Alors que le spectre de la catastrophe nucléaire refait surface, une historienne chevronnée entend renouveler notre regard sur la catastrophe de Tchernobyl, autour du déni qu’elle a suscité de toutes parts.
Alors que le spectre de la catastrophe nucléaire refait surface, une historienne chevronnée entend renouveler notre regard sur la catastrophe de Tchernobyl, autour du déni qu’elle a suscité de toutes parts.
Même après le succès de la série télévisée Chernobyl diffusée en 2019, les travaux académiques sur la catastrophe déclenchée le 26 avril 1986 à la centrale du même nom près de la ville de Pripiat, en Ukraine, non loin des frontières intérieures russe et biélorusse de ce qui était alors l’URSS, sont rares à capter l’attention du grand public. Ce fut le cas pour le livre de Kate Brown, paru en 2019 aux États-Unis : bénéficiant d’une couverture médiatique impressionnante, l’ouvrage a connu plusieurs rééditions dont une en format poche, et raflé deux des prix les plus prestigieux de l’Association for Slavic, East European, and Eurasian Studies (ASEEES), sa principale revue lui consacrant plus de vingt pages de discussion par des spécialistes en histoire et en science, technology and society (STS) [1]. Depuis le début de l’attaque massive de la Russie contre l’Ukraine le 24 février 2022, et l’occupation de la centrale sinistrée par les troupes russes pendant un mois, alors que la centrale en activité de Zaporijjia, toujours occupée, inquiète les experts et l’opinion publique mondiale, il paraît d’autant plus important de se pencher sur la façon dont une historienne chevronnée propose de renouveler notre regard sur la catastrophe de Tchernobyl.
En 2020, l’agence gouvernementale d’information TASS affirmait qu’à part une centaine de cas de cancers mortels chez les liquidateurs les plus exposés « il n’y a[vait] pas eu d’autres conséquences pour la population, ce qui réfut[ait] totalement tous les mythes et stéréotypes qui ont cours sur l’ampleur des conséquences radiologiques de l’accident pour la santé […] » [2]. Dans un tout autre contexte, celui d’un débat en direct sur une chaîne de télévision française, le chef de la majorité à l’Assemblée nationale assénait fin 2021 que « le nucléaire n’a[vait] jamais tué personne » [3]. Le déni des conséquences sanitaires de la catastrophe est justement au cœur de Tchernobyl par la preuve, livre qui questionne les racines de notre ignorance partielle du désastre. Le titre français est, à ce propos, bien en deçà de l’original, Manual for Survival. A Chernobyl Guide to the Future qui met l’accent sur la nécessité d’étudier non pas l’accident en soi, mais les raisons pour lesquelles, plus de trois décennies après, une partie de ses conséquences reste dans l’ombre.
L’ouvrage se situe à mi-chemin entre récit académique et ego-essai, suivant la voie tracée il y a vingt-cinq ans par l’anthropologue Svetlana Boym pour analyser les sociétés de l’Est de l’Europe [4]. Le récit, qui s’apparente parfois à celui d’une enquête journalistique, alterne descriptions ethnographiques et analyses fondées sur des terrains d’archives et d’entretiens. Cette approche multisources réussit à saisir des objets pour lesquels la documentation est lacunaire ou encore fermée aujourd’hui : le fonds du Politburo du Comité central du parti, restant largement inaccessible, ainsi que ceux des autres institutions étatiques sur le nucléaire. En revanche, Brown a pu consulter les documents des services de sécurité (ex-KGB, « Comité à la Sécurité d’État » qu’on ne présente plus) à Kyiv.
Le livre est découpé en sept sections inégales : « L’accident », « Survie radioactive », « Une nature artificielle », « Politiques post-apocalypse », « Mystères médicaux », « La science des deux côtés du rideau de fer », « Artistes de la survie », qui sont autant d’étapes dans la démonstration d’ensemble. La conclusion, « Cueillir les fruits de l’avenir », raconte comment, dans la région de Rivne qui touche la zone contaminée, des femmes gagnent leur vie en récoltant dans les bois et les marécages des myrtilles qui sont ensuite vendues à des grossistes, avant d’être exportées vers les marchés européens, malgré leur taux de radiation au-dessus des normes. La leçon pratique qu’en tire Brown fait écho à la dernière phrase de son précédent livre sur le nucléaire, qui portait sur deux villes du secteur atomique en URSS et aux États-Unis, spécialisées dans la production de plutonium : « We all live in Plutopia » [5].
Plusieurs travaux en sciences sociales ont précédé Tchernobyl par la preuve : il y a vingt ans, l’anthropologue Anna Petryna avait défini pour l’Ukraine post-1991 une « citoyenneté biologique » favorisée par l’État post-soviétique et intériorisée par les individus [6]. Plus récemment, la chercheuse en STS Olga Kuchinskaya a étudié l’invisibilisation de certains savoirs médicaux par les autorités au Bélarus [7]. Au cœur de ces recherches se trouve la controverse sur l’impact des faibles doses de contamination radioactive, l’enjeu étant la reconnaissance ou non d’un « syndrome chronique d’irradiation ». Dans le cas de Tchernobyl, comme dans ceux des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, le Comité des Nations Unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR), l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et l’Organisation mondiale de la santé (OMS), associées dans l’évaluation des conséquences, ont conclu par la négative.
Brown juge cette réponse plus politique que scientifique, et déploie son enquête suivant deux chemins complémentaires. Elle mène d’abord, grâce à sa connaissance fine du terrain soviétique et post-soviétique (servie par sa maîtrise du russe, et assistée par deux collaboratrices/interprètes en Ukraine et au Bélarus), une histoire par en bas du désastre, en confrontant témoignages directs et données collectées par différents acteurs. Ce faisant, elle confirme ou révèle des hécatombes dans divers groupes socio-professionnels : outre les pompiers de Pripiat et les employés de la centrale (quelques dizaines de morts, les seules reconnues officiellement à ce jour), les ouvrières d’une usine de délainage de peaux de mouton, ou encore les employées d’une conserverie de viande. Les enfants d’innombrables localités ont été atteints par des maladies rares, même si elles ne furent pas mortelles – dont les cancers de la thyroïde, attribués à l’accident par l’OMS dans les années 1990 seulement.
Parallèlement, l’historienne passe au peigne fin les documents des institutions internationales, complétant ces données avec des entretiens réalisés auprès d’anciens responsables. Elle les recoupe avec ceux de plusieurs lanceuses d’alerte locales – des femmes surtout. Brown rappelle le sexisme en vigueur à l’époque, et encore aujourd’hui : les praticiennes qui examinaient les populations ont souvent été méprisées par leurs confrères plus élevés dans la hiérarchie médicale et académique, à quelques exceptions près, a fortiori par ceux de l’Ouest. Brown ouvre ainsi la boîte noire transnationale de la sous-estimation de la catastrophe. La liste des fonds d’archives qu’elle a consultés aux États-Unis et en Europe est impressionnante : autant de postes d’observation qui confirment une convergence étonnante de vues sur les faibles doses, alors qu’elles étaient fondées sur une information médicale déficiente, inspirée de l’étude épidémiologique (unique en son genre) faisant autorité à l’Ouest à l’époque, la Life Span Study, réalisée autour de 1950 sur les survivants d’Hiroshima et de Nagasaki, dans un contexte de légitimation de l’arme atomique.
Le style de Brown peut agacer, notamment sa tendance à recourir au pathos. On peut lui reprocher la déformation de certains faits concernant l’impact de la radioactivité [8]. Mais la question qu’elle pose sur le cas biélorusse, extrapolable à l’ensemble des territoires concernés, est légitime : « une catastrophe sanitaire avait-elle vraiment eu lieu au sein d’une population de quatre millions d’habitants sans que le monde le sache ? » (p. 283). Sans s’attarder sur la question insoluble (faute d’étude épidémiologique de grande ampleur) du bilan chiffré qu’elle estime entre 35 000 et 150 000 morts, Brown montre que les savoirs médicaux sur les conséquences de l’accident ont été bridés par les institutions chargées, au niveau de l’ONU, et parfois des organisations non gouvernementales, de les évaluer. La réponse qu’elle apporte à la question de la responsabilité ultime de cette minimisation est triple. Auraient joué à la fois l’obsession des autorités soviétiques de ne pas divulguer des informations susceptibles de déstabiliser le régime, le sentiment de « supériorité » (p. 47) des médecins des pays capitalistes à l’égard de leurs collègues de l’Est, et enfin (surtout ?) la volonté de l’administration états-unienne de masquer la gravité des retombées à long terme de l’accident de 1986, comme des essais nucléaires réalisés depuis 1945.
Reprenons ces trois arguments. L’attitude sciemment négligente des autorités soviétiques ne fait aucun doute. Brown invoque, pour l’expliquer, le culte du secret et la course à la rentabilité propres à la période soviétique : « En URSS, comme dans de nombreux endroits du monde, la sécurité passait après la production et les profits » (p. 137). Rien qu’en 1991, « première année de collaboration entre Occidentaux et Soviétiques » (p. 427), ce sont quatre bases de données médicales sur Tchernobyl qui ont disparu mystérieusement en URSS : preuve que le KGB continua jusqu’au bout à protéger la réputation de l’industrie nucléaire soviétique.
Le deuxième facteur est le prestige de la médecine occidentale. Il a dissuadé les experts internationaux de tenir compte des observations cliniques alarmantes réalisées par leurs homologues soviétiques, quand elles leur parvenaient. Un épisode connu sert d’accroche à la démonstration : Robert Gale, spécialiste états-unien des leucémies, s’est rendu dès l’été 1986 à l’hôpital numéro 6 de Moscou dont le service (top-secret) consacré à la médecine des radiations était dirigé par Angelina Gus’kova, sans doute alors la meilleure spécialiste au monde dans ce domaine. Invité par Mikhaïl Gorbatchev en personne, Gale a facilement « supplanté » (p. 47) Gus’kova, alors que le traitement qu’il proposait était inefficace. Le cas des cancers de la thyroïde, qui ont mis des années à être reconnus comme liés à l’accident par les instances internationales, est lui aussi symptomatique : « Prendre au sérieux les preuves présentées par les médecins soviétiques aurait forcé [les officiels de l’OMS, de l’AIEA et de l’UNSCEAR] à remettre en question une infrastructure médicale. » (p. 411) [9].
Le troisième facteur est celui qui laisse le plus de place à l’interprétation. Si l’URSS s’est acharnée à masquer les effets de la radioactivité, allant jusqu’à dissimuler aux yeux du monde et de son peuple la catastrophe de Maïak, dans l’Oural (1957), équivalente à un quart de Tchernobyl en termes de retombées, les États occidentaux, la France y compris, ont de leur côté masqué le plus possible à l’opinion publique l’impact de l’arme atomique, même après la fin de la Guerre froide [10]. La documentation mobilisée par Brown prouve la fébrilité des instances états-uniennes qui avaient justement la charge de préserver ce secret, et leur volonté de minimiser autant que possible les conséquences mortifères de l’accident de 1986, pour éviter que les victimes de retombées des essais nucléaires et leurs familles réclament à leur tour réparation. Mais cette volonté a-t-elle joué un si grand rôle ? Ici l’enquête atteint ses limites : celles de l’intime conviction.
Au nombre des critiques à faire à l’ouvrage, il faut regretter l’absence de bibliographie, de cartes précises et de graphiques, voire d’un traitement quantitatif de certaines sources, qui aurait pu étayer l’argumentation d’ensemble. Surtout, une caractérisation fine de la société soviétique fait défaut dans le récit de Brown. Lorsqu’elle se dit « frappée par la force » (p. 334) de l’alerte lancée par une physicienne ukrainienne en 1988, Brown fait mine d’ignorer l’existence d’espaces d’expression autonome pendant toute la période post-stalinienne, a fortiori en ces années de glasnost’ (« mise à haute voix » des problèmes, lancée par Gorbatchev), dans certains milieux scientifiques comme ceux de la physique, des mathématiques et de la géologie [11]. De même, le glissement des positions des médecins soviétiques vers « la vision des Occidentaux […] beaucoup plus optimiste » (p. 274) aurait pu être explicité grâce au renouvellement récent de l’historiographie sur ce domaine en URSS et en Europe de l’Est [12].
Enfin, l’avant-dernière partie, consacrée à « la science des deux côtés du rideau de fer », se limite à quelques généralités sur les représentations des médecins et biologistes soviétiques et occidentaux, que Brown attribue principalement à l’héritage négatif du lyssenkisme, ce courant de la biologie pseudo- voire anti-scientifique, favorisé par Staline, qui a détruit durablement la génétique en URSS. Il faudrait davantage encore étudier les connexions Est-Ouest ici, tant les archives et les terrains d’histoire orale montrent des situations plus complexes que prévu dans d’autres domaines [13].
Pour finir, le livre est l’occasion de vérifier qu’en matière de nucléaire, comme pour d’autres controverses sanitaires et environnementales, le dialogue entre disciplines (SHS d’un côté, sciences expérimentales de l’autre) n’est ni simple ni impossible. En 2021, une publication médicale lui a donné à la fois tort et raison : tort, car elle montrait le très faible impact de la radioactivité sur la population touchée par l’accident, au plan génétique, et raison, car elle rappelait que l’étude des conséquences sanitaires de ce dernier est loin d’être satisfaisante encore, trente-cinq ans après. Tchernobyl par la preuve est ainsi, malgré ses défauts, un ouvrage incontournable, qui rejoint d’autres livres importants parus récemment en études aréales sur la catastrophe commencée le 26 avril 1986 [14]. Il confirme que l’enjeu primordial du travail historien à son endroit est de comprendre pourquoi et par quels mécanismes elle a pu être en partie gommée, alors que la guerre criminelle lancée par Vladimir Poutine en 2022 contre l’Ukraine en fait à nouveau un spectre qui hante l’Europe.
par , le 26 septembre 2022
Laurent Coumel, « Tchernobyl : la boîte noire du déni », La Vie des idées , 26 septembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Kate-Brown-Tchernobyl-par-la-preuve
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[1] Slavic Review, 79/2, 2020, p. 273-298.
[2] « Chernobyl : Myths and Facts », TASS Russian News Agency, 26 avril 2016, https://tass.com/world/872464 (existe aussi en russe).
[3] Émission « Ca vous regarde » sur La Chaîne Parlementaire du 26 octobre 2021.
[4] Svetlana Boym, Common places : mythologies of everyday life in Russia, Harvard University Press, 1994.
[5] Kate Brown, Plutopia : nuclear families, atomic cities, and the great Soviet and American plutonium disasters, Oxford New York, Oxford University Press, 2015.
[6] Adriana Petryna, Life exposed : biological citizens after Chernobyl, Princeton University Press, 2002.
[7] Olga Kuchinskaya, The politics of invisibility : public knowledge about radiation health effects after Chernobyl, The MIT Press, 2014.
[8] Voir la critique du chercheur britannique en radioprotection James Smith ;
et la réponse de Kate Brown, traduite en français.
[9] Pour aller plus loin, voir Christopher Burton, « Manual for a Better Medicine », Slavic Review, 79-2, 2020, p. 280 283.
[10] Renaud Meltz et Alexis Vrignon, Des bombes en Polynésie : les essais nucléaires français dans le Pacifique, Paris, France, Vendémiaire, 2022.
[11] Laurent Coumel, « Par-delà Tchernobyl. Aux sources des mobilisations écologistes en Russie », La Vie des idées, 28 juin 2016 ; Larissa Zakharova, « Sphères publiques soviétiques », Politika, 2 mai 2017.
[12] Frances Lee Bernstein, Christopher Burton et Dan Healey, Soviet medicine : culture, practice, and science, DeKalb, Northern Illinois University Press, 2010 ; « Médecine et santé publique en Europe de l’Est durant la Guerre froide », dossier spécial coordonné par Grégory Dufaud, Susan Solomon et Lion Murard, Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2018, 49/1.
[13] Katja Doose, « A global problem in a divided world : climate change research during the late Cold War, 1972–1991 », Cold War History, 21-4, 2021, p. 469 489.
[14] Tatiana Kasperski, Les politiques de la radioactivité. Tchernobyl et la mémoire nationale en Biélorussie contemporaine, Paris, Petra, 2020 ; Melanie Arndt, Tschernobylkinder : Die transnationale Geschichte einer nuklearen Katastrophe, Göttingen, Allemagne, Vandenhoeck & Ruprecht, 2020.