problems, J. D. G. Evans (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 55-69.
[3] C’est moi qui ajoute les équivalences entre crochets
[4] Paul Gready et Simon Robins (éds.), From Transitional to Transformative Justice, Harvard, Cambridge University Press, 2019 ; Lisa Laplante, « The plural justice aims of reparations », in Transitional Justice Theories, S. Buckley-Zistel et al. (éds.), New York, Routledge, 2019.