Entre les 15 et 31 janvier 2025, les agriculteurs sont appelés à voter pour leurs représentants syndicaux au sein des Chambres d’agriculture. S’ouvrant dans un climat de revendications et de défiance tous azimuts, ces élections professionnelles sont l’occasion de se pencher sur un malaise agricole aux multiples dimensions.
2025, année de l’agriculture ? La reprise des mobilisations agricoles cet automne, à l’initiative des syndicats, suggère que tout reste à faire pour résoudre les maux de l’agriculture française. En parallèle, un doute s’installe aux micros des journalistes concernant la volonté d’agir de l’État. Le projet d’accord commercial entre l’Union européenne et les pays du Mercosur, en particulier, est érigé ces dernières semaines comme le symbole du mépris pour une profession dont le malaise est au mieux mal compris, au pire ignoré sciemment des politiques.
Plusieurs décisions ont pourtant été prises ces derniers mois pour répondre aux crises de 2024 : aménagement de la stratégie Ecophyto 2030, mesures pour pallier les problèmes de trésorerie sur les exploitations (augmentation des avances de versement des aides PAC, prêts bonifiés pour compenser les pertes liées à la sécheresse estivale), soutiens face aux crises sanitaires (aides à la vaccination et indemnisation des éleveurs touchés par les épidémies de FCO et MHE), suppression de la hausse de la fiscalité sur le carburant agricole, contrôle administratif unique, allègement des restrictions en matière de création de retenues d’eau. Quant au projet de loi agricole voté à l’Assemblée nationale fin mai, puis suspendu avec la dissolution, il reste parmi les priorités du gouvernement Bayrou pour début 2025, confirmant l’inscription durable des enjeux agricoles à l’agenda médiatique et politique. Comment dès lors comprendre ce sentiment, largement partagé, d’avoir si peu obtenu ? Et si ces mesures techniques ne répondaient pas au fond du problème ?
Les enquêtes en sociologie et science politique montrent que derrière les principales revendications affichées au cœur du mouvement – les contraintes administratives et le revenu – transparaît un malaise agricole plus profond et durablement installé, appelant à des solutions de long terme et structurelles. Ainsi, et sans minimiser l’attention qui doit être portée aux difficultés réelles et soudaines survenues dans certaines exploitations et certaines filières sous l’effet de la conjoncture économique, géopolitique et environnementale, la crise à résoudre est d’abord une crise de confiance et de projection dans l’avenir.
Un malaise agricole persistant
L’agriculture française et européenne aurait-elle déjà connu un âge d’or ? On peut en douter tant la question du « malaise paysan » ou « agricole » est présente depuis des décennies dans le débat public et l’espace politique. Déjà, en 1946, l’agronome René Dumont publiait Le problème agricole français, appelant à une indispensable restructuration de l’agriculture française. Depuis, l’histoire agricole française se caractérise indéniablement par un malaise persistant et protéiforme. [1]
Des années 1950 aux années 1970, dans le prolongement (ou de manière concomitante) de l’épopée modernisatrice, la souffrance paysanne s’exprime à travers des manifestations d’une extrême violence [2]. Les crises de surproduction qui se poursuivent dans les décennies suivantes, les réformes de politiques agricoles controversées, comme celles de l’instauration des quotas laitiers ou encore l’intégration de certains pays (Espagne, Portugal) au sein de l’UE plongent les mondes agricoles et viticoles dans un désarroi collectif profond. Les années 1980 sont, elles aussi, marquées du sceau d’actions virulentes à l’encontre de l’État et notamment de la gauche. Dans les années 1990, ce malaise se traduit par des manifestations ambiguës et paradoxales, reflétant le désir d’affirmer la puissance agricole française et les incertitudes autour de l’avenir des exploitations agricoles, alors que la PAC est réformée pour se conformer au référentiel de libre-échange du GATT puis de l’OMC. Des événements symboliques, comme la transformation des Champs-Élysées en champ de blé en 1990 ou encore le « Dimanche des Terres de France » en 1991, illustrent cette ambivalence [3]. Une décennie 1990 qui est également caractérisée par l’émergence de controverses autour de l’érosion des sols, la qualité des eaux, de certaines pratiques agricoles et des crises sanitaires d’une ampleur inédite comme celle de la « vache folle » (ou crise de l’Encéphalite spongiforme bovine, ESB). Si la loi d’orientation de 1999 tente de répondre aux nouvelles formes prises par le malaise agricole et de redéfinir le contrat entre l’agriculture et la société, en intégrant dans une politique agricole des préoccupations environnementales et territoriales, le changement de majorité en 2002 et les réticences d’une partie de la profession mettent fin à cette tentative. Les années 2000 témoignent, quant à elles, d’un malaise qui repose sur un changement majeur : l’agriculture n’est plus seulement une « affaire d’État », mais une « affaire de société ».
Ces évolutions du cadrage du « problème » agricole s’accompagnent de changements dans la représentation des agriculteurs. La Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), dominante depuis sa fondation en 1946 et traditionnellement alliée aux Jeunes agriculteurs (55% des votes à eux deux aux dernières élections professionnelles), voit son hégémonie remise en cause depuis les années 1980 par la Confédération paysanne et son discours anti-productiviste proche de la gauche écologiste. Depuis les années 1990, la FNSEA est aussi concurrencée par la Coordination rurale et son approche conservatrice qui vise à protéger l’autonomie des agriculteurs français face à la concurrence mondiale et aux injonctions (environnementales, sociales) formulées hors des mondes agricoles [4] (environ 20% des voix chacune aux dernières élections professionnelles). Le débat agricole devient dans le même temps un enjeu « citoyen », engageant de multiples acteurs et questionnements. Avec des consommateurs préoccupés de plus en plus par la qualité de leur alimentation et les impacts environnementaux de l’agriculture, urbains, médecins, ONG, élus locaux s’invitent dans un débat qui n’appartient plus aux seuls agriculteurs. Alors même que les racines agricoles de certains Français s’étiolent et que les agriculteurs s’effacent dans la société, l’agriculture devient l’affaire de tous. En outre, le ministère de l’Agriculture ne constitue plus le seul interlocuteur public des agriculteurs et de leurs organisations professionnelles qui doivent composer dorénavant avec celui en charge de l’Environnement ou encore de la Santé.
Des aspirations plurielles au changement
Les multiples dimensions de la colère agricole ne témoignent pas d’une ambition partagée, mais révèlent à l’inverse des contrastes marqués dans les attentes plus ou moins explicites en matière de politiques publiques. Si les ressorts de la gronde agricole dépassent les particularismes régionaux et les filières, les attentes exprimées et les solutions politiques espérées divergent fortement, reflétant comme le montre une récente étude que nous venons de publier [5] une tripartition des positions sociales et de l’espace idéologique des agriculteurs français [6].
Un premier type d’agriculteurs se sentent marginalisés dans l’espace social et politique et en danger dans leur territoire. Cherchant à être à parité avec les autres ruraux, ils souhaitent être considérés pour ce qu’ils sont et pouvoir vivre dignement de leur métier. Ils dénoncent un décalage entre eux et les élites technocratiques ou professionnelles, se sentant exclus et incompris. Ce discours est porté par des profils conservateurs que nous pouvons qualifier d’« identitaires et agrariens », souvent des agriculteurs de moins de 40 ans ou d’âge intermédiaire, avec un faible revenu et une dette financière importante. Ces agriculteurs se positionnent plus souvent que la moyenne à l’extrême droite et se sentent souvent proches du Rassemblement national et de la Coordination rurale. Toutefois, ce type de discours existe aussi dans des terres de gauche. Une gauche dont certains sont issus, mais qui n’arrive plus à s’adresser à eux. Une gauche dite « hors-sol » qui ne les comprend plus voire qui ne chercherait plus à les comprendre. Face à des changements jugés par certains comme inéluctables (mondialisation, libéralisation, financiarisation), ce positionnement est aussi celui d’un monde agricole qui ne veut pas mourir [7]. Un monde qui ne perçoit plus dans le discours de la classe politique une sincère volonté de maintenir des agriculteurs dans certains territoires intermédiaires, qui ont vu dernièrement disparaître des outils industriels d’abattage, de collecte ou de transformation. Les attentes ici relèvent tout autant de la mise en œuvre d’une politique agro-industrielle ou territoriale que d’une seule politique agricole.
D’autres agriculteurs, partageant cette attente de protection par les pouvoirs publics, espèrent aussi que l’État et surtout l’Union européenne leur permettent d’« être à armes égales » sur un marché ouvert et mondialisé. Cette aspiration apparaît centrale chez des agriculteurs qui se pensent avant tout comme des chefs d’entreprise et attendent d’être reconnus stratégiquement et économiquement pour la place qu’ils veulent occuper sur les marchés nationaux et internationaux. Ils demandent une harmonisation des normes sociales et environnementales entre les États européens et une protection du marché agricole européen vis-à-vis des pays tiers, pour rester compétitifs. Ce discours est porté par des agriculteurs bien dotés économiquement, culturellement, et insérés dans les organisations professionnelles agricoles. Ils n’entretiennent toutefois pas toujours le même rapport à l’État et l’Europe. Des « libéraux pro-européens », satisfaits de la vie qu’ils mènent, proches du centre, de la droite modérée et du syndicalisme majoritaire (FNSEA-JA), partagent ces aspirations avec des conservateurs- se positionnant plus à droite et plus proches de la Coordination rurale, qui se pensent « floués » par l’Europe et par un État jugé « inquisiteur » dont certaines organisations professionnelles seraient complices.
Enfin, celles et ceux qui se qualifient de « paysans » expriment un désir de reconnaissance politique pour la contribution socio-environnementale qui est la leur. Ils attendent de l’État et de l’UE qu’ils les soutiennent au regard de la transition agro-écologique qu’ils accomplissent. Ils demandent un soutien ciblé et s’opposent à une agriculture qu’ils qualifient d’« industrielle ». Ils aspirent à un modèle agricole plus durable et ils prônent une agriculture paysanne et respectueuse de l’environnement. On retrouve plus souvent dans ce groupe de paysans « écologistes socio-altermondialistes » des femmes, des agriculteurs très diplômés et souvent satisfaits de leur vie malgré la faiblesse des revenus qu’ils dégagent d’activités diversifiées. Paysans à la sobriété heureuse et choisie, ils se positionnent clairement à gauche, proches d’EELV ou de LFI, et de la Confédération paysanne. Bien que se sentant soutenus par certains urbains ou ruraux, ils restent numériquement moins importants que les groupes précédents et ont le sentiment que les politiques agricoles ne s’adaptent pas aux innovations « par le bas » qu’ils défendent.
Les agriculteurs d’aujourd’hui sont tout à la fois des artisans, des commerçants, des capitaines d’industrie ou des gestionnaires d’une entreprise patrimoniale. Il apparaît beaucoup plus difficile pour les pouvoirs publics d’apporter des réponses qui pourraient satisfaire cette diversité d’entrepreneurs. Par-delà les tailles d’exploitations, les particularismes régionaux ou les filières, ces contrastes montrent à quel point les attentes des différents types d’agriculteurs divergent, nécessitant des politiques publiques adaptées pour organiser leur coexistence, sous réserve qu’elle soit réellement souhaitée.
Un horizon commun : simplification et cohérence des politiques agricoles
« On marche sur la tête » : l’un des slogans les plus entendus en 2024 s’accompagne d’une opération de retournement de panneaux de communes qui perdure cet hiver, sur fond d’avancée des négociations commerciales avec le Mercosur et pour dénoncer des injonctions changeantes et contradictoires imposées à l’agriculture. La quête unanime de reconnaissance décrite précédemment se traduit en effet, sur le terrain des politiques publiques, par une préférence pour « plus de cohérence entre les réglementations » [8] et des politiques à même de lever plusieurs contradictions vécues comme insoutenables.
Une première contradiction concerne l’impératif d’exemplarité sanitaire et environnementale de l’agriculture française, à mettre en perspective avec la tolérance appliquée aux produits importés. On donnerait les moyens à certains de produire et pas à eux, sans pour autant les protéger par une homogénéisation plus ferme des normes de production à l’intérieur du marché commun ou dans les accords commerciaux. Toutes les normes ne sont pas rejetées et le combat contre la signature du traité du Mercosur exprime finalement la défense d’une exigence de qualité qui rend fiers la plupart des producteurs français. Il s’agit ici avant tout d’un problème d’applicabilité de l’exigence réglementaire et des procédures administratives [9].
Une seconde contradiction vient des consommateurs, qui réclament une alimentation locale et durable sans toujours consentir à en payer le prix. Ici les politiques d’étiquetage et de labels qualité, d’encouragement à la montée en gamme de certaines productions et de développement de circuits courts, apparaissent insuffisantes face aux stratégies d’achat des industriels, de la grande distribution et finalement des consommateurs, largement centrées sur l’enjeu des coûts et du pouvoir d’achat.
À l’échelle des territoires ruraux, ce sont les aspirations des autres occupants et usagers des espaces ruraux qui apparaissent de plus en plus contraires à certaines activités de production agricole. Les conflits lors d’interactions aux abords des champs ou dans les conseils municipaux leur laissent à penser que leurs pratiques sont perpétuellement remises en cause comme autant de nuisances sonores, visuelles ou olfactives, et que leurs contraintes sont mal comprises. On n’accepterait pas des agriculteurs et de leurs entreprises ce que l’on accepte des autres entrepreneurs. Là encore, des politiques publiques semblent entériner cette contradiction : on leur demande d’investir dans des infrastructures plus compétitives et favorables à la transition écologique (unités d’élevage plus performantes, bâtiments basse consommation, méthanisation, projets éoliens et agrivoltaïques), mais les difficultés rencontrées pour accéder à des aides à l’investissement, les enquêtes publiques et les procédures d’autorisation administrative freinent le développement de tels projets.
Enfin, s’entendre dire qu’ils ne respectent pas l’environnement et qu’ils n’auraient pas conscience de la nécessité de changer apparaît d’autant plus injuste qu’ils sont aussi les premières victimes du changement climatique (gel, sécheresse, incendie…). Un changement qu’ils vivent d’une manière criante, notamment dans le sud de la France confronté à une incapacité à obtenir un accès concerté aux ressources hydriques, et où certains territoires viticoles se pensent sans solutions.
Dans ce contexte, le sentiment d’insécurité existentielle est particulièrement élevé : 37% des agriculteurs évoquent « un abandon et un système à bout » comme principal moteur des mobilisations en cours [10]. Pour y répondre, les politiques agricoles devront dépasser la gestion de crises dites conjoncturelles en tâchant de proposer un horizon économique et social prévisible, fondé sur une ambition collective partagée.
Vers des politiques plus prévisibles
Lorsqu’ils évoquent le carcan de la paperasse, les agriculteurs soulignent notamment les efforts qu’ils doivent entreprendre pour s’adapter à des règles et procédures qui évoluent fréquemment et rendent leur avenir incertain, en ce qu’elles font abstraction de la « réalité » des temporalités et contraintes agricoles, tout en échouant à garantir et démontrer le changement effectif et vertueux des pratiques de chaque agriculteur sur son exploitation [11]. Ces plaintes résonnent avec les analyses menées en sociologie politique, qui montrent que les politiques publiques jouent un rôle pour permettre aux acteurs de se projeter vers un futur désirable, en ce qu’elles agissent concrètement sur la confiance de chacun dans son avenir [12]. Particulièrement dans le domaine de la transition écologique, les politiques publiques doivent apparaître comme stables et durables pour que les entreprises acceptent de s’engager dans les transformations (souvent longues et coûteuses) qui leur sont demandées [13].
Les agriculteurs n’échappent pas à ces impératifs ; or, les politiques actuelles et la PAC en particulier semblent incapables de leur proposer un horizon clair, stable et désirable. La PAC poursuit trois objectifs simultanés, à la hiérarchisation changeante et incertaine : assurer une rémunération suffisante aux agriculteurs, encadrer leurs pratiques de culture et d’élevage pour prévenir l’avènement de risques sanitaires et environnementaux, encourager des changements dans la production agricole qui s’inscrivent dans une trajectoire d’atténuation et d’adaptation au changement climatique. Les cahiers des charges pour accéder aux aides de la PAC sont parfois modifiés en cours de programmation et lorsqu’un programme est diffusé, les promesses de soutien financier qui lui correspondent peuvent ne pas être honorées, faute d’enveloppes suffisantes pour répondre à la demande [14]. Les normes environnementales européennes et nationales oscillent entre des périodes d’accélération et de mise en pause des programmes (cas des plans Ecophyto de réduction progressive de l’utilisation des produits phytosanitaires), et prévoient des exemptions temporaires “qui durent”, comme la fameuse dérogation « jachères Ukraine », remise en discussion chaque année depuis 2022 qui suspend l’obligation de mettre au repos certaines terres arables bénéficiant d’aides PAC, pour répondre au besoin stratégique d’augmenter l’autonomie en céréales de l’UE depuis le début de la guerre en Ukraine. Dans ce contexte, il est difficile, pour ceux qui sont prêts à jouer le jeu, de s’engager pleinement et sereinement dans des changements de pratiques durables. Quant aux politiques du foncier et des statuts agricoles, elles ne permettent pas à tous les exploitants de se projeter dans la transmission de leur exploitation, ni dans la diversification de leurs activités, alors que plusieurs signaux les encouragent à se projeter comme étant aussi désormais « énergiculteurs », par exemple [15].
Ainsi simplifier les politiques agricoles doit consister à améliorer leur lisibilité et leur durabilité, soit leur capacité à orienter la profession vers un projet désirable économiquement, socialement et politiquement, un modèle sectoriel clair et en phase avec les évolutions du reste de la société (comme l’a été le référentiel de la modernisation agricole pendant les 30 glorieuses) [16].
Rétablir la confiance et la proximité avec l’État
Quand ils évoquent un ras-le-bol administratif, les agriculteurs appellent aussi à une simplification des démarches et des procédures administratives qui entourent les normes, en particulier dans le cadre de la PAC (47,8% en font une revendication prioritaire [17]).De ce point de vue, les mises hors service de radars par les agriculteurs, qui se multiplient ces derniers temps dans certains départements, constituent un mode d’action significatif : l’objet symbolise par excellence la présence d’un État froid et distant dans les espaces ruraux. Les agriculteurs qui recourent à ce mode d’action s’expriment aussi en tant que citoyens éloignés des services publics et exposés à leur fermeture, en contexte de développement du numérique et de dématérialisation des démarches [18]. Dans ce contexte, supprimer certaines normes, en sanctuariser d’autres, ne suffira pas pour répondre aux demandes de simplification exprimées. En effet ça n’est pas seulement le nombre de règles et la nature des règles à respecter qui est en jeu. C’est aussi la nature des relations administratives nouées autour de ces règles.
Le rapport des agriculteurs aux administrations est devenu à la fois plus dense et plus distant au fil des réformes des politiques agricoles. Le contrôle des exploitations s’opère sur un mode continu et en faisant de plus en plus intervenir les technologies numériques (imagerie satellite, télédétection, boucles électroniques), aux côtés de contrôleurs physiques dont les déplacements sur le terrain se raréfient. Cela implique pour l’agriculteur de travailler à sa propre contrôlabilité, en renseignant des documents de suivi et des bases de données dont il estime qu’elles apportent peu ou pas de valeur ajoutée à sa production. Il en découle une augmentation des coûts d’apprentissage et de conformité aux exigences administratives et chez beaucoup le sentiment de travailler « pour l’administration », condition nécessaire pour percevoir des aides publiques certes conséquentes et qui justifient des contrôles, mais qui étaient auparavant accessibles moyennant une charge administrative moindre [19].
Le développement de cette administration à distance a comme conséquence que de plus en plus d’agriculteurs perçoivent des soutiens publics et se soumettent à des cahiers des charges sans jamais avoir affaire à un représentant direct de l’État ni franchir les portes de leur service agricole déconcentré, principal guichet des politiques agricoles au sein des directions départementales des territoires (et de la mer) (DDT(M)). En contexte de restrictions budgétaires, dans la plupart des départements les services de l’État incitent ouvertement les agriculteurs à se tourner vers des interlocuteurs privés ou parapublics pour se faire accompagner dans leurs démarches (chambres d’agriculture, centres de gestion comptable, syndicats). Le ministère de l’Agriculture, en réduisant de la sorte sa présence sur le terrain et sa capacité d’accueil des usagers agriculteurs, se prive de l’opportunité de les socialiser directement aux politiques qu’il entend mener, réduisant sa capacité à susciter l’adhésion aux objectifs affichés.
Une ambiguïté persiste enfin sur les compétences administratives attendues des agriculteurs dans ce nouveau contexte administratif. Faut-il qu’ils soient dotés de savoirs et d’un goût pour le travail administratif, pour être aujourd’hui reconnus comme de « bons » agriculteurs ? La question peut paraître anodine alors qu’elle constitue un enjeu crucial de bien-être au travail. Elle résonne avec la déception exprimée par certains nouveaux agriculteurs, surpris par les nombreuses heures passées au bureau. Elle occasionne le sentiment d’un décalage entre le contenu des formations dispensées et exigées pour s’installer en agriculture, et la réalité des démarches à entreprendre une fois installé(s). Elle résonne enfin avec l’ambiguïté maintenue par certaines organisations professionnelles agricoles, lorsqu’elles proposent et facturent des services d’accompagnement administratif à leurs adhérents ou clients, tout en maintenant dans leur discours une exigence d’autonomie administrative constitutive, selon eux, de la figure du bon agriculteur [20].
Quel interlocuteur légitime pour l’État ?
Dans le paysage agricole actuel, une question cruciale se pose : celle de la légitimité à représenter actuellement ces mondes agricoles auprès de l’État. Une enquête récente révèle une défiance croissante envers les organisations professionnelles, et plus particulièrement les syndicats. Alors même que les prochaines élections aux chambres d’agriculture ont lieu cette semaine, près de 30 % des agriculteurs ne se sentent proches d’aucune organisation syndicale, un chiffre qui témoigne d’une fracture grandissante.
La plupart des responsables professionnels issus des organisations syndicales n’arrivent plus à incarner les colères agricoles. La FNSEA, bien que toujours influente grâce à son accès privilégié aux instances du pouvoir et à son syndicalisme de service, voit sa capacité à prendre le pouls des territoires s’affaiblir. Lorsqu’elle échoue à voir venir certaines problématiques locales, cela favorise l’émergence de groupes autonomes locaux tel celui des « Ultras » en Occitanie autour d’une figure charismatique, l’éleveur Jérôme Bayle, devenu l’un des principaux visages des mobilisations de 2024 tout en refusant de s’engager dans un syndicat [21]. Certains groupes, voire des fédérations locales, échappent aux consignes syndicales de la FNSEA, tout comme de la Confédération paysanne, dont le discours, moins corporatiste, résonne davantage auprès de certains urbains, mais peut être inaudible pour une partie de la profession. Quant à la Coordination rurale, elle s’adresse principalement aux plus défiants, mais ses modes d’action dérangent parfois certains agriculteurs préférant rester à l’écart.
Plongés dans une anomie grandissante, l’une des principales nouveautés réside dans le fait que les agriculteurs votent de moins en moins, n’attendant plus grand-chose des organisations syndicales. Aux dernières élections des chambres, la participation était de 46,4 %, certes bien plus que dans d’autres secteurs professionnels, mais enregistrant une baisse de 20 points en 12 ans. Cette démobilisation favorise les prises de position individuelles, qui peuvent agréger de nouvelles formes de contestations.
Le rapport à l’État est à repenser, la confiance à retrouver, si tant est que les agriculteurs aient confiance dans des organisations désireuses de le faire. La Coordination rurale remet en cause les rapports cogestionnaires, rendant difficile le renouement des liens. L’État de son côté, face à des organisations jugées peu représentatives, joue parfois sur cette division syndicale pour renforcer son pouvoir de décision, laissant les agriculteurs ne plus savoir à quel saint se vouer. La représentation des agriculteurs au sein des filières pose également problème : malgré les lois Egalim, les agriculteurs peinent à défendre leurs intérêts face à l’aval, au sein de chaque filière.
Conclusion : retrouver les conditions du dialogue
En guise de bilan, on rappellera donc que la crise actuelle ne se raccroche pas uniquement à des préoccupations liées à la conjoncture économique ou réglementaire. Les inquiétudes soulevées dans les mobilisations s’ancrent dans des dynamiques longues de déclin démographique, économique et sociopolitique, hypothéquant les capacités de toute une profession à se projeter dans le moyen ou le long terme. Les solutions proposées pourront donc difficilement se résumer à des seules annulations et mises en pause de politiques existantes, ou des aides économiques d’urgence et temporaires. L’agriculture française fait face aujourd’hui à des défis majeurs qui posent des problèmes complexes de priorités en matière de politique publique. Celui tout d’abord de sa participation majeure à la sécurité alimentaire nationale et européenne, qui implique de maintenir une capacité productive désormais mise à mal par les difficultés de cette profession à se renouveler. Le second tient à la place qu’elle peut tenir dans la lutte contre le changement climatique et son adaptation à l’instabilité qui en découle. Enfin, celui de reconnaître une diversité des formes d’organisation sociale et économique de la production agricole [22].
Il faudra pour cela retrouver des conditions de dialogue sereines, qui permettent de redéfinir collectivement les termes des différents contrats (contrat social, contrat intra-professionnel, contrat marchand) qui définissaient l’identité́, les relations, les valeurs et la rémunération des agricultures, au sein et par-delà̀ la profession.
Les élections professionnelles de janvier 2025 constitueront peut-être une occasion rare d’engager ce nouveau dialogue. Elles n’ont lieu que tous les six ans et si le vote aboutit à un changement significatif des rapports de force intersyndicaux, il pourrait offrir l’opportunité d’instituer un pluralisme constructif rue de Varenne. Constructif au sens où il se donnerait pour objectif de reconnaître la légitimité d’une diversité de situations (notamment locales) et d’aspirations agricoles, d’organiser la coexistence entre plusieurs futurs agricoles possibles, d’imaginer enfin leur complémentarité au service d’une ambition collective commune. Encore faut-il que les acteurs de cette diversité instituée soient en mesure de proposer des idées sur lesquelles bâtir ce nouveau paradigme agricole global qui doit s’esquisser, et d’offrir des solutions concrètes aux agriculteurs. Or, le gouvernement comme certains représentants de la profession et des filières agricoles semblent en mauvaise posture pour le faire. Là encore, les élections imminentes et les changements qu’elles occasionneront en interne, pourraient servir de levier à un désenclavement sectoriel des débats, pour y convier durablement l’ensemble des parties prenantes, sources de nouvelles idées sur l’avenir agricole. Seraient concernés les parlementaires, les consommateurs, les industriels, les riverains, les chercheurs ou encore les producteurs et consommateurs d’énergie.
Blandine Mesnel & François Purseigle, « L’État face aux colères agricoles »,
La Vie des idées
, 21 janvier 2025.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr./L-Etat-face-aux-coleres-agricoles
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[1] Bertrand Hervieu et François Purseigle, Le problème agricole français, Études, 2022, p. 47-60.
[2] Edouard Lynch, Insurrections paysannes. De la terre à la rue, Vendemiaire, 2019.
[3] Raymond Lacombe, Pas de pays sans paysans. La voix de Raymond Lacombe, Rodez, Les éditions du Rouergue, 2005.
[4] François Purseigle, « La coordination rurale : un nouvel acteur sur l’échiquier syndical », Bertrand HERVIEU, Nonna MAYER, Pierre MULLER, François PURSEIGLE et Jacques REMY (dir.), Les Mondes agricoles en politique : de la fin des paysans au retour de la question agricole, Paris, Presses de Sciences Po, Académique, 2010, pp. 241-272.
[5] Étude réalisée auprès d’une population de 1 434 chefs d’exploitation interrogés entre le 8 et le 29 avril 2024 (CEVIPOF, AgroToulouse, Groupe Réussir), François Purseigle et Pierre-Henri Bono, Agriculture : de quelles colères es-tu le nom ?, rapport d’étude, 21 novembre 2024.
[6] Cette tripartition, issue d’une analyse textuelle de la question ouverte « Comme agriculteur, qu’attendez-vous de l’Union européenne », distingue un pôle « Conservateurs identitaires et agrariens », un pôle « Écologistes-socio altermondialistes » et un pôle « Libéraux pro-européens et conservateurs floués ». Elle peut être comparée aux catégories proposées par Gougou, Guerra et Persico (2022), sans toutefois s’y superposer complètement. Voir Pierre-Henri Bono, François Purseigle, 2024, « Colères agricoles », Esprit, novembre, p. 41-50 ; Pierre-Henri Bono, François Purseigle, 2024, « Les agriculteurs et les européennes : un isolat électoral encore repérable, mais de plus en plus bigarré », Note de recherche, Élections européennes 2024, vague 4 de l’enquête électorale, note 11, mai, 13 p. ; Florent Gougou, Tristan Guerra, Simon Persico, 2024, « Tripartition et tripolarisation : les contours du nouvel ordre électoral », dans Vincent Tiberj et al. (dir.), Citoyens et partis après 2022 : éloignement, fragmentation, Paris, Puf.
[7] François Purseigle et Bertrand Hervieu, Une agriculture sans agriculteurs. La révolution indicible, Sciences Po, 2022.
[8] 56,6% des agriculteurs la placent parmi les cinq revendications les plus importantes selon eux, en faisant la demande la plus consensuelle. Voir François Purseigle et Pierre-Henri Bono, Agriculture : de quelles colères es-tu le nom ?, op. cit.
[9] Blandine Mesnel, « Simplifier les politiques agricoles européennes sans renoncer aux exigences environnementales : une voie étroite à construire », Métropolitiques, 3 juin 2024.
[10] François Purseigle et Pierre-Henri Bono, Agriculture : de quelles colères es-tu le nom ?, op. cit.
[11] Mesnel, Blandine. 2023. « Les agriculteurs et la légitimation des politiques de transition : une approche par les discours sur la paperasse », Politix, Volume 36 - n°144/2023, p. 125-150.
[12] Voir Nicolas Duvoux, 2023. L’avenir confisqué : inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, Paris, Puf.
[13] Voir par exemple Andrew Jordan, Brendan Moore, 2020. Durable by Design ? Policy Feedback in a Changing Climate.
[14] Cour des comptes. 2022. Le soutien à l’agriculture biologique, rapport public thématique, 353 pages.
[15] Guilhem Anzalone et Caroline Mazaud, « L’énergiculteur, figure de la diversification en agriculture », La nouvelle revue du travail [En ligne], 18 | 2021
[16] Pierre Muller, 1984. Le technocrate et le paysan, Paris, L’Harmattan.
[17] François Purseigle et Pierre-Henri Bono, Agriculture : de quelles colères es-tu le nom ?, op. cit.
[18] Voir Clara Deville, 2023. L’État social à distance : dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales, Vulaines-sur-seine, Éditions du Croquant.
[19] Blandine Mesnel, 2017, « Les agriculteurs face à la paperasse Policy feedbacks et bureaucratisation de la politique agricole commune », Gouvernement et action publique, VOL. 6(1), 33-60.
[20] Voir Blandine Mesnel, 2022. « Médiations administratives du verdissement et sélection professionnelle en agriculture : contrastes France-Espagne », Sociologie du travail, vol. 64, n° 3.
[21] Catherine Porter, “The Farmers’ Protests Have Become a Wildfire. He Was the Spark”, The New York Times, January 31, 2024.
[22] Le problème agricole français, Études, 2022, op. cit. p. 60.