Recensé : Judith Bout, Les confessions de maître Zhang, Paris, Éditions François Bourrin, coll. Les Moutons noirs, 2013, 579 p.
Quand on réfléchit aux remarquables progrès récemment accomplis par l’histoire de la Chine populaire, on ne peut éviter la constatation que les récits autobiographiques ou biographiques, traduits ou non du chinois, auront été des facteurs de progrès considérables dans une période où les archives restaient fermées [1].
Les confessions de maître Zhang, présentées avec humour et traduites de façon précise par Judith Bout, figurent parmi les récits les plus originaux dont nous disposons sur la Chine populaire car elles racontent la vie d’un très grand avocat de la dissidence démocratique chinoise qui fut auparavant un jeune nationaliste, un cadre du tribunal de Pékin et une victime de la répression anti-droitière : une vraie trajectoire à l’intérieur du communisme au pouvoir...
On doit le reconnaître : le choix de reproduire le récit de toute une vie, fût-elle celle d’un grand avocat d’aujourd’hui, a forcément pour inconvénient de mettre presque sur le même plan des épisodes inégalement intéressants. Ainsi en est-il du récit de l’enfance et de l’adolescence de notre héros. Celui-ci fait bien voir la diffusion du nationalisme dans une élite provinciale puis l’engagement peu efficace d’un jeune patriote dans l’armée du Guomindang et la déqualification progressive du Guomindang de Chiang Kai-shek. Cette partie du récit illustre une évolution dans l’ensemble bien connue et ne fait pas oublier les nombreuses autres sources dont nous disposons sur la période « nationaliste ».
Du moins, pourtant, fait-elle voir un fait fondamental que l’amnésie organisée ensuite par Pékin a trop souvent caché : à savoir que, au moins dans la Chine urbaine, certains héros de la geste communiste, nombre de ses cadres et la plupart de ses soutiers ont commencé par penser comme tout le monde, c’est-à-dire comme le Parti nationaliste, avant de penser comme le Parti communiste. C’est le cas de notre personnage qui est un nationaliste banalement idéaliste avant d’être comme aspiré par la lame de fond communiste quelques mois avant son triomphe : il s’engage dans l’agitation étudiante jusqu’au point où ses camarades lui font savoir en 1948 qu’il est désormais membre du parti communiste...
Dans son histoire personnelle, le moment est important à un double titre. D’abord, bien sûr, parce que ces lettres de noblesse vont lui ouvrir une carrière de cadre dans le nouveau régime. Mais aussi — et le livre aurait dû faire mieux voir ce point — elles le condamnent à l’avance car elle le classent dans la catégorie des membres douteux du PCC, ceux qui se sont ralliés tardivement et que leur origine urbaine rend d’emblée dangereux : la plupart d’entre eux seront purgés dès les années cinquante — le cas le plus spectaculaire étant celui de Nankin où le réseau local de résistance prépara très efficacement la prise de la ville avant d’être rapidement pris en main par la troupe puis décapité par saccades successives.
De fait, les quelques soi-disant « erreurs » que notre avocat commettra ne lui seront pas pardonnées. Dés 1957 commence pour lui une longue traversée carcérale. Sur ce point aussi, le livre ne donne pas tout ce qu’il promet. D’abord, parce que Zhang se trouve durant une longue période affecté dans un camp de « rééducation par le travail » assez original, celui de Nankou, qui est spécialement destiné à la répression des cadres de la municipalité de Pékin : une sorte de signal publicitaire de l’engagement dans le Grand bond de Peng Zhen, maire de la capitale et numéro six ou sept du régime qui se rangera plus tard — mais prudemment, tout de même — dans le camp des ennemis des excès maoïstes. Ensuite et surtout, c’est parce qu’il a la chance et l’intelligence de survivre plutôt mieux que beaucoup d’autres victimes, et il ne s’en cache pas : il reconnaît honnêtement qu’il s’en est sorti, et évite le romantisme satisfait dans lequel tant de témoins et de commentateurs ont sombré. Tout se passe comme si la longue nuit dans laquelle Zhang Sizhi a survécu avait gâté son inspiration de narrateur. On le comprend...
Le fait est, en revanche, que son témoignage est bien plus éclairant en ce qui concerne les deux temps forts de ses mémoires : celui des années 1949-1957, qui précèdent sa purge, et celui de ce que l’on peut appeler désormais la « deuxième Chine populaire » à partir de 1979-1980. Personnellement, c’est la première séquence qui m’a paru la plus novatrice. Elle offre en effet le tableau sans égal d’un appareil communiste urbain dans les premières années de la Chine populaire. Et pas de n’importe lequel : un tribunal, celui de Pékin. À un premier niveau, le récit confirme plutôt le tableau dantesque que Frank Dikötter nous livre dans un ouvrage récent : la prise du pouvoir ouvre la voie aux massacres dans tout le pays et à Pékin, d’emblée, la commission de contrôle militaire commande des exécutions sans passer par l’appareil judiciaire, puis les mobilisations se succèdent de 1953 à 1956, comme scandées par des éclaircies très brèves — nommé avocat, il ne pourra plaider que deux fois, et de façon très convenue [2] ...
En outre, la description du milieu professionnel de Zhang Sizhi révèle un vrai talent d’observation. D’emblée, les appétits de tous ordres troublent les relations, des liens factionnels se nouent et des conflits éclatent, alimentés par les justifications idéologiques de la propagande et le comportement du Chef. Les disputes personnelles alimentent dans une large proportion la traduction locale sans cesse évolutive des campagnes politiques déclenchées par le pouvoir. Les purges qui se succèdent à l’intérieur du tribunal de Pékin et qui répondent aux appels du Parti et de ses pseudopodes traduisent en apparence une suite de conflits politiques d’ampleur nationale et en réalité des règlements de compte de nature personnelle et factionnelle.
Ce tableau m’a inspiré un rapprochement avec des conflits déjà perceptibles dans d’autres secteurs de la bureaucratie communiste chinoise, et que j’avais rencontrés déjà dans mes recherches au niveau de base d’une coopérative et d’un district de la province du Henan, celui de Lushan (où travaillait déjà un jeune cadre ambitieux dont Mao a fait par la suite un membre du Bureau politique et un successeur possible, Ji Dengkui). Des rivalités inter-personnelles y ont entraîné des conséquences spectaculaires lors d’une des premières mobilisations agraires organisées par le régime en 1952-1953 puis dans les années suivantes. Des publications chinoises récentes révèlent nombre de cas comparables et bien plus catastrophiques (par exemple la terrible famine du district de Xinyang en 1958-1961). Dans la même province du Henan, le pouvoir politique a été disputé, de 1955 à 1958, entre deux personnages qui donnaient une allure idéologique à leur rivalité personnelle et factionnelle : deux hommes et deux équipes se sont donc succédé au pouvoir jusqu’à ce que le lancement du Grand Bond, c’est-à-dire la préférence de Mao, provoquent la victoire du « radical » supposé, Wu Zhipu, en principe plus « communiste », qui figurera pourtant par la suite parmi les premières victimes de la Révolution culturelle alors que sa victime, plus « réactionnaire », sera un de ses premiers hérauts... Il n’est donc pas question d’idéologie. Enfin, les travaux que j’ai conduits sur l’élite dirigeante chinoise de 1949 à 1976 ont mis en évidence l’imbrication, au plus haut niveau, entre les facteurs personnels et les mises en scène politiques, entre les ambitions et leur légitimation [3].
Ce qui est mis en évidence dans tous ces exemples, et que confirme notre avocat, c’est une sorte de théâtre totalitaire très dur, certes — car la violence est là, qui conclut tous les épisodes — mais qui met en scène des appétits très ordinaires : l’ambition, la haine, la jalousie, le désir de jouir... Ce théâtre totalitaire est décrit par notre avocat avec un luxe de détails croustillants où se mêlent les appétits sexuels, les ambitions, les fidélités, les astuces tactiques, les détestations, les coquetteries. Rien à voir, donc, avec l’aridité humaine que supposent les idéologues de la terreur totalitaire. Celle-ci ne disparaît ni ne s’humanise, bien au contraire, elle s’adapte, se localise et adopte des habits divers : y compris, par exemple, celui de la revendication d’une épouse qui défend sa peau... Elle traduit, développe et détourne à la fois la violence.
Le tableau qui est fait par la suite de l’évolution de notre héros après la Révolution culturelle est plus actuel et toujours intéressant, mais différent, car la situation a changé : les crocs des monstres totalitaires sont de toute évidence ébréchés. La révolte de maître Zhang est entière et sans concession contre les grandes injustices et les petitesses de tous ordres du pouvoir, mais il ne rate pas l’occasion d’une moquerie. La description tragi-comique du procès des affidés de Jiang Qing et des anciens subordonnés de Lin Biao, dont il dirige les avocats, apporte des anecdotes décisives sur la folie ridicule de l’ancienne impératrice rouge ou, mieux, sur Li Zuopeng, l’ancien patron de la Marine chinoise qui devait sa carrière au maréchal félon. De même, les portraits des dissidents que notre avocat défend par la suite contre vents et marées nous valent des notations fines et souvent chaleureuses qui n’ont guère d’équivalent — surtout le portrait de Wei Jingsheng qui révèle un vrai personnage politique capable de moduler son expression et de dominer ses sentiments.
Une grande qualité de ce témoignage est la modestie que notre héros partage avec son interprète. Le premier évite d’exagérer son rôle, ce qui est rare parmi les défenseurs des droits de l’homme. La seconde se garde d’en faire trop en aspergeant Zhang Sizhi d’eau bénite, et évite avec raison de verser dans un évangile droit-de-l’hommiste. Du coup, par excès de prudence et de modestie, le livre ne répond pas nettement à la question que se pose le lecteur : pourquoi et comment l’agitateur communisant de 1948 s’est-il transformé en adepte et praticien des droits de l’homme ? L‘apparence est qu’il répondrait en mettant en avant les terribles épreuves subies à partir de 1957. Mais comment expliquer qu’il se soit finalement physiquement et intellectuellement redressé ? Nous connaissons son cheminement en quelque sorte historique, non son cheminement intérieur. Il fait profiter ses autres protégés de la même pudeur, et on le regrette également. Qu’est-ce qui a poussé Wang Juntao et Bao Tong à résister ? On ne le sait pas. Sur une scène qui ne manque pas de petits maîtres et de tribuns prétentieux, nos héros sont finalement trop modestes. Mais leur témoignage pèse tout de même lourd en faveur de l’idée que l’histoire travaille la Chine bien au-delà de ce que souhaitent ses maîtres.