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Recension Société

L’Anti-Narcisse de Viveiros de Castro

À propos de : E. Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, PUF.


par Pierre Charbonnier , le 15 avril 2010


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L’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro nous propose, avec Métaphysiques cannibales, un ouvrage extrêmement ambitieux qui, à partir d’une longue expérience ethnographique amazonienne, met en place rien de moins qu’une nouvelle définition du mode de connaissance anthropologique.

Recensé : Eduardo Viveiros de Castro, Métaphysiques cannibales, traduit du portugais (Brésil) par Oiara Bonilla, Paris, PUF, 2009, coll. Métaphysiques. 216 p., 18 €.

Bien connu des anthropologues mais jusqu’à présent jamais traduit en français [1], Eduardo Viveiros de Castro est un spécialiste de premier rang des sociétés amérindiennes. Son travail sur la société Arawété du Nord du Brésil [2], élargi ensuite à une réflexion comparative sur le chamanisme, le cannibalisme, la parenté et les systèmes rituels amazoniens, a fait de lui une référence incontournable dans le renouveau que l’ethnologie américaniste connaît depuis les années 1990. C’est notamment les concepts de perspectivisme et de multinaturalisme qui sont le plus étroitement associés à son nom, deux concepts qui font ici l’objet d’une réélaboration décisive.

Viveiros de Castro donne immédiatement à son ouvrage un statut complexe, en le présentant comme la petite monnaie d’un projet plus ample, dont le nom aurait été L’Anti-Narcisse. Réflexif, agressif, cédant parfois à la tentation de la formule – comme « décoloniser la pensée », ou encore l’idée d’un « altercognitivisme » – ce manifeste animé pour une autre anthropologie rompt avec le style souvent très sage qui prévaut dans sa discipline. Mais cette précaution et ce ton ne doivent pas nous tromper : par les enjeux réels qu’il soulève, cet ouvrage prend place dans la grande tradition anthropologique, et c’est sans doute à un ouvrage comme le Par delà nature et culture de Philippe Descola – référence omniprésente des Métaphysiques cannibales – qu’il doit être mesuré.

La parabole antillaise

La première section de l’ouvrage, certainement la plus essentielle, pose d’emblée une question cruciale : « Que doit conceptuellement l’anthropologie aux peuples qu’elle étudie ? » (p. 1). À travers cette question, Viveiros tente de prendre de vitesse l’ensemble des études généralement rassemblées sous l’étiquette de l’ « anthropologie réflexive » en montrant l’insuffisance de l’opposition désormais traditionnelle entre une anthropologie naïvement objectiviste – pour laquelle le mode d’existence de l’Autre se révèle sous sa plume – et la lucidité généreuse des postmodernes, qui ne se laisseraient pas prendre au piège de l’ « en-soi » culturel. Renvoyés dos à dos, la naïveté et le désespoir doivent selon lui laisser la place à une position pour laquelle l’objet de l’anthropologie n’est jamais ce qui se déploie au delà d’elle-même comme un horizon qui ne pourrait être que disponible ou bouché, mais comme un partenaire actif et créatif. Ainsi, « toutes les théories anthropologiques non triviales sont des versions des pratiques de connaissance indigènes ; ces théories se situent de la sorte dans une stricte continuité structurale avec les pragmatiques intellectuelles des collectifs qui se trouvent historiquement en « position d’objet » au regard de la discipline » (p. 6). Par une sorte de passage à la limite, Viveiros nous invite donc à déplacer le dynamisme théorique de l’anthropologie du côté de l’observé, redéfinissant ainsi le travail de l’observateur comme un art de la traduction, ou de l’acclimatation. Car les sociétés indigènes, avant de se loger dans cet espace si problématique qu’est le « point de vue », ou le regard, de l’ethnologue, se construisent elles-mêmes dans l’échange de points de vue internes à leur mouvement propre, dont la logique et la construction obéissent à des principes radicalement étrangers aux nôtres.

Cette manière de poser le problème anthropologique doit beaucoup à une anecdote rapportée à plusieurs reprises par Lévi-Strauss, notamment dans Race et Histoire [3] et Tristes Tropiques [4], et qui constitue sans doute la clé de voûte des Métaphysiques cannibales  : alors que les colons européens cherchaient à savoir si les indigènes avaient une âme, les indigènes, eux, s’interrogeaient sur la nature du corps des Européens – qu’ils soupçonnaient d’être des dieux quand nous les suspections d’être des bêtes. Autrement dit, et pour reprendre cette fois ses propres termes, « l’autre de l’Autre n’était pas exactement le même que l’autre du Même » (p. 15). Cette relation en chiasme entre deux épistémologies, deux manières de construire du savoir, est à ses yeux la preuve que tout collectif humain dispose de pratiques intellectuelles propres pour s’objectiver, qu’aucune société n’attend le regard ethnologique pour déterminer ce qu’elle est – et donc qu’il est possible de leur demander en retour ce que nous sommes. Au delà de l’anecdote, la référence à Lévi-Strauss fonctionne aussi comme une manière de poursuivre et de rafraîchir l’examen de conscience de l’anthropologie par elle-même, et qui semble passer de plus en plus par ce que Lévi-Strauss, une fois encore, identifiait comme le retour de « leur philosophie » dans notre pensée [5].

Alliance, chamanisme, sacrifice, etc.

Mais il ne faut pas voir dans ces considérations sur la nature du savoir anthropologique une opération philosophique autonome, et en quelque sorte extérieure à la matière même de l’enquête anthropologique. En effet, elles sont avant tout le fruit d’une discussion des repères conceptuels classiques de la discipline, discussion dont ils ressortent profondément transformés.

L’idée du perspectivisme, sur laquelle repose l’essentiel de ses réflexions, consiste à rendre compte de la forme toute particulière que prend la politique des esprits en Amazonie. Dans la mesure où toute entité, humaine ou non humaine, est réputée être dotée d’une intériorité analogue à celle de l’homme, elle est aussi dotée d’un point de vue sur ses partenaires écologiques et sociaux. Et la particularité de ce point de vue est donnée par le « vêtement » matériel qui enveloppe cette intériorité : un corps de jaguar, de singe, d’homme, etc. L’identification de ce contexte cosmologique où de multiples naturalités participent d’une même socialité a fourni à Viveiros de Castro un espace de problématisation unifié pour des interrogations jusqu’alors trop souvent considérées comme indépendantes – ne serait-ce que sur un plan analytique. L’identification de l’ennemi à un allié, en l’occurrence un beau-frère, qui avait déjà été remarquée par Lévi-Strauss (p. 111), peut alors être ramenée à une logique dont la cohérence dépasse les registres de la parenté et de la politique : la constitution de l’identité subjective par l’absorption de points de vue extérieurs, qui est elle-même une transformation du cannibalisme, est ainsi un processus autour duquel se disposent des institutions a priori distinctes, comme la parenté, la politique, ou encore la religion. Le chamanisme, en effet, se trouve lui aussi intégré à ce système total de partage et d’appropriation des points de vue, puisque le chamane est celui qui peut expérimenter des points de vue différents – se faire jaguar, ennemi, ou divinité (p. 129).

Le perspectivisme désigne donc un système cosmologique où viennent s’articuler et communiquer ce que l’anthropologie traditionnelle considérait comme des institutions juxtaposées. Le travail du chamane, les relations d’alliance et les expéditions guerrières – c’est-à-dire la religion, la parenté et la politique – sont alors redéfinis comme autant de manières de mettre en mouvement des schèmes plus généraux d’appréhension de soi et du monde.

Après le structuralisme

Mais Viveiros de Castro ne choisit pas entre l’anthropologie et la philosophie, et son ambition est précisément de chercher à révolutionner les deux disciplines dans le même temps. Les figures tutélaires de cette opération double que sont Deleuze et Lévi-Strauss n’ont pourtant pas dans l’ouvrage un statut strictement symétrique. La partie centrale est en effet deleuzienne en un sens très fort : elle parle de Deleuze dans la langue de Deleuze, et le pari qui consiste à aller chercher dans Capitalisme et schizophrénie une ressource conceptuelle pour lever certains obstacles inhérents au mode de pensée anthropologique est quelquefois menacé par la tentation du commentaire. Il en va autrement de Lévi-Strauss puisque, comme on vient de le voir, la relecture de l’anthropologie structurale qui nous est proposée se fait à partir d’un nouveau travail ethnologique, qui vient affecter de l’intérieur les enjeux développés dans La pensée sauvage ou les Mythologiques. Si Viveiros utilise remarquablement Deleuze, on dira donc qu’il transforme mieux encore Lévi-Strauss, et que ce second geste est certainement le plus riche.

Mais les dialogues les plus les plus importants que noue ce texte sont peut-être les plus discrets. Lorsqu’il évoque sa dette envers M. Strathern et R. Wagner, Viveiros de Castro nous engage à situer son travail dans le cadre d’un tournant théorique plus large de sa discipline, qui consiste essentiellement à attirer vers l’intérieur de l’enquête anthropologique des notions jusqu’alors considérées comme liminaires, de l’ordre de ses conditions extérieures de possibilité. Si M. Strathern a fait de la « nature » l’enjeu de constructions sociales indigènes irréductibles à l’usage épistémologique que nous faisons de cette catégorie [6], si R. Wagner a réalisé une opération analogue pour l’idée de « culture » [7], Viveiros de Castro tente à son tour d’achever ce processus de révision en redéfinissant la démarche anthropologique comme une enquête sur « les conditions d’autodétermination ontologique des collectifs étudiés » (p. 7).

Et c’est bien de cette manière que les Métaphysiques cannibales entendent endosser et développer l’héritage structuraliste. En s’intéressant à des aspects de la vie sociale moins aisément formalisables que ne l’étaient le mythe ou les classifications, mais en traquant les rapports de transformation qu’ils entretiennent entre eux et avec leurs parallèles modernes, Viveiros de Castro semble confirmer ce que P. Maniglier voulait dire en écrivant que « la théorie de la pratique est l’horizon de l’anthropologie structurale » [8]. Et la discussion de Par delà nature et culture (p. 47-51) confirme ce point. À côté de cet édifice magistral qui distribue les ontologies dans une typologie pluraliste où chacune co-objective les autres, Viveiros de Castro préfère la mise en danger directe de notre naturalisme multiculturaliste par sa transformation amazonienne. Le problème est alors de savoir si l’anthropologie nous invite aujourd’hui à l’observation pluraliste des possibles ontologiques, ou à l’exploration de notre contre modèle sauvage.

Comment s’orienter dans la pensée

Il faut enfin relever ce que l’inachèvement de cet ouvrage a de positif. Bien loin d’être une source de déception ou de frustration intellectuelle, l’esthétique de l’esquisse choisie par Viveiros de Castro ouvre la voie à une pratique théorique novatrice, elle se convertit en un outil de pensée original, de nature à faire réagir l’institution philosophique. En effet, loin des appels un peu vagues à « penser autrement », et qui cachent souvent la fascination pour un modèle étranger, Viveiros de Castro fournit une caractérisation suffisamment solide de cet autre pour que nous puissions vraiment y prétendre. La mise en regard d’un « cogito cannibale » avec notre conception de la subjectivité, la confrontation des conceptions mélanésiennes de la personne avec notre individualisme possessif, la comparaison des formes d’autorité, des modes de connaissance, ou encore la mise en adéquation d’une doctrine philosophique avec un système cosmologique, tout cela contribue à redéfinir l’espace dans lequel doit se déployer la pensée contemporaine. Et c’est précisément cela qui ne s’épuise jamais : la possibilité de philosopher avec des gens (p. 164), c’est-à-dire avec ceux qui ont élaboré des dispositifs de compréhension du monde et de soi qui ne sont étrangers aux nôtres que pour autant qu’ils les transforment. Si la philosophie est bien une affaire d’orientation de la pensée, alors il ne fait aucun doute que Métaphysiques cannibales esquisse les contours d’une nouvelle cartographie conceptuelle, plus ample et plus variée.

par Pierre Charbonnier, le 15 avril 2010

Pour citer cet article :

Pierre Charbonnier, « L’Anti-Narcisse de Viveiros de Castro », La Vie des idées , 15 avril 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-Anti-Narcisse-de-Viveiros-de

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Notes

[1À l’exception de l’article suivant : «  Les pronoms cosmologiques et le perspectivisme amérindien  », in Alliez Eric (dir.), Gilles Deleuze, une vie philosophique, Paris, Le Plessis-Robinson, 1998.

[2From the enemy’s point of view : Humanity and divinity in an amazonian society, Chicago, University of Chicago Press, 1992.

[3Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, p. 384.

[4Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 81-83.

[5Lévi-Strauss, «  Postface  », L’Homme, 154-155/2000, p. 720.

[6Voir notamment The gender of the gift, Berkeley, University of California Press, 1988, et After Nature, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

[7Voir The invention of culture, Chicago, University of Chicago Press, 1975.

[8P. Maniglier, «  Des us et des signes. Lévi-Strauss : philosophie pratique  », Revue de Métaphysique et de Morale, «  Repenser les structures  », n°1/2005, note 14.

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