John Law a laissé son nom associé à un scandale financier considérable. Nicolas Buat retrace sa vie aventureuse, et ses projets ambitieux pour dynamiser l’économie et éteindre la dette de la France.
John Law a laissé son nom associé à un scandale financier considérable. Nicolas Buat retrace sa vie aventureuse, et ses projets ambitieux pour dynamiser l’économie et éteindre la dette de la France.
Que l’on cherche à tirer de l’histoire de grands enseignements, ou que l’on se satisfasse d’y contempler une galerie de portraits et de tableaux sans conséquences pour notre temps, on ne peut demeurer indifférent au personnage de John Law. Le récent ouvrage biographique de Nicolas Buat – conservateur en chef des Archives de Paris – nous invite à le redécouvrir. S’il s’inscrit dans une série déjà relativement longue de travaux consacrés à Law (dont le plus connu est certainement le livre d’Edgar Faure, La Banqueroute de Law, paru en 1977), son grand mérite est de nous plonger dans l’atmosphère bouillonnante de la Régence, sans perdre le lecteur dans de trop pointilleuses descriptions du « Système » mis en place entre 1716 et 1720.
Avant la politique, donc, la vie. John Law est souvent comparé à Casanova : s’il est peut-être moins porté sur les femmes, il est tout autant enclin à l’aventure. Celle-ci commence à vingt-trois ans, lorsqu’il s’évade d’une prison de Londres, où il croupissait, inculpé de meurtre, à la suite d’un duel pour une affaire de mœurs. Les circonstances sont mal éclaircies, malgré les travaux abondants des historiens. L’affaire est néanmoins décisive : elle pousse Law à l’exil. Vingt années durant, entre 1694 et le début de la Régence, il erre entre la France, l’Italie et la Hollande. Il gagne de l’argent aux cartes, mène une vie souvent fastueuse, fréquente de grandes personnalités du théâtre et de la finance.
Un premier chapitre, passionnant bien que bref, restitue le contexte monétaire au tournant du XVIIIe siècle. Ces années, qui sont aussi celles de la formation intellectuelle de Law, sont un moment charnière pour les questions monétaires. En 1694 a été fondée la Banque d’Angleterre, dont Law aura en tête le modèle lorsqu’il proposera au Régent la création de la Banque royale. Law est par ailleurs issu d’une famille d’orfèvre, métier qui, au cours du siècle passé, avait évolué vers celui de banquier : dotés de coffres, les orfèvres conservèrent de plus en plus fréquemment au XVIIe siècle les métaux précieux de nombreux déposants, émettaient des reçus, tenaient des comptes courants pour les commerçants, et s’engageaient même dans des activités de prêt.
En 1705, Law publie ses Considérations sur le numéraire et le commerce, qui demeure son principal écrit traitant des questions économiques. Sur la base de cet ouvrage, Joseph Schumpeter, dans son Histoire de l’analyse économique, fait de Law un auteur qui « se place au premier rang des théoriciens de la monnaie de tous les temps ». C’est probablement lorsqu’il tente de situer celui-ci dans l’histoire de la pensée économique que l’ouvrage de Nicolas Buat est le plus imprécis – mais ce n’est là qu’un défaut mineur, car tel n’est pas son dessein premier.
De nombreux historiens de la pensée économique, tels Daniel Villey, ont associé Law à une reformulation des doctrines mercantilistes antérieures. Leurs auteurs – Jean Bodin en France, Thomas Mun, William Petty ou Josiah Child en Angleterre – tendaient à considérer l’accumulation de monnaie métallique comme un but en soi. À l’inverse, pour Law, ce qui importe n’est pas l’accumulation mais la circulation abondante de monnaie, qui doit stimuler le commerce et la production. Ce changement de perspective a une conséquence majeure : puisqu’il ne s’agit plus d’amasser des stocks mais de générer un flux, la monnaie pour Law n’est plus nécessairement métallique, mais peut devenir une monnaie-papier. Alors que la politique économique chez les mercantilistes de la génération précédente devait essentiellement être une politique commerciale (favoriser les exportations et limiter les importations), elle devient, dans l’esprit de Law, une politique monétaire. La théorie de Law a, en cela, une résonance tout à fait moderne.
Le mercantilisme a été au XVIIe siècle une politique autant qu’une doctrine. Il en est de même du système théorique de Law, formulé dans des circonstances propices à sa réception. En France, la fin du règne de Louis XIV est marquée par une détresse financière grave, fruit de nombreuses années de guerre. La description qu’en donne Nicolas Buat est passionnante, ainsi que celle des multiples tentatives de réformes fiscales. La seule politique monétaire appliquée alors est la dévaluation de la livre tournois (servant d’unité de compte) par rapport à l’or ou l’argent. Les anciennes pièces devaient être ramenées à l’hôtel des monnaies pour être refondues, ce qui permettait au passage la collecte de droits de seigneuriage.
L’histoire prit un tour nouveau avec l’arrivée au pouvoir du Régent, Philippe d’Orléans, en 1715, ce qui permit à Law d’exercer une influence considérable. D’abord simplement connu pour quelques prises de positions publiques, il avait noué et entretenu dans les décennies 1700 et 1710 d’importants réseaux en France et à travers toute l’Europe (Hollande, Italie). Au cours de ces années, il s’était fait le promoteur de nombreux projets de banques, notamment de banques foncières, dont les émissions seraient gagées sur la terre. La Régent, plus favorable au milieu bancaire issu de la bourgeoisie, offre un terreau propice aux idées nouvelles.
En 1716, Law est autorisé à créer la Banque générale et à émettre du papier-monnaie contre de l’or. Près des deux tiers de l’ouvrage sont consacrés aux quelques années qui s’ensuivent, et dont l’histoire est mieux connue. Le « système » monétaire de Law se met en place sur une période de temps très courte, moins de quatre années. Dès 1720, la fin est là. En quelques semaines, Law est nommé contrôleur puis surintendant général des finances (l’équivalent d’un ministère), puis doit fuir dès le mois de mars quand éclate la bulle financière qu’il a créée.
Est-il possible de décrire brièvement le système mis en place par Law ? Dans un premier temps, la Banque générale opère à l’instar d’autres banques, mais avec néanmoins un fort soutien de l’Etat. Lorsqu’elle émet des actions, celles-ci peuvent être souscrites en papiers d’Etat, c’est-à-dire en titres de dette publique. Dans le même temps, les billets qu’elle émet peuvent être reçus en paiement des impôts (à partir de 1717). Tous les billets sont supposément convertibles en or, mais des quantités trop abondantes en sont émises. Des effets joints de ces deux dispositions, il résulte une monétisation d’une partie de la dette publique.
Une nouvelle étape est franchie lorsque Law créé la Compagnie d’Occident, tôt surnommée Compagnie du Mississippi, et obtient un monopole pour l’exploitation commerciale des ressources de la Louisiane. Dans son esprit, les perspectives – décrites auprès du grand public comme florissantes – de l’exploitation coloniale de la Louisiane doivent permettre d’attirer de l’or et des titres de dette publique, en l’échange de papier-monnaie. La valeur de ce dernier est, dans l’esprit de Law, gagée sur les revenus futurs des expéditions commerciales. Une création monétaire abondante par la banque (transformée entre temps en Banque royale) permet une hausse considérable du cours des actions de la compagnie. Les deux institutions fusionnent en 1720, alors que Law a entre les mains les leviers fiscaux et commerciaux les plus importants du Royaume.
La banqueroute survient dès le mois de mars, après plusieurs semaines au cours desquelles la thésaurisation de l’or et de l’argent est punie au-delà de certaines limites, et pendant lesquelles certains « semeurs de faux bruits » sont déportés aux colonies. Après la banqueroute, Law, toujours sous la protection officieuse du Régent, se réfugie à Venise, où il meurt en 1729.
Il n’est probablement guère utile à ce stade de souligner que l’ouvrage a une résonance fort actuelle. Aujourd’hui comme hier, il est question de réduire le fardeau de la dette publique et de dynamiser l’économie par l’expansion monétaire. Il faut cependant, nous semble-t-il, se garder des comparaisons trop hâtives et nécessairement simplificatrices. Au rebours, le grand intérêt de l’ouvrage de Nicolas Buat est de nous donner à voir la genèse d’institutions et d’idées qui, malgré leurs évolutions postérieures, ont pris à l’aube du XVIIIe siècle des formes qui, aujourd’hui encore, nous sont familières dans leurs grands linéaments.
par , le 8 juillet 2015
Guillaume Vuillemey, « John Law, le papier-monnaie pour fuir la dette », La Vie des idées , 8 juillet 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./John-Law-le-papier-monnaie-pour-fuir-la-dette
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