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Lesbos, scandale européen

À propos de : Jean Ziegler, Lesbos, la honte de l’Europe, Seuil, 2020.


par Chloé Maurel , le 3 septembre 2020


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L’île grecque de Lesbos, la patrie de Sappho et d’Anacréon, berceau de l’épicurisme, naguère destination de rêve, est devenue le théâtre d’un cauchemar humanitaire. J. Ziegler dénonce les contradictions de l’Union européenne en matière migratoire et les conditions d’accueil des réfugiés.

Dans ce nouveau livre, après notamment Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent (Fayard, 2002) et L’Empire de la honte (Fayard, 2005), le sociologue suisse Jean Ziegler rend compte de sa mission effectuée sur l’île grecque de Lesbos en tant que vice-président du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU en 2019. En effet, l’ONU s’est saisie cette année-là de la question des camps de réfugiés qui se sont récemment multipliés sur les îles grecques. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a appelé la Grèce à décongestionner ces camps et a dénoncé des conditions de vie inhumaines sur l’île de Lesbos, où, en trois mois, plus de 10 000 personnes ont échoué.

Jean Ziegler est à la fois un universitaire (il a notamment enseigné à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève), un militant tiers-mondiste, altermondialiste et anti-capitaliste, et un fonctionnaire international, ayant cumulé différentes fonctions pour l’ONU et pour l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). De 2000 à 2008, il a été Rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation au Conseil des droits de l’homme de l’ONU. En outre, depuis 2009, il est membre - et à présent vice-président - du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

Au cours de nombreuses missions, il a été amené à analyser la situation alimentaire de différentes populations, et à lancer un cri d’alarme, déclarant notamment en 2008 que « 100 000 personnes sont assassinées par jour » étant donné qu’elles meurent de faim.

Ce nouveau livre s’inscrit dans la continuité de ses précédents ouvrages qui dénoncent les abus du système capitaliste, comme Le Droit à l’alimentation (Fayard, 2003), L’Empire de la honte (Fayard, 2005), et se caractérisent par une dimension humaniste voire utopiste, comme Chemins d’espérance, Ces combats gagnés, parfois perdus mais que nous remporterons ensemble (Seuil, 2016), et Le Capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin), (Seuil, 2018).

Le traitement inhumain des migrants du camp de Moria

Sur cette île de Lesbos à la riche histoire millénaire et au paysage paradisiaque, Ziegler a pu observer, consterné, le gigantesque camp de réfugiés de Moria, le plus vaste d’Europe (4,5 hectares). Surpeuplé, ce véritable « camp de concentration », ainsi que l’auteur le caractérise, même si cette comparaison est discutable, est, selon son témoignage, un enfer pour les êtres humains qui y survivent dans des conditions « sordides » et « désespérées ». 35 % sont des enfants, et leur santé physique et mentale est mise en danger par cette détention. Ils sont plus de 4000 alors que le camp a été prévu initialement pour 150 personnes.

Il déplore le traitement inhumain dont ils sont victimes, employant intentionnellement le terme de « réfugiés » et non celui, plus péjoratif, de « migrants » (nous discutons ce choix plus loin). Ces derniers fuient la guerre, la torture et la destruction de leur pays. Ils représentent 58 nationalités, mais la plupart viennent de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan, du Pakistan, ou d’Afrique subsaharienne, et sont issus de la classe moyenne. Les médecins, professeurs ou avocats n’y sont pas rares. En effet, pour fuir, encore faut-il avoir l’argent pour payer les passeurs. Rien que la courte traversée entre la côte ouest de la Turquie et la Grèce, alors qu’elle ne coûte pour les touristes que 35 € sur le ferry, coûte aux réfugiés plus de 1000 € par personne, et s’effectue parfois au péril de leur vie, dans des zodiacs surchargés affrétés par les passeurs.

Le HCR évalue à 34 500 personnes le nombre de réfugiés parqués dans les 5 « hot spots » - terme officiel utilisé par l’Union européenne, qu’on pourrait traduire par « points chauds », euphémisme pour qualifier ces zones de concentration de misère humaine en mer Égée. Les « hot spots », écrit Jean Ziegler, sont selon lui au service d’une stratégie bien précise de l’Union européenne qui se résume en deux mots : dissuasion et terreur.

Une dénonciation de la responsabilité de l’Union européenne

Ziegler dénonce la véritable « chasse » à l’homme organisée selon lui en haute mer par les instances de l’Union européenne. Les garde-côtes grecs et turcs, obéissant aux consignes de l’Union européenne, et l’agence Frontex (Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures, créée en 2004, et devenue maintenant l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes), repoussent les embarcations de réfugiés, leur tirant même dessus. Ziegler souligne ce qu’il perçoit comme l’hypocrisie de Frontex : alors que cette agence est censée jouer un rôle de secours aux réfugiés, ses bateaux sont équipés militairement, mais pas médicalement, observe-t-il.

Ce propos dénonciateur s’inscrit dans le droit fil d’une littérature altermondialiste qui critique l’impunité et les exactions de cette police des frontières de l’Union européenne. Ainsi l’association ATTAC avait dès 2008 appelé au démantèlement de Frontex. En 2017, plusieurs associations comme la Cimade, la Ligue des droits de l’homme, le Gisti et Migreurop, ont lancé la campagne « Frontexit » appelant à la suppression de l’agence.

Ziegler affirme que la lutte contre les réfugiés menée par l’Union européenne profite financièrement aux industriels de l’armement et aux trafiquants d’armes et révèle les relations étroites entre certains bureaucrates de Bruxelles et ces « marchands de canons ». Le sociologue observe, à travers son enquête, que les lobbies de l’industrie de l’armement sont très actifs à Bruxelles, ce qui est corroboré par plusieurs études universitaires récentes, comme celles d’Eleonora Gentilucci [1], et par des enquêtes d’associations et médias altermondialistes.

Cependant, on peut critiquer son emploi du mot « camps » (impossible de mettre sur le même plan ce lieu avec les « camps de la mort » du nazisme) et discuter l’amalgame entre les lobbies de l’armement et les trafiquants d’armes, ainsi que la condamnation unilatérale de l’agence Frontex, dont le rôle aurait pu être plus développé [2].

L’ONU et son Haut-Commissariat aux réfugiés impuissants

Ziegler déplore enfin l’inaction du HCR face au scandale de la situation des réfugiés à Moria. La description est kafkaïenne : les délais d’attente pour l’examen des demandes d’asile sont très longs, pouvant aller jusqu’à trois ans… Les fonctionnaires et militaires gérant les « hot spots » de Grèce sont décrits comme corrompus. Les conditions sanitaires sont déplorables (les déchets et excréments s’écoulant à l’air libre), la nourriture fournie est avariée, les enfants sont traumatisés et souvent victimes de violences ou d’abus sexuels. Rappelant que ce camp résulte d’un accord passé en 2015 entre la Commission européenne et le gouvernement grec prévoyant la création de 5 « hot spots » sur des îles de mer Égée, le but étant de dissuader les réfugiés de venir en Europe, l’auteur montre que cette situation viole les textes internationaux, notamment l’article 14 la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 [3] (texte signé par les 193 États membres), la convention de l’ONU relative au statut des réfugiés de 1951, le Pacte de l’ONU sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 (qui définit le « droit à l’alimentation », droit violé à Moria), et la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989.

L’auteur constate, accablé, que les habitants du camp doivent faire la queue jusqu’à 4 heures chaque jour pour obtenir de l’eau et une ration alimentaire immangeable. Lui-même, en 2007, alors rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, a voulu faire obtenir le statut de « réfugiés de la faim » aux êtres humains fuyant la famine, sans recueillir l’aval du HCR.

Un système injuste et kafkaïen

Le livre est écrit en style clair et vif, illustré de portraits de personnages, et ponctué de flash-back historiques et de focus sur d’autres camps de réfugiés comme celui de Yarmouk au Liban (qui a été jusqu’à sa destruction en 2017 le plus grand camp de réfugiés palestiniens, dont beaucoup se retrouvent maintenant à Moria). L’auteur explique clairement les arcanes du système de demande d’asile, désespérant de lenteur et de mauvaise foi, et évoque d’autres lieux mortifères pour les réfugiés en détresse, comme la frontière Turquie/Syrie où, sur 750 kilomètres, un mur a été construit, équipé de mitrailleuses à déclenchement automatique, qui tuent chaque jour des familles entières en détresse.

Il décortique les tenants et les aboutissants de ce système injuste dans lequel l’Europe a une grande part de responsabilité : en effet, c’est en 2016 que Bruxelles a passé un accord avec la Turquie, par lequel cette dernière s’engage à accueillir les demandeurs d’asile renvoyés de Grèce, en échange du versement de 6 milliards d’euros. Trois ans plus tard, la Turquie a accueilli sur son sol 3,6 millions de Syriens, mais sans leur accorder l’asile proprement dit.

Jean Ziegler critique non seulement l’Union européenne, mais également les institutions de l’ONU, et notamment du HCR, qui n’agissent pas suffisamment pour les réfugiés. Il rappelle cependant que la Chilienne Michelle Bachelet, lorsqu’elle était Haute Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, avait dénoncé cette situation, à laquelle elle était sensible (ayant été elle-même emprisonnée et torturée par les militaires chiliens pendant la dictature dans son pays).

Malgré tout, Ziegler souligne l’humanisme des ONG comme « Pro Asyl » ou « Refugee Rescue », dont les courageux militants sauvent des réfugiés en mer ; et la solidarité des habitants de Lesbos avec les réfugiés, qui ont créé ensemble un centre artistique, et apportent une aide juridique aux réfugiés. En effet, 60 % de la population de l’île de Lesbos est constituée de descendants de réfugiés grecs d’Asie Mineure, suite à la guerre qui avait opposé, de 1919 à 1922, les Grecs et les Turcs, après l’effondrement de l’Empire ottoman consécutif à sa défaite dans la Première Guerre mondiale. Autre exemple d’initiative solidaire : à Moria, l’ONG « Refugee Support Aegean », constituée de 12 avocats et avocates grecs, lutte pour les droits des réfugiés, et l’ONG « Lesvos Solidarity », association d’habitants de l’île, soutient la construction d’un lieu d’accueil pour les réfugiés malades et les enfants sans famille.

L’ouvrage, cependant, reste parfois un peu approximatif dans le vocabulaire employé : ainsi l’auteur, par souci humaniste, appelle systématiquement « réfugiés » les demandeurs d’asile, incluant les sans-papiers qui n’ont pas encore obtenu le titre de réfugié, titre qui est défini par la Convention de Genève de 1951. Rappelons que l’ouvrage récent de l’anthropologue Michel Agier et de la juriste Anne-Virginie Madeira, Définir les réfugiés, s’est penché avec rigueur sur la manière de caractériser les différentes catégories de réfugiés. Michel Agier avait auparavant dirigé l’important ouvrage collectif Un monde de camps (La Découverte, 2014), où il analysait de manière plus systématique et scientifique la situation des 12 millions de personnes vivant alors dans des camps sur l’ensemble de la planète. Par comparaison, le livre de Ziegler se situe plus dans le registre de l’émotion et de l’histoire vécue. Ce livre n’en reste pas moins un témoignage majeur et une œuvre très importante par son caractère de lanceur d’alerte sur l’un des plus grands scandales de notre époque.

Jean Ziegler, Lesbos, la honte de l’Europe, Paris, Seuil, 2020. 144 p., 14 €.

par Chloé Maurel, le 3 septembre 2020

Pour citer cet article :

Chloé Maurel, « Lesbos, scandale européen », La Vie des idées , 3 septembre 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Jean-Ziegler-Lesbos-honte-Europe

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Notes

[1Eleonora Gentilucci, «  Le lobbying européen de la défense et de la sécurité vis-à-vis des institutions communautaires : une approche bisectorielle  », Innovations, 2014/1 n° 43 | pages 61 à 83.

[2Sur le rôle de l’agence Frontex, cf. Julien Jeandesboz, «  Contrôles aux frontières de l’Europe. Frontex et l’espace Schengen  », La Vie des Idées, 10 janvier 2012.

[3Article selon lequel «  devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays  »

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