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Recension Histoire

Toutes les facettes de l’islam

À propos de : John Tolan, Nouvelle histoire de l’islam. VIIe-XXIe siècle, Taillandier


par Steven Duarte , le 1er février 2023


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Tant comme religion que comme civilisation, l’islam est frappé aujourd’hui de cacophonie et d’une réduction inquiétante de sa pluralité, tant par ses apologistes que par ses contempteurs. Le « choc des ignorances » est bien plus réel qu’un prétendu « choc des civilisations ».

L’ouvrage est dédié aux jeunes générations, l’auteur n’attend-il donc vraiment plus rien des anciennes ? L’introduction dénonce à juste titre les facilités de l’essentialisme et l’utilisation nocive de termes inadéquats qui masquent la pluralité de l’histoire de l’Islam-civilisation. Face aux discours apologétiques d’une part et aux discours haineux d’autre part, la parole du chercheur devient précieuse aujourd’hui, car elle instaure une distance salutaire pour affirmer une chose très simple en fin de compte : l’islam n’est par essence ni une religion violente ni une religion de paix – que peuvent par ailleurs vouloir bien dire ces deux thèses contraires ? Sur le plan scientifique absolument rien en tout cas. Comme le rappelle l’auteur, le droit islamique classique interdisait très majoritairement les boissons enivrantes mais, dans le même temps, les plus grands poètes de la civilisation islamique ont décrit et vanté ses plaisirs, ne confondons donc pas la vérité normative des textes juridiques avec le réel des sociétés. Cette distinction est toujours valable de nos jours : l’esclavage est aboli juridiquement dans le monde entier et il est certainement réprouvé moralement par la planète entière mais, dans les faits, il perdure encore.

Mises à part quelques inévitables coquilles [1], l’ouvrage est de très bonne facture et réalise son objectif affiché de mettre à disposition d’un public non spécialiste une synthèse de nombre de travaux produits par les chercheurs, tant de l’époque médiévale que contemporaine.

Quelques évidences issues de la recherche

L’auteur introduit fort utilement le rapport aux sources arabes anciennes, l’importance de l’oralité dans la société arabe du VIIe siècle (p. 18), la nécessaire distinction entre hagiographie et biographie scientifique du Prophète (p. 19), les thèses discordantes des spécialistes quant à l’authenticité des sources (p. 19-20), la pluralité et parfois les contradictions entre les récits disponibles autour d’événements pourtant aussi connus que l’épisode de la révélation du Coran (p. 20), les évolutions de l’exégèse coranique au cours du temps. Un exemple : qui était selon le Coran le fils sacrifié par Abraham ? Pour les exégètes musulmans anciens jusqu’au Xe siècle il s’agissait d’Isaac, alors que pour les postérieurs il s’agissait plutôt d’Ismaël (p. 24). Il rappelle également certains récits pourtant connus des anciens, mais souvent ignorés par les musulmans contemporains, ex. de celui des « versets sataniques » (p. 29) où le Prophète aurait récité en tant que passage du Coran un verset reconnaissant la véracité de l’intercession des divinités arabes préislamiques (ġarānīq), ce récit figure aujourd’hui dans l’exégèse coranique du célèbre savant sunnite du Xe siècle, Ṭabarī, épisode controversé que rejette la plupart des traditionnistes et qui fut la matière d’un célèbre passage du roman de l’écrivain Salman Rushdie publié en 1988.

L’auteur rappelle de manière là encore fort pertinente les inévitables hybridations entre différentes aires culturelles et religieuses pourtant en concurrence, voire en conflits : les emprunts de l’Islam aux systèmes byzantins et perse (p. 59-61) que la réforme monétaire du calife Abd al-Malik voulut enrayer, la porosité de certaines pratiques cultuelles relatives aux trois religions monothéistes (bénédictions, guérisons, désenvoûtement, etc. (p. 61-63)) ; la frontière si tranchée aujourd’hui entre sunnites et chiites n’était pas à cette époque aussi clairement établie (c’est l’exemple célèbre de l’imam chiite Jaʿfar al-Ṣādiq dont la tombe est restée à Médine un lieu de vénération tant des sunnites que des chiites jusqu’à sa destruction par les wahhābites au début du XXe siècle (p. 76-77) ; ces faits connus, certes, des spécialistes sont plus que nécessaires à rappeler de nos jours.

Instrumentalisations de l’histoire

L’auteur tord le cou à une idée reçue très souvent propagée énonçant que le vin coulait à flots dans l’empire abbasside et que cette pratique était somme toute acceptée. Il rappelle en effet (p. 83) que les oulémas étaient hostiles à la consommation des boissons enivrantes et qu’ils le faisaient savoir, ce qui n’empêchait évidemment pas les puissants de la cour de s’y adonner et de fréquenter pour cela notamment les monastères chrétiens (p. 83). Ce fait à lui seul introduit une nécessaire distinction souvent négligée entre ce qui se faisait dans les milieux aisés et la vie de la masse des sujets des empires de l’Islam : le vin et les séances bachiques (maǧālis al-ḫamr) pouvaient être chantés et mis en vers par de brillants poètes, dont le célèbre Abū Nuwās (m. 815), mais cela n’en devenait pas forcément la norme commune. Cet argument autour de la circulation du vin est souvent utilisé par des auteurs de bonne foi afin de contrer les fondamentalismes religieux ; toutefois, c’est doublement inefficace de s’appuyer sur des arguments aussi fragiles scientifiquement car, en sus de la différence bien réelle à l’époque entre masse (ʿāmma) et élite (ḫāssa), les courants fondamentalistes n’ont de toute manière que faire de l’époque abbasside, car leur période de référence ne réside pas aux VIIIeXIIIe siècles mais bien plutôt à la période comprise entre 610 et 661 (qui correspond à la vie du Prophète et à celle des quatre califes).

En déroulant le même fil on arrive également à une autre idée galvaudée, tant par les fondamentalistes que par les obsessionnels de l’islam : la civilisation classique de l’islam ne séparait pas le politique du religieux. L’exemple du vin tend a contrario à nuancer fortement cette assertion médiatique : une tension existait entre les pouvoirs politique et religieux, ils n’étaient nullement fusionnés, les oulémas pouvaient à ce titre condamner tant qu’ils le voulaient les pratiques des élites musulmanes, cela ne changeait rien à la légitimité du pouvoir. Et si d’aventure le pouvoir politique se sentait menacé par l’autorité religieuse des oulémas, il avait toute latitude pour torturer, enfermer, démettre de leurs fonctions les seconds. Les pouvoirs étaient bel et bien distincts, bien que non strictement séparés ; le monde médiéval chrétien connaissait également cette tension entre ces deux sources de légitimité.
Autre idée reçue et partagée tant par les apologistes béats que par les détracteurs obsessionnels de l’islam : le caractère prétendument immuable de la notion de šarīʿa cristallise les incompréhensions et les manipulations. Sous l’empire abbasside, ce terme était utilisé par les arabophones des trois religions monothéistes pour désigner tout « système juridique instauré par un prophète » (p. 94) ; ce n’est que progressivement qu’il désigna chez les oulémas la partie considérée comme révélée de la loi religieuse par opposition au travail interprétatif des juristes (fiqh). N’oublions pas que l’époque des Abbassides coïncide avec la naissance de la tradition juridique classique de l’islam durant laquelle – très paradoxalement – les musulmans étaient encore en minorité dans l’immense empire qu’ils gouvernaient (p. 96), les juifs, chrétiens et zoroastriens constituant la majorité : il n’est donc pas étonnant dans ce contexte que les traditions relatives aux cultes s’interpénètrent. Les sources sur cette époque rapportent de nombreux cas où des parents musulmans faisaient « baptiser leurs enfants par des prêtres chrétiens », non pour se convertir, mais au nom de la croyance dans l’efficacité du rite baptismal » (p. 96).

À travers les yeux d’Ibn Baṭṭūṭa

J’aimerais relever ici l’originalité narrative du chapitre 6, l’auteur choisit de parcourir le monde musulman du XIVe siècle à travers les écrits du célèbre voyageur marocain Ibn Baṭṭūṭa. On y découvre l’omniprésence du soufisme (le courant mystique de l’islam) qui structurait la vie quotidienne des musulmans. L’auteur narre la célèbre rencontre à Damas du voyageur marocain avec le savant théologien Ibn Taymiyya, référence ultime aujourd’hui des courants mainstream de l’islam sunnite mondial, ou encore à Bagdad, lorsque ce même voyageur rapporte que la tombe d’Ibn Ḥanbal ne comportait pas de coupole et que, chaque fois qu’on en construisit une, « elle fut détruite par la puissance de Dieu » (p. 163). Ce récit, quelle que soit son authenticité, constitue aux yeux d’Ibn Baṭṭūṭa (de rite malikite) une véritable malédiction à l’encontre de l’école rivale, celle des ḥanbalites, renversement paradoxal car, aujourd’hui, les oulémas considèrent plutôt l’absence de coupole sur une tombe célèbre comme une marque de stricte orthodoxie. Il est fort intéressant de relever ces grandes modifications théologiques entre l’islam compris par les oulémas au XIVe siècle et tel qu’il est professé sept siècles plus tard par des auteurs se référant pourtant à ce même passé !

Le chapitre 7 offre un résumé très synthétique des trois grands principaux empires islamiques de l’ère pré-moderne et, à l’examen des alliances politico-stratégiques de ces derniers, l’on se rend rapidement compte d’une chose là encore somme toute basique pour un chercheur : même à l’époque, la religion ne constituait pas le moteur premier des alliances, les intérêts stratégiques de court et moyen terme prévalaient. Que dire alors de notre époque très contemporaine, à l’heure où la religion structure bien moins qu’hier les imaginaires des sociétés ?

La période récente

Les chapitres 8 et 9 traitent de la période contemporaine, période tellement riche qu’il est bien entendu impossible dans un ouvrage de synthèse comme celui-ci de lui accorder l’espace nécessaire. L’auteur procède par touches et elles sont plutôt pertinentes pour des non-spécialistes. Ainsi le chapitre 9 débute judicieusement par une personnalité aussi originale et intéressante que le réformiste soudanais Maḥmūd Muḥammad Ṭāhā (1909-1985). Ce militant soufi de la cause anti-impérialiste fut capable également de proposer une réforme radicale de la normativité des Textes fondateurs, et notamment du Coran, en argumentant que seuls les versets de la période mecquoise devraient faire autorité désormais, et non ceux de la période médinoise qui leur étaient postérieurs et contingents. C’était remettre en question non pas la religion, mais bel et bien toute la structure de l’institution religieuse sunnite et son magistère sur les âmes. Il fut exécuté par décision du pouvoir politique soudanais avec la complicité active des mouvements politiques conservateurs de son pays.

Le wahhābisme est dans ce chapitre en bonne place et cela est justifié puisqu’il s’agit du courant dominant du sunnisme contemporain. L’auteur montre que ce dernier a eu de multiples « courroies de légitimation », tant de la part des Britanniques puis des Américains, mais aussi de la part de figures aussi reconnues aujourd’hui dans l’islam contemporain que le penseur syro-égyptien Rašīd Riḍā (p. 246) ou que le savant algérien Ibn Bādīs et sa célèbre revue al-Šihāb dans les années 1930. Jusqu’à il y a peu, et nous n’en sommes pas tout à fait sortis en réalité, nombre de penseurs tel que Rašīd Riḍā, et d’autres bien plus critiques, étaient placés dans la seule catégorie floue des « réformateurs », et ce, malgré la grande discordance entre leur projet politique et leur lecture des textes du patrimoine classique (turāṯ). L’auteur fait donc bien de mentionner que cette célèbre figure de l’islam égyptien du début du XXe siècle a évolué vers un soutien quasi inconditionnel au wahhābisme du jeune État saoudien, devenu en 1932 l’Arabie Saoudite, et dont la doctrine officielle fut peu à peu rebaptisée en « salafisme ». Il est toujours important de le souligner car ce courant n’a, de ce fait, plus rien à voir avec ce que beaucoup nomment encore « salafiyya », située dans la période que l’historien Albert Hourani nommait « l’âge libéral de l’islam » (XIXe - premier tiers du XXe siècle) et qui s’est achevée depuis avec perte et fracas ; mais ceci est une autre histoire.

Au vu de tout ce qui précède, il est clair que cet ouvrage sera fort utile entre les mains d’un vaste public non spécialiste qui pourra nourrir sa culture générale grâce à l’éclairage d’une matière riche et ancrée tout autant dans les débats contemporains sur l’islam-religion que sur la longue histoire de l’Islam-civilisation qui, quoi qu’en disent certains amnésiques, se situe au moins au même niveau que les civilisations romaine et chinoise.

John Tolan, Nouvelle histoire de l’islam. VIIe-XXIe siècle, Paris, Taillandier, 2022, 352 p., 22 €.

par Steven Duarte, le 1er février 2023

Pour citer cet article :

Steven Duarte, « Toutes les facettes de l’islam », La Vie des idées , 1er février 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./John-Tolan-Nouvelle-histoire-de-l-islam

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Notes

[1Je ne citerai qu’une seule de ces coquilles, d’ailleurs fort peu nombreuses : (p. 19-20) l’époque omeyyade est placée «  au début du VIIe siècle  » lorsque «  le texte définitif [du Coran] fut figé  ». Cette époque ne débute en fait qu’en 661 avec la prise du pouvoir de Muʿāwiya, fils de l’ancien ennemi de l’islam, Abū Sufyān, chef de l’influente tribu des Umayya.

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