L’abondance des essais que suscitent les notions de mérite et de méritocratie se caractérise par un double biais : la prédominance des études portant sur le monde occidental et l’importance accordée aux États-Unis, même si le cas français, assez différent de ce dernier, n’est pas négligé pour autant [1]. Aussi, faut-il se réjouir de la parution de l’ouvrage édité par Tarun Khanna, professeur d’économie et de gestion à la Harvard Business School (États-Unis) et Michael Szonyi, professeur d’histoire de la Chine à l’université d’Harvard, qui nous proposent un décentrement de la question du mérite en l’adressant aux sociétés chinoise et indienne, et cela dans la très longue durée.
L’ouvrage réunit 13 articles écrits par 22 auteurs de sciences sociales (historiens, anthropologues, économistes, politistes) encadrés par une introduction et une postface que complètent une bibliographie et un index. Le livre est organisé en 4 parties, respectivement : philosophie politique, histoire, présent, futur. Tarun Khanna et Michael Szonyi notent en introduction que leur intérêt pour les questions du mérite en Chine et en Inde a été suscité par les débats que cette notion soulève aux États-Unis. Reconnaissant que la mesure du mérite n’est pas universelle, ils se réfèrent à la dystopie de Michael Young, The Rise of the Meritocracy, [2] et adoptent comme cadre de travail, mis en exergue du livre, l’opposition que fait ce dernier entre famille et mérite. Ils soutiennent alors que « dans la plupart des sociétés, le mérite est considéré comme une fonction des capacités et de l’effort » (p. 3). Je résumerai d’abord les arguments des différents auteurs et ensuite je m’interrogerai sur les limites de ce travail comparatif.
La bureaucratie méritocratique chinoise
Dans un article inaugural ambitieux par l’ampleur du propos, Michael Puett présente un modèle socio-historique qui veut rendre compte de deux trajectoires des notions de justice et de mérite en Chine et en Occident (« Political Theologies of Justice : Meritocratic Values from a Global Perspective »). Il oppose, d’un côté, la Chine dont les débats sur le mérite et les valeurs du fonctionnaire lettré, hérités de Confucius, informent l’instauration d’une bureaucratie anonyme ; de l’autre, l’Occident dont l’instauration du marché libre à l’âge classique serait sous-tendue par une vision chrétienne pélagiste, du nom du moine Pélage (IVe-Ve siècle) pour qui l’homme ne doit son salut qu’à son action dans le monde sans le secours de la grâce de Dieu [3].
Tous les auteurs traitant de la Chine aux différents moments de son histoire s’accordent sur la permanence d’un modèle de bureaucratie d’État dont le principe de recrutement repose sur « l’idée que le système politique doit viser à sélectionner et à promouvoir des fonctionnaires ayant des capacités et des vertus supérieures », comme le soutient Daniel Bell, quand bien même il s’agit de comparer l’idéal du modèle visé à sa mise en pratique (« Political Meritocracy in China : The Ideal vs. the Reality », en particulier p. 65).
La bureaucratie impériale, XIVe-XXe siècle, a en effet pour principe le recrutement de ses fonctionnaires au moyen d’un examen anonyme (keju) qui permet d’obtenir, à l’échelle nationale, le grade le plus élevé (jinshi) parmi les lettrés. Dans le cadre de la Chine classique et de l’Inde moghole, réunis dans un même article, Sudev Sheth et Lawrence L. C. Zhang (« Locating Meritocracy in Early Modern Asia : Qing China and Mughal India ») montrent que les modes de sélection et de réussite sociale ne sont pas ordonnés par l’opposition élémentaire entre héritage familial et compétences acquises par les personnes. Outre que ces deux principes se complètent, d’autres facteurs interviennent, par exemple, les liens forgés dans des sociabilités militaires.
Si le modèle de la bureaucratie méritocratique se maintient dans la longue durée, les bases de son recrutement social ont été bouleversées sous la république de Chine à partir de 1912, selon l’article de James Z. Lee, Bamboo Yunzhu Ren, et Chen Liang (« Meritocracy and the Making of the Chinese Academe Redux, 1912-1952 »). Solidement établie par une étude quantitative portant sur près de 200 000 étudiants, ce travail atteste qu’à l’époque impériale les élites sont les fils et les petits-fils d’officiers civils issus de la gentry rurale. Mais sous la république de Chine, émergent les fils et les filles des fractions commerçantes et professionnelles des grandes villes et des régions les plus riches du sud-est du pays. Les femmes, exclues de la bureaucratie impériale, font leur entrée dans toutes les disciplines, humanités et sciences, à l’exception alors des études d’ingénieur. Cette démocratisation de l’enseignement supérieur s’est encore accentuée dans la Chine communiste, sujet dont traite Zachary M. Howlett (« The National College Entrance Examination and the Myth of Meritocracy in Post-Mao China »). Au début du XXIe siècle, environ 80% d’une classe d’âge réussit l’examen d’entrée dans l’enseignement supérieur, le gaokao [4]. Cette évolution a conduit à la diversification du système universitaire devenu très segmenté et hiérarchisé. Les inégalités spatiales et sociales au profit des villes des régions riches héritées de la période républicaine, souligne William C. Kirby, se maintiennent à l’époque contemporaine (« The Merits and Limits of China’s Modern Universities »). Pour remédier à ces inégalités, le pouvoir communiste a institué des quotas régionaux et sociaux que certains comparent aux quotas de castes en Inde.
Mérite et démocratie : le cas indien
Sumit Guha prolonge le cas moghol présenté précédemment par l’étude de la bureaucratie coloniale britannique en Inde (« Meritocratic Empires ? South Asia ca. 1600-1947 »). Dans l’Inde indépendante, selon Ashutosh Varshney, le débat serait structuré autour de l’opposition binaire entre méritocratie et démocratie (« Merit in the Mirror of Democracy : Caste and Affirmative Action in India »), une polarité qui est également interrogée à propos de la Chine communiste. Par sa constitution, l’Inde s’est dotée d’un régime politique de type démocratique fondé sur la franchise individuelle, tandis qu’étaient abolies toutes les discriminations fondées sur la caste. Cependant, lorsque les personnes entrent dans le système éducatif et sur le marché de l’emploi, elles sont assignées, de fait, à une identité sociale collective de caste avant d’être reconnues pour ce qu’elles sont individuellement. En effet, pour remédier aux inégalités structurelles anciennes, l’Inde a mis en place dans le secteur public une politique de réservation fondée sur des quotas accordés à des blocs de castes définis par l’État, qu’analyse Ashwini Deshpande (« The Origins and Effects of Affirmative Action Policies in India »). Cette politique a permis l’émergence d’une élite au sein des basses castes, Dalits et autres. Mais Ajantha Subramanian montre que les hautes castes qui sont quasiment exclues des réservations [5], se sont approprié une définition unilatérale du mérite individuel en renvoyant les basses castes à un succès immérité car dépendant de la politique des quotas (« Merit and Caste at Elite Institutions. The Case of the IIT »).
Pour leur part, D. Shyam Babu, Chandra Bhan Prasad et Devesh Kapur soulignent les biais cognitifs qui entravent la réussite sociale des personnes issues de basses castes, et ils en appellent à une redéfinition plus contextuelle du mérite (« Reimagining Merit in India : Cognition and Affirmative Action »). Varun Aggarwal, de son côté, défend l’idée que les politiques méritocratiques peuvent s’aider des outils technologiques modernes, dans le système éducatif comme dans le monde du travail (« Meritocracy Enabled by Technology, Grounded in Science »).
Entre la Chine et l’Inde, Singapour offre un cas singulier que présentent Vincent Chua, Randall Morck et Bernard Yeung (« The Singaporean Meritocracy : Theory, Practice, and Policy Implications »). Malgré la mise en place d’une stricte politique égalitariste à l’indépendance de cet État-ville, 50 ans plus tard, les élites méritocratiques issues de cette politique tendent à reproduire leur position privilégiée.
Le mérite, une notion sans ancrage anthropologique ?
La richesse informative des études réunies dans ce livre sur la Chine et sur l’Inde est à souligner. Mais la référence comparative fréquente faite aux États-Unis, sans que la place de ce tiers soit objectivée, soulève une interrogation qui est comme un angle mort de cet ouvrage : la notion de mérite est-elle sans ancrage anthropologique ? Pour illustrer cette question, je prendrai deux exemples.
D’abord, dans quelle langue le mérite se dit-il ? De quoi parlent les acteurs à propos du mérite lorsqu’ils s’expriment en chinois, en hindi, en arabe, en persan, en urdu, autant de langues auxquelles on peut rattacher les études réunies dans ce volume ? Un éclairage philologique aurait été bienvenu pour comprendre comment se dit le mérite dans ces langues et pour interroger les catégories de pensée que mobilisent les acteurs dans le passé et dans notre présent. Est-on certain de partager universellement [6] les mêmes idées sur le mérite sous prétexte que l’anglais est devenu un idiome utilitaire valant dans un espace d’enseignement et de recherche international auquel la Chine et l’Inde, qui accueillent les universités occidentales, sont intégrées ?
Ensuite, le questionnement théologico-politique amorcé par Michael Puech, qui laisse d’ailleurs de côté le cas indien, celui-ci n’entrant peut-être pas dans son modèle, n’est guère suivi par les autres auteurs. La dimension religieuse affleure certes dans quelques contributions sur la Chine qui nous apprennent par exemple que des élèves préparant le gaokao peuvent faire des rituels dans les temples, accompagnés de leurs professeurs [7]. Mais on aurait aimé en savoir davantage sur ces pratiques, en particulier au regard du bouddhisme et du taoïsme dont les voies de salut sont associées à l’accumulation de mérite individuel. Les auteurs auraient pu s’inspirer, par exemple, des recherches de l’historienne américaine Cynthia J. Brokaw [8] portant sur les « Registres des mérites et des démérites » répandus dans la Chine impériale au XVIIe siècle. En effet, celle-ci montre que des personnes de toutes conditions sociales et religieuses rédigent ces registres en vue de soutenir leur statut acquis dans une conjoncture de bouleversements économiques et sociaux.
Le mérite, vu de l’Occident chrétien universaliste, est une notion qui nous parle, à nous Occidentaux, et que l’on semble satisfait de retrouver un peu partout dans le monde, notamment en Asie. Toutefois, réintroduire les dimensions anthropologiques culturelles et religieuses du mérite dans le cas de la Chine et de l’Inde serait un moyen de se prémunir contre une compréhension faible de cette notion.
Tarun Khanna et Michael Szonyi (éd.), Making Meritocracy. Lessons from China and India, from Antiquity to the Present, New York, Oxford University Press, 2022, 382 p.