De 1562 à 1598, alors que les guerres de Religion privent la France de ses repères, les stratégies pour maîtriser, travestir et éliminer les signes confessionnels deviennent un enjeu de survie. Les marques extérieures de l’identité révèlent alors ce que la guerre civile fait à la société.
Trois ans après avoir proposé une « micro-histoire de la Saint-Barthélemy » saluée par la critique et un large public (Tous ceux qui tombent, La Découverte), Jérémie Foa met au jour une série de pratiques cruciales pour comprendre des conflits dont l’étude est actuellement en plein renouvellement. Il fournit ainsi un contrepoint aux travaux existants, ceux de Denis Crouzet notamment, qui expliquent la violence par les imaginaires confessionnels [1]. Il propose en outre une histoire sociale du politique non plus appliquée prioritairement à la noblesse et à la cour (Nicolas Le Roux [2]), mais « par le bas ».
Survivre reconstruit un schéma complexe qui entend éclairer les interactions sociales au temps des guerres de Religion : le conflit civil rendant les identités mouvantes, celles-ci ne peuvent plus être connues qu’à travers des marques extérieures. En outre, puisque la mort guette les sujets à chaque coin de rue, la capacité à exhiber, dissimuler ou contrefaire les signes devient essentielle. Par conséquent, l’habileté déployée en vue de cacher ou de travestir son identité exacerbe les doutes sur l’honnêteté de chacun et renforce la fragmentation de la société.
Une boîte à outils ingénieuse
Tout en donnant très régulièrement la parole à Montaigne (« meilleur guide sur les sentiers fumeux de la guerre civile », p. 74), l’ouvrage se fonde essentiellement sur des mémoires ou des journaux et, secondairement, sur des documents de correspondance, des ouvrages de controverse ou de polémique. Ces documents sont exploités selon la méthode favorite de Jérémie Foa : de longs extraits proposent une plongée dans les réflexions intimes de ceux qui vécurent les troubles civils. Révélatrices d’une société, des scènes sont reproduites avec vivacité, détaillant les modalités d’expression ou de contournement de la violence – par exemple, l’acte d’une catholique jetant de la paille et des couvertures sur des protestants pour les aider à échapper à leurs bourreaux.
L’ouvrage se démarque aussi par la critique qu’il applique aux documents sélectionnés : pour l’auteur, « cette littérature documente le possible et moins le véridique » (p. 158). Par conséquent, « peu importe » que telle « scène relève du lieu commun » (p. 47), que tel dialogue soit « trop beau pour être vrai » (p. 41) ou que, dans tel libelle, « rien n’oblige à suivre le polémiste dans les tréfonds de ces accusations » (p. 121) : la partialité des documents n’est pas un obstacle, mais un tremplin vers les (res)sentiments par lesquels ont été appréhendés les troubles civils.
Par ailleurs, une approche micro-historique recourt largement aux outils de la sociologie interactionniste, particulièrement ceux d’Erving Goffman. La stasis, terme par lequel les Grecs anciens désignaient une crise politique interne à une cité, est employée comme un concept qui concentre le regard sur les spécificités de la guerre civile : Survivre détaille ainsi l’anatomie d’une société affectée par le conflit intérieur.
Enfin, l’écriture resserrée procède d’un objectif épistémologique exigeant : faire revivre des situations au plus proche de ce qu’elles ont signifié dans leur déroulé. Tandis que la densité des paragraphes fait corps avec celle des guerres de Religion, un art accompli de la réitération épouse le doute lancinant dans le for intérieur d’individus épuisés par l’absence de repos.
Un univers de signes
Ce livre montre comment la guerre civile engendre un régime spécifique de l’identité, notion qu’il définit, sur la base des travaux de Georg Simmel, comme le produit de stratégies de construction et d’évitement. Durant les guerres de Religion, un doute omniprésent quant à la véritable nature des êtres et des choses fait triompher « la perte du droit à l’indifférence » et « l’obligation afférente de tout expliciter » (p. 12). Chacun étant dans l’incapacité de comprendre qui est l’autre, la France devient « un univers de signes » (Umberto Eco, cité p. 149). Un contexte de politisation extrême suscite le besoin vital de gérer l’expression de son identité et de percer celle des autres, générant une hantise du secret et abolissant la frontière entre le privé et le public. Par conséquent, à l’inverse de l’individu renaissant de Jacob Burckhardt, émancipé et épanoui, les hommes et les femmes des troubles civils sont contraints de maîtriser leur façonnement en permanence afin de contourner les embûches mortelles de leur quotidien.
La réflexion précise donc la démonstration effectuée par l’auteur dans Tous ceux qui tombent, selon laquelle les massacres des guerres de Religion ont été rendus possibles par le fait que les bourreaux étaient souvent les voisins de leurs victimes, dont ils connaissaient l’identité et les habitudes. Dès lors, dans ces « guerres picrocholines » (p. 39), la survie est conditionnée à la maîtrise d’« une sémiotique savante » (p. 31). Identifiant par ailleurs les initiatives de la monarchie pour consigner certaines marques d’identité dans le domaine privé afin de favoriser la cohabitation, Survivre formule, en contrepoint, de stimulantes réflexions sur le rôle des conflits civils dans la formation de la modernité.
Plusieurs catégories de signes font l’objet d’une attention particulière. L’enquête révèle combien les pratiques dévotionnelles ou quotidiennes (de l’activité professionnelle à l’alimentation) et les accents régionaux sont vecteurs de nombreuses informations. De plus, l’étude des dialogues et des sons de la guerre civile reconstitue un monde de questions-réponses, d’interpellations et de cris de ralliement. L’ouvrage accorde en outre une attention particulière aux objets : bannières, habits, aliments, lettres et autres livres permettent de revendiquer l’appartenance à une faction ou traduisent involontairement une identité. Les choses révèlent la dimension quotidienne de la guerre civile : tandis que des preuves de toutes sortes sont découvertes aux domiciles des suspects, font florès des stratagèmes tels que le colis piégé, l’attentat à la poudre ou le poison.
Repérer, dissimuler et déguiser
Se fonder sur les marques extérieures pour attribuer une identité à un individu et déterminer son sort expose les hommes et les femmes des guerres de Religion à un danger : être piégé par des savoir-faire spécifiquement fabriqués, pour déceler et interpréter les signes bien sûr, mais aussi et surtout les cacher ou les contrefaire. Les conflits civils sont donc un univers de camouflage et d’imposture : la suspicion exacerbée fait de la capacité à se fondre dans la masse une condition de survie.
S’il s’agit avant tout de rester calme dans une fuite ou de se taire dans une cachette, les marques extérieures telles que la parole, les habits et les objets du quotidien sont ici aussi les acteurs centraux de l’histoire. La récurrence et la similitude du modus operandi dans plusieurs stratagèmes confirment combien la guerre civile a suscité le développement de compétences nouvelles : tandis que le déguisement en paysan permet à divers individus de pénétrer dans une cité en cachant des armes sous des choux, des sacs de farine ou du genêt, un gouverneur royaliste s’évade travesti en laquais, imité quelques années plus tard par le comte de Nemours, qui ne se contente pas de revêtir la perruque et les habits de son valet, mais utilise aussi, afin de ne pas être interrompu dans sa fuite, une terrine qu’il fait passer pour un pot de chambre plein.
Ici aussi, les faits sont analysés selon un schéma en cascade. La suspicion génère l’ingéniosité à feindre l’innocuité, laquelle suscite à son tour la mise au point de ruses pour repérer ces effets de réel : le tissu social étant plus déchiré que jamais, il devient crucial de savoir rassembler, interpréter et communiquer l’information. En retour, de nouvelles tactiques sont échafaudées pour tromper l’adversaire le plus aguerri : afin d’éviter d’être repérés par les gardes d’une cité qu’ils cherchent à infiltrer, des conspirateurs étrangers à la localité embauchent des réfugiés qui connaissent les coutumes et l’accent de la région.
Un jeu d’échelles constant
Afin de rendre compte des dérèglements multiples induits par les troubles civils, ce livre propose une histoire des anonymes et des recoins. Il ne s’agit pas de simples détails, car s’y nichent les angoisses, les doutes et les revirements des guerres de Religion. La reconstitution du quotidien « au ras du sol » (p. 11) confère de la visibilité à des oubliés de l’histoire et conduit le lecteur dans les creux où se cachent les signes et dans les crêtes où ils se travestissent.
Pour expliquer le trouble, l’ouvrage le situe. Il montre premièrement que, dans un monde dépourvu de repères, voyager, sortir ou entrer dans une ville devient un enjeu permanent puisqu’une infinité de groupuscules la quadrillent et y organisent l’espionnage. Les déplacements horizontaux étant contrôlés, les mouvements gagnent en verticalité : dans les greniers et les caves apparaissent des interstices révélateurs du temps des massacres. Un effort considérable a été nécessaire pour scruter ces socialités nouvelles : identifier le fonctionnement des cachettes implique de cerner des lieux et des pratiques qui, par définition, n’ont laissé que peu de traces.
Poursuivant la reconstitution des savoir-faire propres à la guerre civile, l’ouvrage montre en outre comment chaque faction s’emploie à prendre possession de l’espace. Tandis que l’ennemi est désigné par le marquage à la craie, placards et graffitis matérialisent sa présence au cœur de la cité. Les perquisitions ne visent pas tant à se saisir d’individus ou d’objets dangereux qu’à prouver le pouvoir d’un groupe sur le territoire.
Enfin, étudier le craquellement de l’espace permet de mesurer la fragmentation du social : ces initiatives contribuent à territorialiser l’espace urbain en une mosaïque de bastions confessionnels. Pour enrayer ces processus, la monarchie mène une « politique de l’insensible » (p. 143) qui entend purger l’espace public de tout signe distinctif afin de substituer l’unité royale à la pluralité des factions : prières, chansons, ventes et certaines consommations d’aliments sont interdites par édits.
La désignation de soi et de l’adversaire constitue le principal enjeu identitaire de la langue en temps de conflit civil. Cette « insécurité sémantique » (p. 212) se complexifie en fonction des particularismes locaux et de l’évolution des événements, qui appellent tantôt à exploiter la puissance de la taxinomie, tantôt à l’éviter. En outre, des processus inédits de réification, de bestialisation et de diabolisation ouvrent la voie au massacre, lequel est parfois euphémisé par d’autres pratiques langagières. Fort de ces résultats, l’auteur rapproche légitimement la réforme de Malherbe et la pacification henricienne : au sortir des guerres de Religion, la langue se voit retirer tout rôle politique en réaction à son implication dans les troubles civils.
Un champ d’enquête nouveau
Survivre ouvre un champ d’étude qui peut être exploré par la traque des stratégies identitaires et de leur mise en texte dans des lettres, libelles, rapports, documents littéraires ou iconographiques. Il rend aussi possible l’étude du discours sur ces pratiques, leur dénonciation ou leur valorisation, les tentatives pour les juguler ou les généraliser et leur mise en scène dans des créations de toute sorte.
Par ailleurs, en révélant des phénomènes observables durant tout le second XVIe siècle français, l’ouvrage invite à les étudier situés dans des séquences chronologiques aux enjeux politiques et confessionnels spécifiques. Les signes et leur maîtrise permettraient alors de mieux comprendre la formation de factions et leur reconfiguration au cours des conflits. En outre, envisager les premières décennies du XVIIe siècle conduirait sans doute à cerner l’élaboration de poches de résistance face au dé-marquage de l’espace et à la dé-politisation de la langue.
Enfin, les pratiques mises au jour par Survivre peuvent aider à repenser le fonctionnement de l’antagonisme durant les troubles civils. Cerner les motivations des auteurs des massacres grâce aux liens entre signes et violence apporterait ainsi des réponses nouvelles à une problématique inépuisable : les raisons de l’engagement dans un conflit à la fois civil et confessionnel. Cette démarche permettrait à la focalisation sur « l’extériorité du croire » de ne pas conduire uniquement à l’écriture d’une « histoire longue de la déconfessionnalisation et du détachement religieux » (p. 268-269), mais mènerait au contraire à réévaluer le rôle des croyances religieuses, des réseaux de solidarité, des intérêts politiques et des facteurs économiques dans la prise des armes [3]. La tension entre la transparence et le secret contribuerait alors à préciser celles entre le politique et le religieux, entre les idées et les intérêts personnels ou partisans. Notre compréhension des guerres de Religion en sortirait considérablement renforcée.
Jérémie Foa, Survivre. Une histoire des guerres de Religion, Paris, Seuil, 2024, 352 p., 23 €.
Alexandre Goderniaux, « La guerre des signes »,
La Vie des idées
, 26 septembre 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./Jeremie-Foa-Survivre
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[1] Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (vers 1525 – vers 1610), Seyssel, Champ Vallon, 1990 ; Denis Crouzet, La nuit de la Saint-Barthélemy. Un rêve perdu de la Renaissance, Paris, Fayard, 1994.
[2] Nicolas Le Roux, La faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547 – vers 1589), Seyssel, Champ Vallon, 2001 ; Nicolas Le Roux, Portraits d’un royaume. Henri III, la noblesse et la Ligue, Paris, Passés composés, 2020.
[3] Pour une mise en discussion de la thèse d’une déconfessionnalisation à la fin des guerres de Religion, voir Fabrice Micallef, « L’autonomisation de la raison politique. Bilans, enjeux et perspectives historiographiques », in David Do Paço, Mathilde Monge et Laurent Tatarenko (dir.), Des religions dans la ville. Ressorts et stratégies de coexistence dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 213-218 ; Adrien Aracil, « La part du religieux dans l’histoire politique du XVIIe siècle. Retour sur des exemples de conversions politiques », Chrétiens et Sociétés XVIe-XXIe siècles, à paraître.