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Recension Philosophie

Comment naquit l’histoire de la philosophie

À propos de : Catherine König-Pralong, La colonie philosophique. Écrire l’histoire de la philosophie aux XVIIIe et XIXe siècles, EHESS


par Ariane Revel , le 28 novembre 2019


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L’histoire de la philosophie est une discipline à part entière, qui s’est inventée comme telle aux XVIIIe et XIXe siècles. Mais c’est aussi une pratique impérialiste, qui entend marquer le triomphe de la raison européenne. Le livre de C. König-Pralong en retrace l’histoire.

La colonie philosophique : c’est le nom donné par Catherine König-Pralong à l’entreprise d’affirmation de la modernité européenne opérée par l’histoire de la philosophie à la fin du XVIIIe siècle et au cours du XIXe siècle. Elle en propose une histoire plurielle, diffractée, à cheval entre la France et l’Allemagne : l’unité de l’objet n’est ni dans le propos de ces histoires de la philosophie, ni dans la posture de ces historiens d’un genre particulier qui les produisent, mais dans la façon dont l’élaboration de la discipline prend place à l’intérieur de cadres problématiques partagés, indissociablement épistémologiques et politiques. La virtuosité de l’ouvrage tient ainsi à la manière dont l’auteure déploie l’histoire d’une discipline – l’histoire de la philosophie – tout à la fois à partir d’une image unique, celle de la colonie, et sur une multitude de terrains : prenant le parti d’étudier l’histoire de la philosophie « comme une pratique socioculturelle » (p. 17), elle l’aborde dans le cadre d’une « histoire interdisciplinaire de l’histoire de la philosophie » (p. 22). Les six chapitres de La colonie philosophique parcourent ainsi une série de lieux intellectuels centraux dans la manière dont l’histoire de la philosophie s’élabore, comme pratique disciplinaire et comme discours sur la vérité : de la problématisation de la subjectivité de l’historien aux rapports entre philosophie et géographie ou encore à la question de la langue philosophique, l’enquête se construit à partir d’une série de points qui peuvent paraître en première approche indépendants les uns des autres. C’est sans compter le fait que chacun de ces lieux travaillés par l’histoire de la philosophie offre à son tour des ramifications qui recoupent les autres.

Catherine König-Pralong avertit le lecteur : « En accordant une attention particulière aux entrecroisements, je reconstruis des chantiers d’interdisciplinarité plutôt que de narrer des événements ou un avènement » (p. 22). L’enquête propose moins une thèse sur la nature l’histoire de la philosophie qu’elle ne décrit les enjeux de cette pratique intellectuelle dans un contexte spécifique. À travers l’histoire de l’histoire de la philosophie et de la manière dont elle annexe et produit des savoirs, elle montre comment la raison occidentale se réfléchit et se projette.

Du « rêve utopique » à « l’impérialisme intellectuel »

C’est de la constitution de l’histoire de la philosophie en discipline que part l’ouvrage. Mais cette constitution est elle-même racontée comme le produit d’un déplacement. La « colonie philosophique » qui donne son nom à l’ouvrage désigne en premier lieu un lieu à la fois concret et fantasmé de la période postrévolutionnaire : celui d’un territoire régi par des philosophes, aux visées impérialistes, dont l’organisation est fondée sur les principes de la philosophie. Deux textes, placés en exergue de l’introduction, en proposent des exemples. En 1798, le jésuite Augustin Barruel dénonce, dans les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, les agissements secrets de la secte des voltairiens dans les années 1760 pour établir une « colonie » en Prusse, et dont l’échec est compensé pour eux par le triomphe parisien de l’impiété, qui prépare activement la Révolution. En 1830, l’écrivain antirévolutionnaire Jean-Claude Clausel de Coussergues présente les mouvements libéraux présents en Espagne pendant les guerres napoléoniennes sous l’aspect d’une « colonie philosophique » en marge de la société espagnole, proclamant une constitution écrite d’après les principes du Contrat social. Cette conception « géopolitique » (p. 12) de la philosophie comme pratique impérialiste se répand, en particulier dans les écrits antirévolutionnaires, autour de 1800. Mais si c’est par l’évocation de cette conception dérivée de l’imaginaire utopique de la colonie philosophique que Catherine König-Pralong commence, c’est pour aussitôt la prendre à revers. Dans les mêmes années où l’imaginaire d’une colonie aux visées impérialistes devient un lieu commun, à la fin du XVIIIe siècle et dans les premières décennies du XIXe siècle, c’est une autre pratique impérialiste de la philosophie qui s’impose, avec une postérité autrement conséquente : l’histoire de la philosophie. Si l’idée d’une politique de la philosophie perdure, c’est en effet à travers une « double colonisation savante » (p. 13) : celle du reste du monde et celle du passé. Pratique savante, professionnelle, résultant du processus de disciplinarisation de la philosophie entamé à la fin du XVIIIe en Allemagne et poursuivi au début du XIXe siècle en France, l’histoire de la philosophie apparaît comme une sous-discipline dont le caractère érudit tend à faire oublier la dimension politique.

Or, ce que tout l’ouvrage tend à montrer, c’est au contraire le caractère éminemment politique de cette histoire, dans la mesure où il y est question de l’avènement, situé dans l’espace et dans le temps, de la raison – et, nécessairement, de son autre : à la modernité rationnelle et sécularisée dont l’Europe est le théâtre font contrepoint les ailleurs que sont l’Orient et le Moyen-Âge, l’Islam et la Grèce, le Judaïsme et l’Inde ancienne, le mysticisme et la barbarie. Contrepoint plus qu’opposition : la force du propos est ici de montrer la manière dont la modernité construit son histoire à travers des généalogies dont la composition varie en fonction des positions occupées par les acteurs. Si les lieux sont communs, leur traitement varie : tantôt moment d’élaboration, tantôt repoussoir, ces ailleurs sont réinvestis pour servir à l’histoire d’une philosophie dont l’apogée est intrinsèquement moderne et européenne. Le passé comme les mondes extra-européens sont la « surface de projection » (p. 39) qui permet une définition par différence de la philosophie, une définition temporalisée et spatialisée.

Faire l’histoire de la vérité ?

Cette histoire se construit à l’intérieur des cursus universitaires de philosophie. Cette dimension internaliste est fondamentale, car elle détermine l’enjeu de la pratique : histoire de la discipline faite par les philosophes eux-mêmes, elle procède du moment critique caractéristique des Lumières, moment de réflexivité où la modernité tout à la fois thématise et interroge son propre avènement. Or faire l’histoire de la vérité ne va pas de soi : dans les deux premiers chapitres du livre, consacrés à l’émergence de la discipline et à la définition de la posture de l’historien, C. König-Pralong s’attache à montrer comment l’histoire de la philosophie se singularise par le fait qu’elle cherche à produire l’histoire d’une vérité conçue par définition comme un absolu invariable. À rebours des doxographies caractéristiques de la période précédente « l’historiographie des Lumières congédie cette conception de l’histoire de la philosophie comme réservoir d’expériences intellectuelles et marché d’opinion » au profit d’un « grand récit de l’histoire de la raison philosophique » (p. 36). Se pose alors la question du statut de l’historien : « juge ou arbitre » (p. 37) discriminant le vrai du faux à la fin du XVIIIe siècle et notamment chez Brucker, retraçant le long avènement de la raison à travers les âges et les cultures ; observateur scientifique des développements internes de la rationalité philosophique et des rapports de causalité entre les idées chez Tiedemann et dans l’historiographie pragmatique d’inspiration kantienne, comme de l’autre côté du Rhin chez Degérando ; partisan d’une approche culturaliste dans le contexte du romantisme allemand, et par exemple chez Schlegel ; développant une approche téléologique tout entière orientée par la réalisation achevée de l’Esprit chez Hegel…

L’auteure parcourt le spectre des propositions en montrant comment elles traduisent autant d’options épistémologiques, et comment elles s’approprient les méthodes et les savoirs des sciences de l’homme qui se développent à la même époque. À partir de 1830, c’est le problème de l’objectivité de l’historien qui devient prééminent : l’historicisme de Schleiermayer ou de Droysen, l’école autrichienne et le néokantisme, mais aussi en France le travail de Victor Cousin, contestent chacun à leur manière la position de surplomb dont Hegel donne l’exemple le plus abouti au profit d’une autoréflexion critique et d’une historicisation de leurs propres pratiques.

Interdisciplinarités

L’histoire de l’histoire de la philosophie que livre C. König-Pralong est aussi une histoire de l’interdisciplinarité. Une histoire « parmi mille autres possibles » (p. 22), à ceci près que la forte prétention holistique que conserve la philosophie alors même qu’elle s’est constituée en discipline universitaire et qu’elle est devenue d’abord le fait de professionnels donne à son rapport aux autres disciplines une couleur particulière. Les quatre derniers chapitres de La colonie philosophique décrivent la manière dont les historiens de la philosophie s’appuient sur des appareils conceptuels et méthodologiques qu’ils empruntent aux sciences humaines, mais aussi aux sciences de la nature – notamment à la biologie avec l’usage prééminent du concept de « race ». Consacrés à « la reconstruction et à l’étude des stratégies de positionnement intellectuel et institutionnel des historiens de la philosophie dans le nouveau paysage scientifique qui se dessine au XVIIIe siècle » (p. 183), leur enjeu est, de nouveau, à la fois épistémologique et politique. Épistémologique parce que ces chapitres pointent, en même temps que les transferts disciplinaires qui permettent aux philosophes d’élaborer les moyens d’une histoire de leur propre discipline – avec les problèmes propres qu’elle pose –, la forte interdisciplinarité qui caractérise un moment par ailleurs généralement considéré comme celui de l’autonomisation des disciplines. Politique parce que l’histoire de la philosophie comme histoire de la raison moderne participe d’un découpage du réel qui aboutit à « une conception exclusive de l’Occident comme territoire de la rationalité réflexive, critique et analytique » (p. 205), naturalisé comme « biotope de la philosophie » (p. 85) : C. König-Pralong s’attache à montrer à travers un certain nombre de lieux communs du discours des philosophes sur la généalogie de leur pratique comment les emprunts aux autres disciplines contribuent à la charge idéologique de l’histoire de la philosophie.

Là encore, la finesse de l’analyse tient à la manière dont l’auteure cherche moins à retracer un mouvement général qu’à décrire la façon dont les usages interdisciplinaires des philosophes dessinent une combinatoire complexe : à partir d’une série d’éléments, les théories des historiens de la philosophie décrivent des parcours singuliers. On en donnera un exemple : le problème de la langue de la philosophie, étudié dans le chapitre 4, permet ainsi de retracer la multitude des choix opérés par les acteurs dans un contexte intellectuel, culturel et politique donné. Le double terrain, français et allemand, permet de mettre en évidence les enjeux nationalistes du débat : les premières études de linguistique comparative établissant l’idée d’une famille indo-européenne en Allemagne constituent la langue comme un marqueur de la force spirituelle d’un peuple. Philologues et philosophes se retrouvent dans la prétention à une histoire de l’esprit appuyée sur l’étude de la langue. Tandis qu’en Allemagne la question de la proximité de l’allemand avec le sanskrit et le grec ancien, lui donnant une certaine primauté parmi les langues modernes, devient un enjeu décisif, en France, ce sont les places relatives occupées par le latin scolastique et le français moderne dans l’histoire de la modernité qui constituent le cœur du débat.

Mais ces débats nationaux et les prises de position contrastées qu’ils occasionnent sont redoublés tout au long du XIXe siècle d’un côté par la manière dont l’antagonisme culturel franco-allemand les fait jouer chacun de chaque côté du Rhin, de l’autre par la question de l’autre du système indo-européen, à travers le statut des langues orientales, et en particulier du chinois. Toute l’étude tend ainsi à montrer la façon dont les histoires de la philosophie doivent se comprendre comme des positions relatives au sein d’une constellation de problèmes dont l’existence même est de façon parfaitement indissociable conditionnée par l’évolution des savoirs et par les représentations idéologiques dont ils sont à la fois le résultat et l’expression.

Nourri par l’histoire des savoirs anglo-saxonne et par la sociologie des disciplines, l’ouvrage de Catherine König-Pralong propose une voie singulière. En déployant une méthode comparatiste qui démultiplie les points d’appui et insistant sur l’entrelacs des pratiques de savoir et des représentations politiques, La colonie philosophique montre comment la constitution d’un discours sur l’histoire de la philosophie a procédé d’une série de rapports dessinant par ressemblance et par différence l’image d’une rationalité moderne dont la prétention à l’absolu est éminemment située.

Catherine König-Pralong, La colonie philosophique. Écrire l’histoire de la philosophie aux XVIIIe et XIXe siècles, Éditions de l’EHESS, 2019, 253 p., 21 €.

par Ariane Revel, le 28 novembre 2019

Pour citer cet article :

Ariane Revel, « Comment naquit l’histoire de la philosophie », La Vie des idées , 28 novembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./Konig-Pralong-colonie-philosophique-histoire-philosophie-XVIIIe-XIXe

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