L’opposition des gilets jaunes à la hausse de la taxe carbone exprimait-elle une indifférence aux enjeux écologiques ? Comparant le mouvement aux marches pour le climat, deux sociologues identifient un discours écologique des classes populaires, entre conviction pratique et contraintes sociales.
À l’automne 2018 débute une période de forte contestation politique au cours de laquelle deux mouvements, surprenants par leur forme, leur durée et leurs modes d’action, ont ébranlé le paysage politique. Le mouvement pour le climat, d’un côté, émerge à la suite d’un été marqué par l’importante médiatisation des conclusions du GIEC, puis par la démission de Nicolas Hulot. En réaction à l’inaction gouvernementale, de grandes manifestations mobilisent plusieurs dizaines de milliers de personnes dans plusieurs villes de France. Si des manifestations pour le climat avaient déjà été organisées en marge de la COP21 en 2015, elles ne sont toutefois pas comparables avec la récurrence des mobilisations mensuelles du début d’année, rejointes par une partie de la jeunesse à l’occasion de « grèves pour le climat », qui ont notamment rassemblé, le 15 mars 2019, plusieurs dizaines de milliers de jeunes manifestants.
De l’autre côté, en novembre 2018, une mesure politique présentée comme écologique — la hausse d’une taxe sur le carburant — conduisit des milliers de Français à déposer sur le tableau de bord de leur voiture, puis à revêtir un gilet de signalisation jaune fluo devenu emblématique, au point d’incarner le ras-le-bol social d’une frange importante de la population. À partir du 17 novembre, des gilets jaunes commencent à occuper des ronds-points, et des manifestations sont organisées tous les samedis, un an durant.
À première vue, l’écart paraît important entre ces deux mouvements. Aux revendications initiales de pouvoir d’achat des gilets jaunes, semble s’opposer la volonté des militants pour le climat d’imposer à l’agenda politique des mesures à la hauteur de l’urgence écologique. Le mouvement des gilets jaunes a lui été abondamment décrit comme anti-écologiste et ses membres comme des individus refusant de faire un effort pour enrayer la hausse des émissions de gaz à effet de serre. Les contradictions entre les deux mouvements se sont également matérialisées sur le terrain des modalités d’action. La « non-violence » affichée du mouvement pour le climat contraste avec certains « actes » (notamment les 1 et 8 décembre) des gilets jaunes, et avec les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre, causant de nombreux blessés et d’importants dégâts matériels. Une division semble s’établir entre ceux qui luttent pacifiquement pour l’écologie et des gilets jaunes violents indifférents à ces enjeux.
Toutefois, des appels à la convergence entre l’enjeu climatique et l’enjeu social ont émergé, notamment à travers un slogan fréquemment entendu ces derniers mois : « Fin du mois, fin du monde, même combat ». Dans ce contexte particulier, l’analyse sociologique peut fournir plusieurs clés de compréhension. Elle peut contribuer à l’objectivisation de la distance sociale et politique entre ces deux mouvements, à travers une analyse comparée des positions sociales et idéologiques des personnes mobilisées, et questionner les termes du débat autour de la « convergence ». Dans cette perspective, certains des premiers résultats de l’étude du collectif « enquête gilets-jaunes », lancée par le Centre Émile Durkheim et de l’enquête de Quantité Critique sur les mobilisations pour le climat — deux enquêtes par questionnaires auxquelles nous avons pris part — invitent à nuancer cette opposition et conduisent à repenser les liens entre ces mouvements. En premier lieu, il s’agit de s’intéresser à ce que les gilets jaunes nous disent des différents rapports que les classes populaires entretiennent avec l’écologie. Leur opposition à la taxe sur les carburants constitue-t-elle un rejet des enjeux écologiques ou une redéfinition des termes de la question ? Comment penser alors la tension entre le mouvement pour le climat et les gilets jaunes ?
Bien que la distance soit réelle entre deux populations très différentes, nous verrons que les gilets jaunes construisent un discours, au-delà du rejet de la taxe carbone, qui pose les bases d’une écologie populaire, tout en faisant face à certaines limitations du fait de leur condition sociale. Leur précarité apparaît ainsi tout à la fois comme une limite de leur engagement écologique, et le point de départ d’une valorisation d’une écologie relocalisée. Nous verrons inversement que des mécanismes de contraintes économiques et culturelles existent tout autant dans les manifestations pour le climat. Deux formes d’écologie se dessinent, et il devient alors possible de se projeter au-delà de leur apparente concurrence et de donner à voir des formes d’influences mutuelles, qui convergent dans un commun rejet du système économique.
Une distance sociale réelle entre gilets jaunes et manifestants pour le climat
La fracture apparente entre les deux mouvements s’explique d’abord par une grande distance sociale. Les gilets jaunes et les militants des marches pour le climat n’appartiennent pas aux mêmes classes sociales. Les mobilisations pour le climat semblent avoir regroupé des franges très qualifiées du salariat (Quantité Critique 2019b). En effet, l’une des constantes dans les mobilisations pour le climat concerne la proportion de cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS) ou de fils/filles de CPIS, qui approche les 50 % des participants dans chacune des manifestations analysées (le 13 octobre, le 27 janvier et le 15 mars à Paris, Lille et Nancy). Ces résultats illustrent cette idée bien référencée que la pensée écologiste est avant tout investie par les classes moyennes et supérieures (Billemont 2006 ; Ollitrault 2008).
C’est tout le contraire qui peut être observé dans les mobilisations des gilets jaunes. Les premières enquêtes sur le mouvement, menées par le collectif « enquête gilets-jaunes », ont bien mis en évidence la surreprésentation en leur sein des classes populaires — employés et ouvriers — par rapport à leur proportion dans la société française (Collectif d’enquête Gilets jaunes 2019). Les chercheurs de Sciences-Po Grenoble ayant travaillé sur le mouvement mettent également en avant la volonté des gilets jaunes « de pouvoir vivre de leur travail et de ne plus simplement survivre » (Guerra et al. 2019). Ils concluent, à partir de leurs données, que 74 % des gilets jaunes sont précaires. On retrouve cette dimension dans l’échantillon de Quantité Critique, où 89 % des gilets jaunes déclarent « avoir du mal à boucler [leurs] fins de mois » (Quantité Critique 2019a).
Cette distance sociale conduit à établir une séparation entre la préoccupation économique des précaires et la préoccupation climatique des classes plus aisées. Toutefois, cette observation sociologique ne doit pas faire conclure à une radicale hétérogénéité entre les enjeux écologiques et les enjeux sociaux sur fond de fracture de classe. Les gilets jaunes n’ont pas nécessairement les discours sur l’écologie qui leur sont prêtés.
Collectifs « enquête gilets-jaunes » et Quantité critique
• Le volet quantitatif de cet article s’appuie sur une enquête collective par questionnaires passés de visu et in situ entre novembre 2018 et mars 2019, principalement sur les ronds-points et en manifestation (cf. Collectif d’enquête Gilets jaunes 2019). Les premiers résultats présentés ici sont le fruit de l’exploitation des 927 premiers questionnaires, notamment sur la question « Certaines personnes défendent la hausse des taxes sur le carburant pour des raisons écologiques. Que leur répondez-vous ? » Une fois les réponses collectées, la saisie dans une base de données et le codage de chacun des argumentaires a permis de définir 13 schèmes de réponse se recoupant parfois les uns les autres, une réponse argumentée pouvant s’articuler autour de plusieurs schèmes de réponse.
• Les résultats de l’enquête Quantité Critique (collectif coordonné par Yann Le Lann travaillant sur les mobilisations sociales) sur les marches pour le climat rendent compte d’une série d’enquêtes sur cinq événements différents : manifestation transgénérationnelle à Paris le 13 octobre 2018, Agora pour le Climat à Paris le 27 janvier 2019 et Grèves pour le climat à Paris, Lille et Nancy le 15 mars 2019. Pour la première manifestation, la passation de questionnaire s’est faite de visu et in situ, en segmentant la manifestation en cinq blocs, et a permis d’obtenir 327 réponses. Pour le 27 janvier et le 15 mars, la construction de la base de données s’est faite en deux temps : collecte des adresses électroniques en manifestation et envoi d’un questionnaire garantissant l’anonymat dans les jours suivant l’événement. Cela a permis d’obtenir 512 réponses pour l’Agora du 27 janvier, et 1364 réponses pour les trois grèves climat du 15 mars.
• Quant aux résultats de l’enquête Quantité Critique autour des gilets jaunes, ils sont construits à partir d’une base de données nationale de 526 questionnaires passés via internet à partir d’une invitation postée sur l’ensemble des groupes de gilets jaunes nationaux, dans la première partie du mois de décembre 2018.
Les gilets jaunes : un refus écologique de la taxe sur le carburant ?
Dans le questionnaire diffusé par le collectif « enquête gilets-jaunes » entre novembre 2018 et mars 2019 auprès de 1333 enquêtés, l’une des questions portait précisément sur les enjeux de la taxe : « Certaines personnes défendent la hausse des taxes sur le carburant pour des raisons écologiques. Que leur répondez-vous ? ». Les réponses collectées auprès de 927 répondants permettent de dépasser le constat rapide d’un anti-écologisme des gilets jaunes et suggèrent une conscience de la nécessité d’une transition chez les personnes mobilisées au sein du mouvement.
La part des opinions s’opposant clairement à cette mesure, comme à toutes les mesures écologiques, est résiduelle chez les gilets jaunes interrogés (2,8 %). La faiblesse de la proportion de discours défavorables à l’écologie doit toutefois être relativisée par certains éléments contextuels. La grande majorité des questionnaires a été administrée de novembre à janvier, à une époque où la présomption d’un mouvement anti-écologiste, véhiculée notamment par les médias et certains responsables politiques, était particulièrement présente. L’énoncé de la question, en imposant une problématique, a pu entraîner la volonté de justifier un positionnement écologique visant à démentir cette représentation. Il est également important de mentionner qu’à la question qui porte sur les raisons de leur mobilisation, seuls 3 % des personnes interrogées évoquent les enjeux environnementaux. Au contraire, la plupart des réponses mettent en avant la question du pouvoir d’achat. L’écologie semble donc, dans un premier temps, ne pas constituer une priorité pour les gilets jaunes, sans pour autant susciter leur hostilité.
L’injonction à se positionner pousse toutefois les gilets jaunes à construire un discours écologique autour de leur refus de la taxe carbone. Premièrement, il s’exprime de manière négative, en s’opposant à l’idée que la taxe carbone serait un levier pertinent en matière de politique écologique. Cette opposition se traduit par une méfiance généralisée vis-à-vis des dirigeants politiques. Le gouvernement est soupçonné de mentir en visant d’autres objectifs derrière cette taxe. Marie (57 ans, chômeuse en invalidité - les prénoms ont été modifiés) soutient ainsi : « C’est faux, c’est comme pour les vignettes ou les journées de solidarité. Tout est détourné. » L’alternative que constituerait la voiture électrique est elle aussi critiquée. Mathieu (31 ans, artisan dans le bâtiment, en couple avec deux enfants) insiste, sur la question de la voiture électrique : « il n’y a rien d’écologique dans cette réforme. On nous parle d’écologie, mais dans 20 ans on va nous ressortir qu’en fait ce n’est pas bien, comme pour le diesel, alors que c’est eux qui nous ont incités à en acheter ». Il ajoute : « on va faire pareil avec la voiture électrique : comment on va recycler, on va enterrer ? ». En effet, de nombreux gilets jaunes mettent en avant les conséquences de la production des batteries et l’impossible recyclage des métaux rares, constituant une limite importante à l’impact écologique de la voiture électrique.
Deuxièmement, cette critique de la taxe carbone s’exprime également plus positivement, à travers une reprise par certains gilets jaunes du principe de « pollueur-payeur », qui le complètent toutefois par un discours de classe. Des gilets jaunes mettent fréquemment en avant l’iniquité dans la contribution à la transition écologique, estimant que les plus riches devraient payer en premier ou changer de comportement. 20 % d’entre eux expriment l’idée selon laquelle la taxe ne vise pas les bonnes personnes. Françoise (53 ans, ouvrière dans une fonderie automobile, en couple avec enfants) dénonce le fait que « les gros pollueurs ne payent pas » et Robert (66 ans, retraité en activité de photographe indépendant) d’ajouter qu’il faudrait « taxer déjà les grands groupes comme Total parce qu’ils participent à l’évolution, la dégradation permanente de notre planète ». Ce sentiment d’injustice se traduit également par l’idée — exprimée dans 16 % des réponses — que les classes populaires et moyennes ne doivent pas porter seules le poids des mesures écologistes puisque, selon Frédéric (57 ans, conducteur de bus, en couple avec enfants toujours à charge) : « la taxe n’a pas d’impact sur les plus riches ». Même si certains reconnaissent « qu’il y a un effort nécessaire à faire », il est cependant « à partager dans l’ensemble de la population, même les plus riches » (Yvette, 75 ans, retraitée, ancienne commerçante).
La construction d’une écologie sous contraintes spécifiques
Ce discours critique dépasse toutefois le simple enjeu de la taxe sur les carburants et dessine les contours du rapport des gilets jaunes à l’écologie. Tant la permanence de l’accusation d’antiécologisme que la mise à l’agenda de la question climatique, à laquelle a contribué le mouvement pour le climat, ont créé une situation dans laquelle les gilets jaunes ont dû prendre position. Dans ce contexte, ils justifient les limites de leur pratique écologique par des contraintes spécifiques, et critiquent les termes classiques du débat pour légitimer, en creux, des pratiques écologiques nouvelles et relocalisées.
Dans une réponse sur dix, les répondants mettent en balance le coût d’une consommation écologique et leur niveau de vie. L’injonction à se nourrir sainement apparaît par exemple contradictoire avec l’impossibilité de dépenser davantage. Michael (37 ans, employé qualifié dans la grande distribution, célibataire) explique : « on nous dit de manger bio, mais ça coûte trop cher, il faut un niveau de vie convenable pour ça ». La même idée est exprimée à propos de la consommation de viande, notamment lorsque Mélanie (25 ans, monteuse assembleuse en ligne dans l’industrie automobile, célibataire) déclare : « Je changerai mon mode de consommation quand j’en aurai les moyens. Par exemple pour la viande c’est trop cher d’acheter local… On est obligés de bouffer de la merde, le glyphosate tout ça ».
Ces contraintes se retrouvent dans le discours des gilets jaunes sur le thème même qui a conduit à cette révolte populaire inédite : l’usage de la voiture. Leurs conditions sociales et spatiales les conduisent à utiliser la voiture par manque d’alternative, comme l’explique Nathalie (52 ans, commerciale dans le bâtiment au chômage) : « Nous c’est la périphérie, donc pour la voiture on n’a pas le choix, on a l’impression d’être une vache à lait : pour l’écologie oui, mais d’abord il faut qu’on ait les moyens de vivre et travailler ». 9 % des schèmes de réponse évoquent la question de la mobilité, mettant en lumière à la fois l’enclavement des zones rurales par rapport aux métropoles (« les gens pénalisés sont les ruraux, ceux qui sont obligés de rouler », explique un répondant) et le défaut d’alternative : « si on regarde la carte ferroviaire, tout ferme » ajoute Étienne (étudiant). C’est notamment ce qui conduit une partie importante des gilets jaunes à considérer l’écologie comme un luxe, réservé aux classes aisées, qui s’opposerait à leur condition sociale dans laquelle l’absence de choix les freine. Fabien (31 ans, maçon) l’exprime ainsi : « aujourd’hui l’écologie c’est pour les riches qui ont acheté bio, nous ce n’est pas qu’on adore la malbouffe, c’est le budget ».
L’impression d’être déconsidérés par un discours écologique dominant apparaît donc à travers la construction, dans leurs argumentations, d’un clivage entre deux types d’écologie, intimement liés aux conditions sociales et aux modes de vie. Les gilets jaunes mettent à distance l’écologie des riches, ou des « bobos », valorisée par les politiques publiques via les taxes carbone et sur le carburant. Cette écologie serait pensée, vécue et soutenue par une population plutôt urbaine et aisée, qui aurait la possibilité de se déplacer en transports en commun, en vélo ou pour qui l’augmentation de la taxe n’a pas d’impact budgétaire important. Cette idée se retrouve dans le témoignage de Catherine (62 ans, secrétaire de direction) qui affirme que les écologistes « sont souvent des bobos. Ils vivent dans les métropoles ils ont tout, ils n’ont pas besoin d’utiliser la voiture ». Or, cette forme d’écologie conduit précisément, selon les gilets jaunes, à la pénalisation des usagers automobiles aux revenus modestes.
Ils développent alors, à l’opposé, l’idée de pratiques peu polluantes, ancrées dans des contraintes économiques et territoriales très différentes, sans magasins spécialisés dans l’alimentation biologique à proximité, avec des voies de circulation très hostiles au vélo et où il est plus difficile de recourir aux transports en commun. Ce discours valorise le jardin, le potager, la diminution de la consommation d’énergie du fait, en partie, des contraintes budgétaires. On retrouve cette dimension dans le discours de Stéphanie (34 ans, mère au foyer, en couple avec 3 enfants) : « j’habite en campagne et je pense qu’on est plus en avance que les urbains sur la transition écologique, on connaît la nature, on va beaucoup chez les producteurs locaux, car l’accès est simplifié ». L’écologie est ainsi réinterprétée est relocalisée. Les exemples sont nombreux. On peut mentionner cet ouvrier installé dans un village en périphérie d’une métropole du Sud-Ouest, et qui s’est initié à la permaculture pour offrir une nourriture de qualité à sa fille qu’il élève en garde alternée. On peut également évoquer l’expérience de cette femme d’une cinquantaine d’années, d’un petit village d’un département sylvicole, qui reconnaît rouler au diesel et « ne veut pas qu’on lui change sa vie », mais qui ne prend pas l’avion, car elle n’en a pas les moyens, cultive son potager sans pesticides, fait son miel et achète la viande à l’éleveur du coin. Ces gilets jaunes jettent les bases d’une « praxis écologiste populaire », pour reprendre l’expression de Magali Della Sudda (Della Sudda 2019), qui ne diverge pas toujours de celle proposée par les mouvements écologistes les plus en vue, mais qui souligne l’opposition des classes et les inégalités territoriales.
Du point de vue écologique, le rapport des gilets jaunes à leur propre précarité est essentiellement ambivalent. Elle apparaît tout à la fois comme la contrainte les rendant incapables d’adopter des pratiques de consommation socialement perçues comme écologiques, de pratiquer la bonne consommation, mais elle est également la condition d’une faible consommation peu polluante. Cette écologie contrainte s’apparente à un « écologisme des pauvres » (Guha et Martinez-Alier 2006 ; Martinez-Alier 2014), dans la mesure où elle met en son cœur la justice sociale, sauf qu’elle est propre à un pays « riche », en termes de PIB, et « développé », dans la classification internationale. En effet, du fait de leurs faibles revenus, leur mode de vie est relativement peu polluant par rapport à celui d’autres classes sociales dans les pays développés ; ils ne prennent pas l’avion, ont réduit leur consommation de viande, limitent au maximum leur consommation d’énergie, ce qui les conduit probablement à une empreinte écologique contenue, bien que supérieure à ce qui serait soutenable à l’échelle mondiale. Alors qu’ils sont précisément pointés du doigt pour leur mode de déplacement, le peu de voyages aériens les conduit toutefois à un impact moins élevé que les classes sociales plus aisées.
On peut ainsi faire l’hypothèse qu’à travers leurs réactions, les gilets jaunes rencontrés mettent en lumière un présupposé central du discours écologique dominant, qui conduit à leur délégitimation : pour être considéré comme écologiste, mieux vaut bien consommer que peu consommer. La faible consommation, ou non-consommation, quand elle est contrainte, semble en effet dévalorisée par rapport à un idéal type de bonne consommation, incarné par la consommation biologique dont l’impact sur l’environnement est parfois discutable (emballage plastique, transports), mais qui est socialement valorisée et gratifiante. Contraints de consommer peu, les gilets jaunes ne se soumettent pas au prérequis du libre choix qui sous-tendrait la bonne pratique écologiste. De ce fait, les classes populaires sont systématiquement considérées comme favorisant des modes de vie non écologiques, dans la mesure où les contraintes économiques qui pèsent sur elles réduisent considérablement leur marge de manœuvre dans le cadre de la consommation. Les gilets jaunes, par leur manière de politiser l’écologie, font donc apparaître un privilège de la contestation et de l’alternative réservé aux classes supérieures, comme élément de distinction.
Les gilets jaunes semblent donc pris dans une tension : si le mouvement s’est construit, à partir de l’idée de vivre dignement de son travail, autour d’une revendication de hausse du pouvoir d’achat, et donc d’un plus consommer, l’injonction à se positionner sur les enjeux écologiques les a conduits à développer une forme de valorisation de leur moindre consommation et, tendanciellement, à qualifier leur désir de consommation en l’orientant vers un mieux consommer. En d’autres termes, la construction d’un discours valorisant leur écologie contrainte a conduit, partiellement et localement, à une revendication du dépassement de leur consommation sous contraintes, en voulant acheter, non pas davantage, mais mieux.
Les gilets jaunes ne ressortent donc pas indemnes de leur confrontation aux critiques écologistes qui leur ont été faites, de la même manière que l’évolution de la sociologie des ronds-points, avec l’arrivée progressive de militants plus expérimentés, a sûrement participé à cette écologisation de leur discours de justice sociale. On peut parallèlement s’interroger sur les dynamiques au cœur des mobilisations pour le climat, qui ne sont ni exemptes de contraintes économiques et culturelles ni indifférentes au mouvement des gilets jaunes.
Les marches pour le climat, une autre forme d’écologie sous contraintes
Dans les marches pour le climat, la quête de la bonne consommation, et donc de la bonne production et des bons modes de vie, est extrêmement présente. Les participants aux manifestations pour le climat (dans leurs différentes formes : marche transgénérationnelle, Agora pour le climat ou grève des jeunes pour le climat) tentent de se réformer et de faire correspondre leur mode de vie et leurs idéaux écologistes. Le 13 octobre, ils sont plus de deux sur trois à déclarer se rendre régulièrement dans un magasin spécialisé en alimentation biologique. Dans la même proportion, ils déclarent faire attention à acheter, dans la mesure du possible, des produits sans emballage. Près d’un manifestant sur cinq affirme également faire partie d’une AMAP. L’ensemble de ces caractéristiques témoignent d’une volonté, pour la plupart des manifestants, de mettre en cohérence leurs pratiques et leurs conceptions politiques et écologiques.
Toutefois, l’appartenance au salariat qualifié, qui caractérise une part importante des marcheurs pour le climat, ne les libère pas pour autant de toute contrainte. Du fait de leur condition sociale, les classes supérieures sont soumises à certaines contraintes, différentes de celles qui pèsent sur les classes populaires. Le 13 octobre, plus de 27 % des personnes interrogées disaient ainsi prendre l’avion au moins une fois par an pour leur travail, et deux sur trois disaient le prendre au moins une fois par an pour le loisir. Cela permet de mettre en perspective la vision centrée uniquement sur des déterminismes économiques, dans la mesure où cette dimension renvoie plutôt à un blocage culturel : les modes de vie, dont la consommation est un indicateur, sont des constructions sociales (Dobré 2002), et le voyage, identifié à une forme de réalisation de soi, a pu faire l’objet d’une telle construction. Il n’est pas rare qu’interrogés sur ce sur quoi ils ne se sentent pas capables d’agir pour réduire leur empreinte écologique, les répondants évoquent les voyages comme un besoin difficile à contenir.
Les pratiques écologistes ne sauraient, par conséquent, faire l’économie d’une analyse de classe, l’effort écologique ne pouvant se comprendre qu’à partir de positions sociales spécifiques. À l’issue de l’analyse, deux formes d’écologies sous contraintes apparaissent — et plus encore : deux types de récits, de visions de l’avenir, de trajectoires, de rapport au temps, à partir de situations assez distinctes. Les gilets jaunes consomment peu, mais n’ont pas les moyens de consommer bien, tandis que les manifestants des marches pour le climat consomment de manière conséquente, mais essayent dans la mesure du possible de bien consommer, même si certaines contraintes sociales les conduisent à adopter des pratiques polluantes. Le rapport à l’économie est donc, dans un cas comme dans l’autre, décisif dans leur rapport aux pratiques écologiques.
La radicalité comme point de jonction
Face à ces écarts quant à leur positionnement social, qui conditionnent en partie leur rapport à l’écologie, la question des points de jonction reste entière. Cette dimension peut s’appréhender à travers le rapport des manifestants pour le climat aux gilets jaunes, qui s’avère complexe, bien qu’ils émettent des opinions plutôt favorables au mouvement. Une majorité soutient les gilets jaunes, même si cette proportion évolue entre les différentes manifestations. Le 27 septembre, à l’Agora pour le climat, parmi les 527 manifestants ayant répondu au questionnaire de Quantité Critique, 33 % déclarent soutenir le mouvement, et 43 % avoir de la sympathie pour lui. 76 % des manifestants ont donc une opinion favorable sur le mouvement. Dans la manifestation des jeunes, le 15 mars, à Paris, Lille et Nancy, ce soutien est toutefois plus mitigé. 16 % disent le soutenir et 31 % disent avoir de la sympathie à son égard. Cette baisse peut s’expliquer de plusieurs façons. D’abord, le mouvement des gilets jaunes connaît alors une phase d’essoufflement qui conduit à une baisse des soutiens dans l’opinion publique. Ensuite, la marche du 15 mars est extrêmement jeune, composée de 60 % de collégiens et de lycéens. Ces manifestants, qui viennent principalement des collèges et lycées de centre-ville, rencontrent souvent la politique pour la première fois par le biais de l’écologie, ce qui les conduit à ne pas prendre position sur d’autres mouvements sociaux qui ne les concernent pas directement. Ainsi, près de 30 % des manifestants nous ayant répondu se disent indifférents au mouvement. Les opinions hostiles au mouvement s’élèvent seulement à 24 %, ce qui positionne le centre de gravité plutôt du côté du soutien.
Ce soutien mitigé reflète aussi l’affrontement entre deux visions de l’écologie au sein du mouvement pour le climat. Une étroite corrélation s’y fait jour entre le rejet du système capitaliste et le soutien aux gilets jaunes. Ainsi, 57 % des participants aux marches pour le climat qui disent soutenir ou avoir de la sympathie pour les gilets jaunes se disent « tout à fait d’accord » avec l’idée selon laquelle « Il est nécessaire de sortir du capitalisme pour résoudre la crise écologique ». Ceux qui se déclarent indifférents au mouvement des gilets jaunes ne sont que 32 % à se dire « tout à fait d’accord » avec cette idée, et 17 % pour ceux qui s’y opposent ou s’y déclarent hostiles. Cela témoigne de l’inscription du mouvement des gilets jaunes, du point de vue des militants pour le climat, dans une lutte contre le système économique capitaliste, dont on peut faire l’hypothèse qu’il constitue le point de jonction entre les gilets jaunes et la frange radicale du mouvement pour le climat.
Conclusion
Faut-il alors opposer les deux grands mouvements sociaux de 2018-2019, ou penser leur résonance et leur complémentarité ? Les marches pour le climat ont directement influencé le mouvement des gilets jaunes. En témoignent les appels locaux à la convergence, souvent dans des villes moyennes, dont les enquêtes de Quantité Critique ont montré qu’elles mobilisaient une plus forte proportion de classes populaires. Mais le mouvement pour le climat a aussi eu un effet indirect sur la mobilisation des gilets jaunes, en les contraignant à se positionner sur la question du climat. L’apparition, sur certains ronds-points, d’ateliers de permaculture ou de discours politiques autour de l’entretien de potagers peut être appréhendée sous ce prisme.
Réciproquement, depuis un an, les militants pour le climat ne peuvent plus penser l’écologie de la même manière. La prise de conscience de certains impensés les met en situation d’entendre ce que le mouvement des gilets jaunes dit et a à dire. L’émergence du slogan « Fin du mois, fin du monde, même combat ! » au sein des mobilisations pour le climat traduit bien cette dynamique. Plutôt que de convergence, et même si une jonction se construit autour du rejet du système économique capitaliste, il semble plus opportun de parler d’influences mutuelles, d’évolutions progressives, qui conduisent à la fois certains gilets jaunes à promouvoir des formes localisées d’écologie, et des militants pour le climat à donner une place centrale à la justice sociale.
Remerciements : Cette restitution a été rendue possible par le Collectif de Recherche sur les Gilets Jaunes du Centre Émile Durkheim, et plus spécifiquement le groupe « Gilet Jaune et Écologie », ainsi que tous ceux qui ont participé au codage — fastidieux — des questions ouvertes sur l’écologie. Merci également à tous les membres du collectif Quantité Critique.
Bibliographie
• Billemont, Hubert. 2006. « L’écologie politique : une idéologie de classes moyennes ». Évry-Val d’Essonne : Université d’Évry-Val-d’Essonne.
• Collectif d’enquête Gilets jaunes. 2019. « Enquêter in situ par questionnaire sur une mobilisation en cours. Une étude sur les Gilets jaunes ». Revue française de science politique 69 (5‑6) : À paraître.
• Della Sudda, Magali. 2019. « Les “gilets jaunes” sont écolos, à leur manière ». Le Monde (blog). 3 septembre 2019.
• Dobré, Michelle. 2002. L’écologie au quotidien : éléments pour une théorie sociologique de la résistance ordinaire. Sociologies et environnement. Paris : Harmattan.
• Guerra, Tristan, Frédéric Gonthier, Chloé Alexandre, Florent Gougou, et Simon Persico. 2019. « Qui sont vraiment les “gilets jaunes” ? Les résultats d’une étude sociologique ». Le Monde, 26 janvier 2019.
• Guha, Ramachandra, et Juan Martinez-Alier. 2006. Varieties of Environmentalism : Essays North and South. Londres : Earthscan.
• Martinez-Alier, Juan. 2014. L’écologisme des pauvres : une étude des conflits environnementaux au sud. Essais. Paris : Les petits matins.
• Ollitrault, Sylvie. 2008. Militer pour la planète : sociologie des écologistes. Rennes : Presses universitaires de Rennes.
• Quantité Critique. 2019a. « Gilets jaunes : à qui profite le mouvement ? » Mediapart, 19 avril 2019.
• ------. 2019b. « Grèves pour le climat : La mobilisation des jeunes ne témoigne pas d’une diversification sociale ». Le Monde, 19 avril 2019.
Pour citer cet article :
Maxime Gaborit & Théo Grémion, « Jaunes et verts. Vers un écologisme populaire ? »,
La Vie des idées
, 20 décembre 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Jaunes-et-verts
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