Comment analyser le jazz, malgré l’instabilité permanente de ses formes musicales, de son ancrage culturel, ethnique ou géographique ? En combinant la position de l’anthropologue et celle de l’amateur, Jean Jamin et Patrick Williams proposent aux chercheurs d’interpréter le jazz à leur manière.
Recensé : Jean Jamin et Patrick Williams, Une anthropologie du jazz, Paris, CNRS, 2010. 382 p., 29 €.
L’ouvrage de Jean Jamin et Patrick Williams s’inscrit dans la tradition féconde et déjà ancienne des essais sur le jazz en France. Depuis Le jazz d’André Shaeffner en 1926, les auteurs français – journalistes, écrivains et universitaires – furent en effet parmi les plus prolifiques pour traiter de ce « phénomène artistique et social » (p. 9), la littérature jazzistique devenant même pratiquement un courant littéraire et intellectuel à part entière avec André Hodeir, Lucien Malson ou Alain Gerber. Les auteurs remarquent à juste titre que, si les travaux universitaires tiennent une bonne place dans ce paysage plutôt luxuriant, les différentes disciplines scientifiques ayant pris le jazz pour objet depuis un siècle se sont trouvées confrontées à la difficulté de caractériser et d’identifier cet objet selon les critères habituellement mobilisés par la musicologie, l’histoire ou la sociologie. Marqué par l’instabilité permanente de ses formes musicales, de son ancrage culturel, ethnique ou géographique, le jazz est un objet fuyant. Jean Jamin et Patrick Williams se sont pourtant attachés depuis des années à relever le « défi épistémologique » (p. 59) que le jazz propose à l’anthropologie, en particulier grâce au séminaire « Jazz et anthropologie » qu’ils ont animé à l’EHESS de 2001 à 2009 et qui a manifestement fourni aux auteurs une partie de la matière de ce passionnant ouvrage.
Une anthropologie du jazz est la compilation de huit articles parus entre 2001 et 2008 principalement dans L’Homme (pour six d’entre eux), revue d’anthropologie au rayonnement mondial dirigée par Jean Jamin. Toutefois les textes ont été remaniés, actualisés et, si l’on peut dire, harmonisés pour former un ensemble cohérent même si leur diversité ne permet pas de considérer l’ouvrage comme une recherche unique dont on pourrait aisément isoler les conclusions. Après un article introductif écrit à deux mains, les auteurs opèrent sur trois parties un élargissement du spectre de l’investigation anthropologique : de la première partie qui traite de l’individu « musicien de jazz » et de sa musique, articulant un texte de Williams et un autre de Jamin, on passe ensuite à l’examen de ce qui fait communauté, le répertoire, les collectifs, la tradition avec trois textes de Williams, pour terminer avec deux textes de Jamin concernant le jazz hors de ses bases américaines, sa réception en France et son influence sur les artistes français des années 1920 (Darius Milhaud en particulier).
On ne s’arrêtera pas sur les menus regrets que peut susciter la lecture de l’ouvrage, liés à la présence un peu surprenante de quelques approximations (Giant Steps avec ses seize mesures et sa grille harmonique n’est définitivement pas un blues contrairement à ce qui est affirmé dans toute une partie du troisième chapitre, par exemple) ainsi qu’à la relative discrétion des références au corpus pléthorique de la littérature scientifique américaine, pour s’intéresser plutôt à l’ambitieux projet intellectuel nourri par les auteurs.
Les différents textes composant l’ouvrage procèdent d’une caractéristique commune qui fonde pour ainsi dire l’anthropologie de Jamin et Williams et que l’on pourrait identifier comme la mise en science du regard du spectateur, ou du « grand amateur » selon l’expression d’Antoine Hennion [1]. Ainsi, Patrick Williams s’inscrit-il immédiatement dans le dialogue d’égal à égal avec « l’amateur », lui l’admirateur de David Murray : « Quand je parle de mon admiration pour David Murray, il ne manque jamais un amateur pour m’opposer l’argument de la surabondance de sa production » (p. 203). Les auteurs sont non seulement conscients de cet état de fait mais ils le revendiquent explicitement dans les dernières lignes de la conclusion (p. 336). Quelles sont donc les implications de ce régime de connaissance et d’appréhension de l’objet, qui combine sans solution de continuité les points de vue de l’amateur, du collectionneur (avec ses classiques recensions discographiques), de l’historiographe, du chercheur ?
Du mariage heureux de l’anthropologie et de l’afición
Bien sûr, c’est l’appréhension de l’objet même, « le jazz », qui pose problème. Les auteurs s’engagent ainsi dans un travail de caractérisation, de définition au sens propre du terme, particulièrement poussé dans le premier texte d’introduction à l’ouvrage, mais que l’on retrouvera peu ou prou dans tous les chapitres, et qui constitue probablement le cœur de leur entreprise. Pour l’ensemble des acteurs et observateurs, ensemble auquel ils appartiennent donc à différents titres, Jamin et Williams soulignent la difficulté du repérage et de la construction de l’objet « jazz » : « N’y a-t-il pas dans le jazz, chez ses musiciens, amateurs et critiques, quelque chose – peut-être propre à ce qui relève de l’afición – qui résiste à toute étude, donc à toute objectivation ? » (p. 26). Les auteurs vont donc chercher à faire émerger ce que l’on pourrait appeler une forme de vérité anthropologique irréductible, ce qui les conduit à côtoyer régulièrement la tentation essentialiste, mais l’exigence de réflexivité à laquelle ils s’astreignent leur permet de ne jamais y céder. L’équilibre est pourtant précaire : parfois, l’amateur apparaît derrière le chercheur, par exemple pour garder les frontières du jazz en excluant la « musique improvisée » européenne (p. 149), dans une démarche dont on peut se demander en quoi elle diffère de celle des spectateurs-sectateurs qui ont excommunié le be-bop dans les années 1940, puis le free jazz vingt ans plus tard. C’est probablement dans la nuance qu’autorise le point de vue réflexif et la conscience aigüe de l’inévitable (et nécessaire) engagement d’une subjectivité en la matière que les auteurs parviennent à tenir leur pari. S’ils établissent rapidement quelques lignes de force pour caractériser leur objet (expressionnisme musical, interculturalisme, environnement urbain, esthétique du décalage), Jamin et Williams montrent combien ce jazz qu’ils essaient de cerner, de capturer, est d’abord et probablement plus que toute autre musique un phénomène de l’instant, constitué relativement à l’ensemble des dispositifs dans lesquels il est enchâssé hic et nunc.
Cette détermination par l’instantanéité, conduit les auteurs à un ensemble de réflexions critiques sur les usages et mésusages de l’arsenal explicatif habituellement mobilisé pour aborder l’objet (incapacité intrinsèque du support enregistré à restituer le fait musical, biais téléologique de la biographie, etc.) dont certaines atteignent une finesse rare entre rigueur de l’analyste académique et liberté de ton de l’aficionado. C’est justement parce que les auteurs engagent leur propre subjectivité d’amateur, qu’ils parviennent à saisir, ou à proposer une manière de saisir le matériau musical. À titre d’exemple, la relation causale entre biographie et œuvre étant un peu trop courte pour expliquer la façon de chanter de Billie Holiday (deuxième chapitre), le discours anthropologique peut laisser toute sa place à ce que l’on appelle, comme en jazz, l’interprétation : les auteurs parviennent ainsi, en amateurs-chercheurs, à réfuter la naturalisation d’une Billie réputée « pauvre petite chose s’échinant à demander du secours aux mots et aux notes » (p. 140) pour porter au jour une musicienne virtuose, faisant « sonner les mots comme des notes » (p. 143), c’est-à-dire jusqu’à l’abstraction.
Amateurs, chercheurs, musiciens : interpréter le jazz
La lecture de cette anthropologie du jazz conduit malgré tout à se poser la question du statut de l’objet « jazz », cette fois dans sa forme incarnée : le « musicien de jazz », voire le « jazzman », dont il est largement question au moins dans la première moitié de l’ouvrage, et qui reste exclu du continuum cohérent qui va de l’amateur au chercheur. Les auteurs se situent toujours dans une position d’extériorité vis-à-vis des acteurs premiers, les musiciens, retrouvant alors la distance qui fonde la tradition française de l’anthropologie héritée de Claude Lévi-Strauss. Cette posture est assez différente, par exemple, de l’approche des « musiciens de danse » initiée par Howard Becker [2] dans le cadre de la sociologie interactionniste et qui procède par enquête de terrain, si possible par observation participante auprès des musiciens. Se construisant contre tout essentialisme, cette perspective implique de prendre au sérieux le discours des acteurs. À la lumière du matériau empirique recueilli, force est alors de constater que dans le Chicago des années 1940, comme dans la France des années 2000, les musiciens pour qui « le jazz » constitue une ressource identitaire spécifique, ou même une catégorie cognitive et discursive cohérente et régulièrement mobilisée, sont assez rares. En d’autres termes, en observant et interrogeant les musiciens eux-mêmes, on peut se poser la question de l’efficacité de la catégorie « musicien de jazz » en dehors de sa dimension totémique pour le public. On se gardera toutefois de jouer de manière caricaturale sur ces oppositions (sociologie de terrain contre anthropologie du symbolique, vision du musicien contre vision du spectateur) produisant à peu de frais des effets de légitimité du discours. De fait, les musiciens, notamment les plus ordinaires d’entre eux, sont eux-mêmes des spectateurs. Ces musiciens sont souvent venus à la pratique assez tard (par rapport à ceux qui peuplent les orchestres symphoniques), après s’être construits comme spectateurs, grands amateurs eux-mêmes lecteurs de la « presse jazz », et spectateurs du discours critique, voire de l’analyse universitaire. On serait donc bien en présence d’un espace symbolique commun réunissant public, critiques et acteurs. Ainsi donc, d’une certaine manière, le discours des auteurs tient une position symétrique à celle du musicien, en ce sens qu’il s’agit bien là aussi d’« interpréter le jazz ».
Roland Barthes considérait que toute sémiologie est une sémioclastie : en révélant le truc, on casse la magie sociale. Jamin et Williams, en démontant en grande partie les systèmes socio-esthétiques et les mécanismes symboliques qui donnent vie à l’objet « jazz », ont pourtant réussi à ne pas détruire celui-ci. Ils sont parvenus à mettre à nu sans les rompre les fils ténus qui, malgré tout, tissent ce phénomène musical. Entre d’une part constructivisme patient, minutieux et rigoureux, ne reculant devant aucun des grands défis posés par le jazz à l’analyse anthropologique, et d’autre part défense et illustration (contre Boulez et Adorno entre autres) d’un objet dont les auteurs sont de grands amateurs, Jean Jamin et Patrick Williams ont composé un ouvrage qui, gageons-le, trouvera rapidement sa place parmi les quelques grands livres du jazz en France mais constitue aussi, et peut-être surtout, une belle entreprise d’anthropologie culturelle.
Marc Perrenoud, « Interpréter le Jazz »,
La Vie des idées
, 1er octobre 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Interpreter-le-Jazz
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[1] Hennion Antoine, Maisonneuve Sophie et Gomart Émilie, Figures de l’amateur. Formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, Paris, La documentation française, 2000.
[2] Becker Howard Saul, Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, Métaillié, 1985 (1963).