Les partis politiques sont mortels, mais peuvent aussi renaître. À quelles conditions ? C’est ce que s’efforce de découvrir Jennifer Cyr à partir d’une analyse comparée de cas pris dans trois pays andins.
À propos de : Jennifer Cyr, The Fates of Political Parties : Institutional Crisis, Continuity, and Change in Latin America, Cambridge
Les partis politiques sont mortels, mais peuvent aussi renaître. À quelles conditions ? C’est ce que s’efforce de découvrir Jennifer Cyr à partir d’une analyse comparée de cas pris dans trois pays andins.
Quelle est la capacité de résilience des partis politiques après une crise majeure ? À partir d’une comparaison entre plusieurs pays sud-américains, et plus précisément andins (Bolivie, Pérou, Venezuela), l’enjeu de ce travail de Jennifer Cyr [1], issu d’une thèse de science politique, est de déterminer comment certains partis parviennent à surmonter la désaffection profonde de leur électorat, quand d’autres disparaissent purement et simplement de la scène politique. L’auteure entend ainsi identifier les facteurs à la fois structurels et conjoncturels de cette résilience. Concrètement, il s’agit de mettre en lumière les ressources favorables au processus de reconquête d’une crédibilité mise à mal (gestion gouvernementale désavouée), voire d’une légitimité entachée ou perdue (scandales de corruption). À l’heure de la recomposition de la vie politique française et de l’effondrement électoral des deux principales formations qui l’ont dominée pendant plus d’un demi-siècle, les enseignements tirés de cet ouvrage sont, à bien des égards, susceptibles d’intéresser au-delà des cercles américanistes, et même des milieux académiques.
Sur le plan théorique, Jennifer Cyr ne se satisfait pas du simple argument néo-institutionnaliste qui postule que toute organisation bureaucratique produit des logiques de routinisation, lesquelles permettent à la structure partisane de se maintenir à flot tant bien que mal. Aussi choisit-elle d’adopter une approche « par les ressources » (resource-based argument, p. 15-17). Sa thèse est que les expédients dont dispose le parti au moment de la crise politico-électorale conditionnent non seulement sa probabilité de survie, mais encore les modalités de son retour sur l’échiquier politique national. L’argument central de sa réflexion est que toutes ces ressources ne se valent pas. Certaines sont davantage appropriées que d’autres pour engendrer ce que l’auteure appelle la « renaissance partisane » (party revival), ou à défaut, la beaucoup plus délicate, « réinvention » (reinvention).
Durant la période de déréliction partisane qui suit une Bérézina électorale, on peut distinguer deux formes de survie qui s’avèrent complémentaires, mais non équivalentes. Un parti peut contrebalancer la perte de ses sympathisants, en mobilisant ses ressources organisationnelles pour se recentrer sur ses fiefs régionaux. Il peut aussi s’appuyer sur ses ressources idéationnelles pour tâcher d’imprimer le débat public, avec l’espoir ténu de pouvoir un jour reconquérir les suffrages de ses anciens électeurs, voire d’en rallier de nouveaux à sa cause. Les premières de ces ressources englobent le nombre de militants actifs, les structures matérielles du parti (siège, autres locaux, etc.) et éventuellement ses permanents encore engagés contractuellement. Quant aux secondes, elles recoupent des éléments beaucoup moins tangibles, mais qui n’en sont pas évanescents pour autant : il s’agit du fond idéologique au nom duquel le parti a bâti ses combats politiques (valeurs, visions du monde, principes d’action), des thèmes de campagnes qui lui sont traditionnellement associés et de l’expertise accumulée aux différents niveaux d’engagement et de gouvernement (du local au national). Pour l’auteure, ces deux types de ressources se révèlent les plus cruciales, dans la mesure où elles sont aussi les plus difficiles à acquérir et à préserver. Pour cette raison, elle les qualifie de ressources coûteuses (high-cost resources), par opposition aux deux autres types dites « matérielles » et « élitaires » qui sont certes moins onéreuses mais plus fragiles (low-cost resources), parce que beaucoup plus sensibles aux vicissitudes politico-électorales.
Les ressources matérielles constituent « le pain et le beurre » du parti (p. 31). Il est ici question des cotisations des militants, des financements publics et privés, mais également de tous les expédients dérivant, de manière informelle (et parfois délictueuse), du contrôle de l’appareil d’État ou d’exécutifs locaux. L’argent est ainsi le nerf des partis qui, en Amérique latine tout particulièrement, s’en servent notamment pour entretenir leurs réseaux de clientèles. Le problème, comme le souligne Cyr, c’est qu’au lendemain d’une déroute électorale, les ressources matérielles sont précisément les premières à s’éroder. La fonte des caisses du parti est étroitement indexée à son score électoral. Plus la défaite dans les urnes est grande, plus les finances sont mises à mal, ainsi que l’a illustré en France la décision du Parti socialiste de se séparer de son célèbre siège, rue de Solferino, après le cuisant revers infligé à sa formation lors des élections présidentielles (6,3 %) et législatives (7,4 %) de 2017.
En sus des ressources matérielles, la politiste évoque des ressources dites « élitaires » (elite resources) qu’incarnent les figures les plus médiatiques du parti, mais aussi ses cadres. Lors d’une crise majeure, ces ressources s’avèrent les moins utiles. Car d’une façon ou d’une autre, l’opprobre qui pèse sur des personnalités politiques en vue finit par rejaillir et ternir la réputation de l’ensemble du parti. Dans un tel contexte, les cadres peuvent rapidement faire défection et aller chercher du travail ailleurs. La solution qui s’impose alors peut être celle de la réinvention, mais les chances de succès sont maigres. Comme l’illustre l’exemple de l’Alliance démocratique (AD) au Venezuela et, dans une moindre mesure, celui de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA) au Pérou, le mieux reste alors de se replier sur les fiefs électoraux. Encore faut-il que les ressources organisationnelles le permettent.
Selon Jennifer Cyr, un parti est en mesure de survivre s’il peut encore présenter des candidats lors d’élections locales a minima, et si le discrédit qui l’afflige n’a pas eu raison de sa capacité à alimenter le débat d’idées. Idéalement, un parti en souffrance doit pouvoir combiner ces deux atouts : demeurer visible auprès des électeurs et audible dans l’espace public. En d’autres termes, il lui faut rester compétitif et influent, s’il veut un jour prétendre à la « renaissance partisane » (party revival). À défaut de recouvrer la place politico-électorale qui était la sienne au niveau national (définition de la « renaissance »), un parti d’envergure peut aussi se contenter d’une forme de « récupération partisane » (party recovery) ; auquel cas et à la condition que les coalitions soient constitutives du fonctionnement parlementaire, il passe du statut de protagoniste central du système politique à celui d’acteur pivot ou de « faiseur de rois » (king maker). Dans les cas extrêmes où ni le repli sur les fiefs n’est possible, ni la conservation de l’étiquette partisane souhaitable, la réinvention (réinvention) peut être envisagée. Cette notion désigne le processus par lequel les anciens cadres d’un parti décident de s’en dissocier et de refonder une nouvelle entité sur des bases programmatiques et idéologiques différentes, ou tout du moins, plus resserrées. La réinvention ne se résume donc pas à un « lifting cosmétique » qui imprimerait au parti une nouvelle identité visuelle (modification du logo) ou institutionnelle (déménagement du siège), et encore moins à un simple changement de nom sur le modèle opéré en France, ces dernières années, par les partis de la droite républicaine et de l’extrême droite. Il s’agit purement et simplement de créer un nouveau parti. Or, à l’instar de la tentative infructueuse de l’ancien candidat socialiste à la présidentielle de 2017 d’enraciner son nouveau mouvement dans le paysage politique de la gauche française, la réinvention a un coût personnel et institutionnel si élevé que les chances de succès sont presque nulles. Pour Jennifer Cyr, la réinvention a surtout pour effet d’accentuer la fragmentation partisane et de complexifier l’offre politique.
En outre et quand bien même les partis convalescents jouiraient des « bonnes » ressources (« organisationnelles » et « idéationnelles »), le succès de leur entreprise de reconquête politico-électorale ne serait pas garanti pour autant. Et pour cause, la possibilité d’une renaissance ou d’une réinvention va dépendre aussi de la structure générale du système partisan. À partir des exemples andins, l’auteure définit trois cas de figure.
Lorsque la crise de la représentation est particulièrement aiguë, le cadre politique traditionnel peut éclater et entraîner la déstructuration des partis politiques, au point que les élections se résument à la confrontation de candidatures disparates d’outsiders. Ce système atomisé à l’extrême (atomized system) s’est développé au Pérou dans les années 1990 et 2000. Dans un tel contexte, la réputation qu’a pu bâtir un parti dans le passé constitue un atout fondamental à l’heure d’influencer les débats et de rester audible auprès des citoyens. Ce sont ainsi les ressources idéationnelles de l’APRA qui lui ont permis de faire face à la tempête.
Dans le deuxième cas de figure, un parti donné est parvenu à s’extraire du marigot et à imposer son hégémonie sur la scène politique nationale, ne laissant à l’opposition d’autres choix que de s’en retourner dans ses bastions. L’auteure qualifie ce système de « régionalisé » (regionalized system) et l’associe à l’exemple vénézuélien des années 2000. Les ressources clés sont ici les ressources « organisationnelles », sur lesquelles l’AD a précisément su s’appuyer pour raffermir son implantation territoriale.
Enfin, dans le dernier système, dit « hyper-fluide » (hyper-fluid), qui combine certaines des caractéristiques typologiques des cas précédents, la désinstitutionnalisation partisane est si forte que les figures d’opposition sont évanescentes, incapables de se présenter à deux élections consécutives ou à revendiquer une vraie influence pérenne au-delà de leur ancrage strictement local – quand il existe. La Bolivie en constitue l’exemple type. Dans un tel système, les chances de récupération sont nulles et celles de réinvention minimes.
Très bien menée dans l’ensemble, la démonstration est à la fois pertinente et convaincante. On regrettera simplement que le cadrage chronologique choisi se limite aux années 1990 et à la première moitié des années 2000 et qu’il n’ait pas été étendu au delà. Car, s’il permet effectivement de corroborer l’hypothèse d’une résilience de certains partis sur cette période donnée, on ne peut s’empêcher d’en interroger l’effectivité à plus long terme. Qu’en est-il aujourd’hui de l’APRA et de l’AD ? Ont-ils véritablement réussi le défi de la renaissance partisane ou n’ont-ils pas été définitivement évincés du paysage politique dans lequel ils évoluaient ? Au regard de l’actualité, la question se pose… In fine, l’administration de la preuve peut être prise en défaut. Cette remarque incisive sur la portée empirique de l’étude n’enlève rien aux qualités formelles d’une analyse qui a tout pour marquer la littérature.
À notre connaissance, il n’existe pas d’analyse scientifique axée sur la capacité de résilience des partis politiques, telle que la propose cet ouvrage. Souvent forgée par des présupposés rationalo-utilitaristes qui tendent à présenter les formations partisanes comme de simples instruments de conquête du pouvoir, la littérature anglo-saxonne est notamment dominée par l’inclination théorique à considérer que les partis s’affrontent sur le champ politique dans une lutte darwinienne pour la prépondérance et la survie. Lorsqu’ils disparaissent de la scène politique – ce qui est rare dans les systèmes majoritaires bi- ou tri-partisans comme ils existent outre-Manche et outre-Atlantique –, on présuppose que les partis n’ont pas résisté à la déroute électorale ou qu’ils sont morts avec leurs dirigeants. Ces visions schumpétériennes ont plus que jamais du plomb dans l’aile.
Dans cette perspective, l’étude de Jennifer Cyr s’avère non seulement originale, mais aussi très stimulante sur le plan épistémologique. Elle ouvre un champ d’investigation encore peu défriché et appelle à de nouveaux travaux par-delà le terrain latino-américain. Ainsi, qu’en est-il en France de la capacité de résilience du Parti socialiste et du parti Les Républicains depuis la « révolution électorale » de 2015-2018 [2], dont ils ont été les principales victimes ? Il y a là matière à une réflexion académique approfondie qui dépasse bien évidemment les limites de cette recension. Mais pour les chercheur.e.s qui voudraient se lancer dans une telle entreprise, il serait dommage de se priver de l’éclairage théorique comme des illustrations empiriques apportées par cet ouvrage de qualité.
par , le 2 octobre 2019
Damien Larrouqué, « Comment renaissent les partis », La Vie des idées , 2 octobre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Jennifer-Cyr-The-Fates-of-Political-Parties
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[1] Professeure associée à l’Université d’Arizona, elle vient d’en publier un second portant sur des considérations méthodologiques : Jennifer Cyr, Focus Groups for the Social Science Researcher, Cambridge, Cambrigde University Press, 2019.
[2] La paternité de l’expression revient à Anne Muxel et Bruno Cautrès. Cf. Anne Muxel, Bruno Cautrès (dir.), Histoire d’une révolution électorale (2015-2018), Paris, Classique Garnier, 2019.