La science-fiction et le fantastique permettent de penser l’humain à partir de ses marges. À travers une galerie de douze personnages, T. Hoquet en exhume la philosophie, et les enjeux à la fois politiques et éthiques.
À propos de : Thierry Hoquet, Les Presque humains. Mutants, cyborgs, robots, zombies… et nous, Seuil
La science-fiction et le fantastique permettent de penser l’humain à partir de ses marges. À travers une galerie de douze personnages, T. Hoquet en exhume la philosophie, et les enjeux à la fois politiques et éthiques.
Philosophe, Thierry Hoquet est un des grands spécialistes contemporains de Darwin, de Buffon et de manière plus générale de l’évolutionnisme, auxquels il a consacré dix livres, en comptant ses traductions et ses anthologies. Ce travail l’a mené à s’intéresser à la virilité et à la question de l’égalité des sexes. Élargissant sa réflexion à la technologie, il a signé il y a dix ans Cyborg philosophie. Penser contre les dualismes [Hoquet 2011]. Les Presque humains s’inscrit dans cette perspective, en intégrant un nouveau domaine : la science-fiction et le fantastique. Cela donne un ouvrage original, une philosophie de la fiction – ou pop philosophie – ancrée dans la biologie en vue de bâtir une anthropologie morale.
La fiction sert de matériau pour des expériences de pensée, une exploration des limites de l’humain. Le presque-humain, explique Thierry Hoquet, c’est l’étranger qui fait irruption, mais c’est aussi nous, en tant que nous risquons d’être déchus. Nous sommes tous des presque-humains en puissance, capables de sortir – d’être sorti – de la commune humanité. La « question n’est plus alors de savoir qui est humain et qui ne l’est pas, mais de prendre en compte quantité de personnages qui peuvent être qualifiés de presque-humains » (p. 34-35). Cette question est politique autant qu’épistémologique, car être dépouillé de son humanité c’est pouvoir être maltraité, exploité ou exterminé. Définir l’humain, c’est exclure. A contrario, être humain devient une tâche éthique consistant à inclure, à « faire céder une à une toutes les barrières discriminatoires qui empêchent l’humain d’être l’authentique universel auquel il prétend » (p. 126). Comme l’indique le titre de la conclusion, « Nous humaniser » (p. 369), l’humanité est une exigence, puisque la presque-humanité est un état – le nôtre autant que celui des autres – et un risque incessant.
L’ouvrage est divisé en deux parties. La première explore les préfixes de l’humain : post-, pré-, trans-, autant de manières de dépasser l’humain, par excès ou par défaut. Si la biologie multiplie les préhumains (les premiers chapitres sont consacrés à cette discipline), l’idée d’une nature humaine est aussi contestée par la technologie. Deux figures se dessinent, selon Thierry Hoquet : les transhumains, qui héritent de l’évolution et la prolongent, et les posthumains, qui rejettent le matériau biologique perçu comme caduc. Lorsqu’il propose le terme « transhumanism » en 1957, Julian Huxley envisage une évolution artificielle de l’humain, grâce à un eugénisme « positif (créateur de différences) plutôt que négatif (éliminatoire) » (p. 144). Le posthumanisme, quant à lui, ne retient de l’évolution que son résultat, à savoir la production d’êtres intelligents, dont le corps n’est qu’un support indifférent, avantageusement remplacé par des organes mécaniques et électroniques. D’une certaine manière, ce processus a d’ailleurs commencé avec les téléphones portables, qui font de nous des exohumains et des téléhumains, nous subjectivisant en même temps qu’ils nous assujettissent.
C’est dans la seconde partie du livre qu’on entre véritablement dans la philosophie de la fiction, envisagée comme une aide pour penser la réalité. Thierry Hoquet procède selon ce qu’il nomme une « pensée tabulaire » (selon le titre du chapitre VIII, p. 231). Il puise dans les œuvres de la science-fiction et du fantastique des personnages – Alien, Zombie, Robot, etc. – dont chacun cristallise un manque d’humanité : rigidité, prédation, insensibilité… Plus qu’un simple catalogue, ces personnages se complètent et s’agencent les uns les autres pour former un tableau, à l’image de la table des catégories de la Critique de la raison pure. Il y a là un geste un peu artificiel – l’auteur reconnaît qu’il court le risque de trop sacrifier « à la passion pure que l’intellect nourrit pour les tableaux » (p. 367) –, et les spécialistes de Kant trouveront sans doute ce rapprochement indu. Peu importe, le procédé est très suggestif. À chaque catégorie correspond un personnage de presque-humain, typé selon son caractère et sa dynamique. Et comme chez Kant, les catégories se rangent en quatre classes : la vitalité (ce qui répond à la question de la quantité : combien sommes-nous ?), les moyens (qualité : sommes-nous libres ou déterminés ?), les fins (relation : qui nous a faits ?) et le devenir (modalité : que devenons-nous ?).
– Quantité. Figurant la puissance brute de la vie, les Aliens réintègrent l’humanité dans le cycle biologique fondamental, selon trois logiques. Prédatrice, Goule est pulsion dévorante et haine destructrice. Mû par son seul appétit, Zombie erre, corps sans conscience. Symbionte représente un mécanisme très répandu dans le vivant : la fusion de deux altérités, qui deviennent partenaires de l’échange.
– Qualité. Presque-humains par excès, les Équipées montrent qu’être humain nécessite de s’appuyer sur des moyens techniques paraissant à la fois naturels et artificiels, superfétatoires et indispensables. Habitacle mobile, Méca est sans organes, comme un cerveau dans une cuve. Modifié pour vivre dans d’autres environnements, Cyborg intègre ses outils comme des organes. Organorg, « version réconciliée de l’organisme outillé » (p. 295), utilise ses outils comme des organes sans se confondre avec eux.
– Relation. Créés pour servir les humains, les Golems aspirent à être leur propre fin. Machine monomaniaque, Robot est l’insensible qui suit mécaniquement sa fin. Sensible et rebelle, Clone refuse d’être considéré comme une machine. Mimétique, Androïde cherche à intégrer la société humaine et nous questionne : comment faire pour qu’une relation désintéressée soit possible ?
– Modalité. Les Trans expriment le fait que l’humain est en devenir perpétuel. Déchu suite à une épreuve, Rogue veut remplacer l’ordre existant par un autre, où il est l’Élu. Défini par la fluidité, Avatar est queer, au risque de perdre son identité. Représentant l’inventivité de la vie, Mutant « incarne le modèle général de l’individualisme libéral : chaque différence est valorisée en tant que promesse pour l’espèce tout entière » (p. 329-330).
Thierry Hoquet ne se contente pas de lister ces douze types idéaux, il en fait une dynamique, dans une veine qui évoque davantage Hegel que Kant. Dans chacun des groupes, le premier terme (Goule, Méca, Robot, Rogue) représente la domination exclusive d’un pôle. Le deuxième terme (Zombie, Cyborg, Clone, Avatar) est le moment de la libération. Le troisième terme (Symbionte, Organorg, Androïde, Mutant) signe la réconciliation des contraires.
Cette table des catégories forme un système des presque-humains, c’est-à-dire des manières de rater l’humanité, par défaut ou par excès. Elle est une « table d’orientation » (p. 367) qui aide à penser notre réalité politique et éthique, et à agir pour devenir pleinement humain.
La principale critique que l’on puisse adresser à ce Presque humains est qu’il donne l’impression de former deux livres en un seul volume : d’un côté une réflexion éthique sur les marges biologiques et techniques de l’humain, d’un autre côté la présentation d’un tableau des fictions du presque-humain. On peine à saisir l’articulation des deux parties : s’agit-il de la simple juxtaposition de deux méthodes différentes pour approcher le presque-humain, ou y a-t-il un fil conducteur qui parcourt l’ensemble, mais lequel ? Par moment, on a quasi l’impression que l’auteur avait accumulé les notes et qu’il a voulu intégrer tout son travail préparatoire dans l’ouvrage. Ainsi en va-t-il des résumés des films La mouche, Otto et L.A. Zombie (p. 360-367), qui n’apportent pas grand-chose. De même, le chapitre sur le téléphone portable ressemblerait à un excursus s’il ne venait évoquer une des raisons sous-jacentes – quasi sous-terraine – qui ont motivé l’écriture du livre : dans sa conclusion, Thierry Hoquet révèle que cet ouvrage est un dialogue post-mortem avec sa grand-mère, frappée par la maladie d’Alzheimer et devenue une presque-humain, un fantôme (p. 373). Or le fantôme ne fait pas partie du tableau des personnages presque-humains et il n’y a pas d’analyse approfondie de cette figure, hormis de brèves allusions dans l’étude du téléphone portable, dont l’auteur dit qu’il sert à laisser entrer des fantômes (p. 164). Il est curieux que l’analyse de cette « hantologie » (p. 175) soit elle-même fantomatique.
Le chapitre sur le transhumanisme et le posthumanisme suscite la discussion. La distinction entre un transhumanisme génétique et un posthumanisme robotique laisse à désirer, car en réalité, pour les acteurs de ces deux courants, peu importe les moyens, l’essentiel est l’amélioration de l’humain et l’affirmation de l’individualisme libertaire. Par ailleurs, faire du posthumanisme un mouvement gnostique est une idée répandue, mais globalement fausse – à notre connaissance, un seul auteur défend une position que l’on peut qualifier de gnostique [Goffi, 2021] – car au contraire des gnostiques, les posthumanistes ne veulent pas s’évader du monde, mais transformer celui-ci [Deprez 2019]. On peut également reprocher à l’auteur de ne pas avoir vu que transhumanistes et posthumanistes suppriment la césure entre nature et technique : à leurs yeux, la nature est une technique et la technique est naturelle, de sorte que le corps est un outil et l’outil est un organe. Par conséquent, il n’y a pas de raison d’opposer transhumanisme et posthumanisme, ni de soutenir qu’hybrider le corps et la technique revient à dénaturer le corps. Par contre, Thierry Hoquet a parfaitement saisi que le « transhumanisme est une mission qui nous est désormais impartie, du fait du stade de notre développement technique. Nous ne l’avons pas cherché : nous avons été mis au pied du mur, et c’est de cette nécessité que nous devons faire vertu » (p. 134-135). C’est reconnaître que le transhumanisme, quoi qu’on en pense, est produit par l’état de notre civilisation.
Sur la typologie des presque-humains, par contre, on ne peut qu’être élogieux, l’auteur ayant réussi à aller au-delà de ses objectifs. Dépassant la philosophie de la fiction, le tableau des douze catégories est une anthropologie par défaut et par excès, traçant les contours de l’humain. Il y a là un outil tout à fait impressionnant, susceptible d’être repris dans d’autres domaines, par exemple en histoire et en ethnologie – les excès et les manques varient-ils selon les cultures ? – ou en psychologie clinique – il serait intéressant de croiser cette typologie avec le travail de Frédéric Tordo sur les prothèses et orthèses [Tordo 2019]. S’il faut garder une référence kantienne, c’est peut-être moins à la Critique de la raison pure qu’à l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique que Les Presque humains fait songer.
par , le 15 septembre 2021
• Stanislas Deprez, « Le transhumanisme est-il une gnose ? », Revue d’Éthique et de Théologie Morale, n°302, 2/2019, p. 29-41.
• Jean-Yves Goffi, « Un transhumanisme radical et spirituel », publié le 28 mai 2021.
• Thierry Hoquet, Cyborg philosophie. Penser contre les dualismes, Paris, Éditions du Seuil, 2011.
• Frédéric Tordo, Le Moi-Cyborg. Psychanalyse et neurosciences de l’homme connecté, Paris, Dunod, 2019.
Stanislas Deprez, « L’humain en ses limites », La Vie des idées , 15 septembre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Hoquet-Les-Presque-humains
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