Le nom de Dun-sur-Auron, commune de 4 300 habitants située dans le département du Cher, à une vingtaine de minutes de Bourges, n’évoque probablement pas grand-chose à la majorité des Français. Celles et ceux qui savent qu’il s’y déroula, à l’aube du XXe siècle, une expérience inédite dans l’histoire de l’assistance aux malades mentaux, figurent parmi les historiens de la psychiatrie qui ont croisé son nom dans les archives ou bien l’ont appris parce qu’ils y ont habité.
Pour Juliette Rigondet, qui y a passé une partie de son enfance, Dun-sur-Auron a d’abord été un lieu de vie, avant de devenir un sujet d’écriture. Si le livre qu’elle lui consacre trouve son origine dans une expérience intime, évoquée avec pudeur dans le prologue et l’épilogue, son ambition n’est cependant pas autobiographique. En remontant le fil du temps, l’auteure raconte l’histoire de ce village pour « faire sortir de l’ombre et de l’oubli les souffrants qui [le] peuplent ou [l’]ont peuplé » (p. 14).
Liberté pour les patients
C’est en 1891 que le conseil général de la Seine décide de créer à Dun-sur-Auron une « colonie familiale d’aliénées » destinée à accueillir de vieilles femmes séniles. Jugées inoffensives, ces malades jusqu’alors internées ont été choisies pour venir s’installer chez des villageois, à la campagne.
Les circonstances dans lesquelles est née cette idée étonnante sont exposées dans la première partie du livre, qui montre comment le projet répond à la fois aux attentes du département, confronté à l’encombrement des asiles et au coût croissant de la prise en charge des aliénés, et aux aspirations de quelques médecins, à la recherche d’un mode alternatif de traitement des maladies mentales. Juliette Rigondet tire ainsi de l’oubli la figure du docteur Auguste Marie qui, s’il n’a pas agi seul, a joué un rôle capital pour convaincre les pouvoirs publics de tenter une telle expérience (p. 19-30).
Au récit de la fondation de la colonie suit une description des pensionnaires, de leur quotidien avec leurs « nourriciers » et, plus largement, de leur place au village. La deuxième partie s’articule autour des portraits de plusieurs malades dont les dossiers médicaux ont été choisis au hasard, « parmi les innombrables boîtes cartonnées » entreposées dans l’entresol des archives médicales de l’ancienne colonie (p. 60).
La troisième partie, qui porte sur les familles d’accueil, expose leurs motivations mais aussi leurs craintes, et évoque la question de leur statut : ni parents, ni infirmiers, les « nourriciers » sont pourtant ceux qui s’occupent, au quotidien, des malades. La quatrième partie donne, pour finir, la mesure de la place occupée dans le village par la colonie, devenue Centre hospitalier spécialisé en 1976.
À travers l’évocation des lieux que l’institution et les malades investissent, notamment dans le cadre de leur travail ou bien après leur mort, dans le cimetière communal, Juliette Rigondet attire l’attention sur le pari que font depuis un siècle les médecins et les pouvoirs publics en plaçant ces patients « en liberté », au contact permanent des populations, malgré les risques d’accidents et d’abus dont ils pourraient être victimes.
De l’inventivité en psychiatrie
Il est impossible, en lisant le livre de Juliette Rigondet, de ne pas penser à l’essai passionnant que la psychosociologue Denise Jodelet a consacré au village voisin d’Ainay-le-Château, situé dans l’Allier [1]. À partir de 1901, le conseil général de la Seine décida d’y installer une seconde colonie familiale, pour les hommes cette fois. En prenant cet autre village pour terrain, l’ouvrage s’intéresse aux représentations sociales de la folie et au rapport aux malades mentaux dont elles rendent compte.
De nombreux passages d’Un village pour aliénés tranquilles font écho à ce travail, cité en bibliographie, sans toutefois chercher à le discuter, ni à l’approfondir. Juliette Rigondet choisit une autre approche : en croisant des articles de presse, des rapports de médecins et des dossiers de malades avec des entretiens réalisés auprès de psychiatres, d’infirmiers et infirmières, de cadres, d’habitants et de patients, la journaliste mêle passé et présent pour proposer une série d’éclairages sur l’histoire de la colonie.
Cette description par touches constitue pour le grand public une entrée en matière très intéressante dans le monde des colonies familiales. Elle laisse toutefois plusieurs questions en suspens. Peut-on, par exemple, affirmer que les traitements et les thérapies à Dun-sur-Auron « furent ou sont, en gros, les mêmes que dans une autre institution psychiatrique » (p. 197) ? Qu’est-ce qui permet de considérer que « l’assimilation des patients eut presque lieu » en 1914-1918, ou encore de rapprocher des scènes datant de la Première Guerre mondiale et d’autres observées lors de la Coupe du monde de football en 1998 (p. 186) ?
Pour les chercheurs, le livre confirme donc l’intérêt d’engager un travail d’envergure. Dun-sur-Auron et Ainay-le-Château sont en effet des postes d’observation privilégiés pour l’étude de multiples phénomènes. Ils donnent à voir la frontière poreuse entre le normal et le pathologique et le coudoiement entre monde savant et monde profane dans la prise en charge de la folie, mais aussi les effets du déracinement et de l’invention d’un nouveau cadre familial, ou encore l’inventivité en psychiatrie et la réitération de ses questionnements.
Par ailleurs, si ces deux villages furent bien des « lieux à part », les développements récents de l’histoire de la psychiatrie invitent à se demander pourquoi et jusqu’à quel point. Pour trouver des réponses à ces questions, posées par l’auteure dans les dernières pages de l’ouvrage, sans doute faut-il ne plus observer les colonies familiales d’aliénés isolément. On pourrait ainsi replacer Dun-sur-Auron et Ainay-le-Château dans l’histoire du placement familial et des dispositifs psychiatriques alternatifs à l’internement, plus largement encore dans l’histoire du rapport des institutions disciplinaires à l’enfermement, et, finalement, dans celle de la société française.
Juliette Rigondet, Un village pour aliénés tranquilles, Fayard, 2019. 312 p., 20 €.