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L’Europe, un sujet de discussion ?

À propos de : Duchesne Sophie, Frazer Elizabeth, Haegel Florence, Van Ingelgom Virginie, Citizens’ Reactions to European Integration Compared. Overlooking Europe, Palgrave MacMillan.


par Martin Deleixhe , le 17 juin 2013


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Pourquoi ne parlons-nous pas suffisamment de l’Europe ? Pourquoi fait-on parfois même tout pour éviter le sujet ? C’est pour répondre à ces questions qu’un collectif de chercheurs a observé, de façon expérimentale, des groupes de conversation en Belgique, en Angleterre et en France.

Recensé : Duchesne Sophie, Frazer Elizabeth, Haegel Florence, Van Ingelgom Virginie, Citizens’ Reactions to European Integration Compared. Overlooking Europe, Palgrave MacMillan, Basingstoke, 2013, xii, 266 p.

C’est une scène dont nous avons tous fait l’expérience un jour ou l’autre, que ce soit à une fête de famille, dans un café avec des amis ou sur notre lieu de travail au cours d’une banale discussion avec quelques collègues. Alors que la conversation passait paresseusement en revue l’actualité politique, voilà qu’elle prend de façon aussi soudaine qu’inattendue une tournure dramatique. En réaction à un commentaire plus polémique que les précédents, le fil de la discussion vole abruptement en éclats, les tempéraments s’échauffent et le ton devient passionné. L’atmosphère se tend autour de la table tandis que chacun est prié de sortir de sa réserve et de prendre position dans le débat. L’indifférente courtoisie qui prévalait précédemment fait alors place à un échange âpre où nul ne veut concéder de terrain.

Cette brusque politisation de la discussion est au cœur des interrogations d’une équipe internationale de chercheurs. Souhaitant questionner les processus de politisation à l’œuvre autour de la question de l’intégration européenne et jugeant insatisfaisante la seule étude quantitative des données fournies par l’Eurobaromètre , cette équipe a essayé de reproduire de façon quasi-expérimentale la conflictualité d’une conversation tournant autour de la politique européenne au sein d’un petit groupe d’individus pour ensuite mieux en observer et en disséquer le développement dans cet espace sociologique confiné. Ayant recours à la technique dite des « focus groups » d’abord développée dans le cadre des études de marché, ces chercheurs ont rassemblé dans trois villes différentes (Bruxelles, Oxford et Paris) des groupes de 6 à 8 personnes, sélectionnée chacune avec un grand soin. L’objectif poursuivi par les chercheurs dans la composition de ces groupes – mais ignoré des participants – était de rassembler autour d’une même table des personnes issues d’un même pays et d’un même milieu socio-économique mais faisant état d’opinions antagonistes sur l’intégration européenne.

Une fois réunies, ces personnes étaient alors invitées à échanger leurs points de vue sur l’Union Européenne au moyen d’une série de questions polémiques posées par un modérateur et formulées en des termes délibérément vagues, voire imprécis afin de ménager une grande liberté de parole aux participants. Tant l’angle sous lequel étaient formulées les questions que les incitations du modérateur tendaient à favoriser l’expression de désaccord entre les participants et encourageaient une certaine conflictualité dans les interactions verbales. Par ailleurs, la relative homogénéité sociale ainsi que l’approximatif équilibre dans la représentation des sensibilités europhiles et eurosceptiques au sein de chaque groupe visait à éviter tant que possible que ne se développent dans ces groupes des situations de domination réduisant une partie de ses participants au silence. Ne restait plus alors qu’à observer comment se déployait la discussion entre « employés anglais » ou entre « cadres français » sur des questions politiques relevant du niveau européen de pouvoir.

Une étude des dynamiques collectives de politisation

On pourrait à juste titre s’interroger sur les motifs de ce groupe de chercheurs : pourquoi imaginer un protocole de recherche qui tend à reproduire les conditions d’une foire d’empoigne autour d’évaluations contradictoires de l’intégration européenne ? La démarche vise à combler un gouffre méthodologique devenu presque infranchissable au tournant des années 1990 dans les études européennes. Confrontée aux réactions de rejet du traité de Maastricht qu’une étude des opinions exprimées dans les enquêtes de l’Eurobaromètre ne permettait pas de prévoir, la littérature scientifique au sujet de l’intégration européenne s’est divisée tant dans sa méthode que dans ses conclusions. D’un côté, l’analyse essentiellement quantitative des données fournies par l’Eurobaromètre indiquait que la question européenne jouissait d’un relatif consensus permissif de la part de la grande majorité des citoyens des États membres. De l’autre, l’étude plus qualitative de l’état des opinions publiques, prenant en compte la dimension affective et identitaire de l’Europe, menait à des conclusions divergentes. Le ressenti des citoyens vis-à-vis de l’Union Européenne se polariserait et un euroscepticisme de plus en plus affirmé se propagerait dans les classes populaires.

C’est pour tenter de surmonter cette division des études européennes que cet ouvrage a choisi de rediriger son attention sur un objet légèrement distinct. Plutôt que de se pencher sur le contenu des opinions individuelles, il se concentre sur la dynamique des échanges au sein d’un petit groupe. Le protocole extrêmement lourd de constitution des « focus groups » qui précède la recherche n’est donc pas une démonstration gratuite de moyens académiques mais permet d’observer, à travers le jeu d’interactions micro-sociologiques, comment et suivant quelles lignes argumentatives se construit l’opposition politique autour de la thématique européenne. En d’autres termes, le but avoué de la recherche n’est pas de contester la validité méthodologique d’une étude statistique de la masse de données rassemblées par les différentes enquêtes de l’Eurobaromètre. Il s’agit plutôt de compléter cette étude par une approche qualitative qui mette en évidence le processus d’émergence d’un clivage politique.

La persistance des perceptions nationales de l’intégration européenne

Cette étude, si elle s’impose d’abord par la créativité de sa démarche de recherche, nous intéresse cependant encore plus dans la mesure où elle confirme depuis un angle inédit certaines hypothèses déjà connues et contribue à enrichir le champ des études européennes de plusieurs thèses originales. Les 24 « focus groups » sur lesquels s’appuie cette étude ont été constitués de façon à isoler prioritairement deux variables. D’une part, ils ont été formés au sein de villes issues de trois pays distincts, autorisant ainsi la comparaison entre les diverses approches nationales de la question européenne. D’autre part, ils ont réuni à Paris, Bruxelles et Oxford des groupes appartenant à quatre catégories socio-économiques distinctes afin de rendre possible une comparaison des perceptions de l’Union Européenne selon l’appartenance sociale.

La comparaison des conversations dans les différents pays confirme dans un premier temps les conclusions des travaux bien connus de Diez Medrano. La perception de l’Union Européenne par les citoyens reste largement façonnée par les trajectoires historiques des nations auxquelles ils appartiennent. Ainsi les Anglais continuent d’appréhender les institutions européennes comme un système politique extérieur intrusif qui s’immisce illégitimement dans leurs affaires intérieures tandis que, de leur côté, les Belges perçoivent l’Union Européenne comme la continuité de leur propre État et se réjouissent du surplus de visibilité et de poids diplomatique qu’elle leur confère. Par ailleurs, les participants n’ayant souvent qu’une connaissance confuse des mécanismes de décision au sein de l’Union Européenne, ils ont tendance à interpréter et à évaluer son fonctionnement sur base d’analogies avec leur propre politique nationale. Les Français regrettent donc l’absence d’un fort leadership présidentiel tandis que les Anglais déplorent qu’aucune majorité politique claire ne se dégage des élections et que les Belges, plus accoutumés à la complexité d’un système fédéral, témoignent d’une plus grande proximité affective et d’une plus grande familiarité avec l’Europe.

Néanmoins, de l’étude des conversations poursuivies dans les différents « focus groups » se dégage un autre enseignement qui vient apporter une nuance capitale aux travaux de Diez Medrano. Une caractéristique de l’Union Européenne transcende les prismes nationaux : sa relative invisibilité ! Au cours des séances de discussions, les participants des « focus groups » n’ont pas hésité à se saisir de la grande liberté de parole qui leur était attribuée par les modérateurs, prenant les chercheurs quelque peu au dépourvu. En effet, ils ont profité de leur liberté pour emmener très régulièrement l’argumentation sur des terrains assez éloignés de l’Europe. Il en résulte que le trait le plus frappant au sujet de l’Europe dans l’ensemble des conversations, c’est son absence répétée. Alors même que les participants étaient informés que l’étude portait sur leur opinion au sujet de l’Union Européenne, ils ont pourtant rechigné dans bon nombre de cas à l’aborder. L’Union Européenne, même lorsqu’elle est explicitement remise au centre des échanges par les modérateurs, est prompte à disparaître de la discussion au profit d’autres niveaux de pouvoir. Pour toutes les questions qui touchent directement au vécu des participants et qui suscitent chez eux de fortes réactions, comme l’immigration, la dérégulation des marchés ou le chômage, ce sont généralement les institutions de la mondialisation qui sont pointées du doigt comme étant déterminantes. L’Europe n’est perçue que comme un faible niveau intermédiaire, inconfortablement coincé entre les grandes institutions internationales et le niveau national qui reste familier aux citoyens et qu’ils assimilent souvent à un rempart protecteur contre les déstabilisations issues de l’extérieur. Dès lors, l’Europe tend tout simplement à disparaître des préoccupations citoyennes.

L’Europe, un projet visible des seules élites ?

L’équipe des chercheurs ne cache pas sa surprise devant les multiples stratégies de diversion mises en place par les participants pour éviter d’avoir à aborder la thématique européenne, des stratégies motivées parfois explicitement par le fait que le sujet serait trop ennuyeux, trop technique ou trop complexe. D’où l’ironie discrète du sous-titre de l’étude : Overlooking Europe. « To overlook » peut en effet se traduire en français de deux façons différentes. Cela signifie aussi bien « traiter synthétiquement d’un sujet, le survoler » que « négliger un sujet, ne lui accorder aucune attention. » En l’occurrence, les participants semblent avoir refusé de se livrer au premier exercice et avoir consacré leurs efforts au second. Cette tendance est particulièrement nette lorsqu’on se penche sur la variable sociale, c’est-à-dire lorsqu’on opère la comparaison entre les différents groupes sociaux. L’interlocuteur principal de cette seconde partie de l’analyse n’est plus Diez Medrano mais Fligstein. Dans Euroclash , ce dernier assimilait l’intégration européenne à un projet de classe mené dans l’intérêt des élites économiques et bénéficiant par conséquent d’un soutien nettement plus marqué dans les classes sociales les plus favorisées. Ce biais élitiste serait la raison pour laquelle les élites s’identifient aisément avec le projet européen et avec ses idéaux tandis que les ouvriers manifestent un scepticisme persistant quant à ses bienfaits.

La thèse de Fligstein n’est pas totalement invalidée par l’observation des « focus groups » mais elle doit être sérieusement amendée. La composition des groupes n’a pas vocation à être représentative puisqu’elle rassemble au sein de chaque catégorie économique un nombre plus ou moins équivalent d’eurosceptiques et d’europhiles afin de construire une opposition politique et d’alimenter le dialogue et ne peut donc servir d’indicateur fiable de l’évolution de l’état des opinions depuis les recherches de Fligstein. Néanmoins, on aurait pu s’attendre à ce que les groupes composés d’ouvriers soient tendanciellement plus eurosceptiques et les groupes de cadres tendanciellement plus europhiles. Or, ce n’est pas exactement ce qui ressort des observations. Les ouvriers, et dans une moindre mesure les employés, craignent effectivement les conséquences d’une dénationalisation de la politique mais ils attribuent leur sentiment croissant d’insécurité à la mondialisation et non à l’Europe. En réalité, l’écart entre les classes sociales se marque bien plus par la prégnance ou l’absence de l’Europe dans les discussions. L’Europe est bien plus fréquemment invoquée et débattue chez les cadres que chez les ouvriers et les employés. Pour ces derniers, l’Europe est étrangement évanescente et ne semble guère intervenir dans leur quotidien. Ici encore, la polysémie du sous-titre joue, quoique sous une modulation distincte. Les cadres passent effectivement en revue l’Europe, ils débattent ses effets et son fonctionnement bien qu’il n’en ait qu’une connaissance très confuse, tandis que les ouvriers et les employés tendent à oblitérer presque complètement le niveau européen de pouvoir. On n’assiste guère à la polarisation annoncée entre des opinions bien tranchées mais plutôt à une polarisation entre la visibilité de la thématique de l’intégration européenne et sa disparition.

L’ambivalence des réactions à l’Europe

Après s’être intéressé à la question de la polarisation des opinions sur l’intégration européenne, l’ouvrage, dans un de ses chapitres les plus stimulants, se penche ensuite sur le nombre important des indécis européens. Si on admet que l’Europe ne suscite pas des réactions aussi épidermiques qu’on ne pouvait le redouter, comment cependant interpréter l’existence d’un grand nombre de citoyens européens (aux alentours de 30%) qui déclarent dans les enquêtes de l’Eurobaromètre que l’Europe n’est pour eux « ni une bonne chose, ni une mauvaise chose » ? L’hypothèse de l’ignorance, c’est-à-dire d’un déficit cognitif qui pousserait les citoyens à refuser de se positionner sur la question, est ici écartée. Le degré de connaissance du fonctionnement des institutions européennes est très faible dans presque tous les groupes et les différents participants des « focus groups » identifiés comme étant des indécis européens n’éprouvent visiblement pas moins de difficulté à parler de l’Europe que leurs interlocuteurs qui professent pourtant parfois des opinions bien affirmées. L’explication est ailleurs. Ce que l’on constate, c’est que les indécis font preuve d’une beaucoup plus grande fluctuation que les autres participants dans leur appréciation de l’Union Européenne au cours d’une même conversation. Ils évoquent souvent une vision idéalisée de l’Europe qu’ils contrastent avec une expérience vécue en demi-teinte. L’indécision n’est donc pas due à de l’ignorance ou au désintérêt mais à une perception ambivalente de l’intégration européenne. Dans certains cas, l’indifférence semble prendre le pas sur l’ambivalence dans les conversations mais les deux sentiments ne doivent pas être confondus. Ce constat n’est pas anodin pour la question de la visibilité de l’Europe. Cela signifie que fournir plus d’information aux citoyens européens sur leurs institutions supranationales ne mènerait pas nécessairement à une polarisation des opinions et à une plus grande implication sur la scène de la politique européenne mais qu’au contraire cela pourrait conforter la relation ambivalente des citoyens à leurs institutions et encourager une certaine apathie politique. À rebours de ce que semblent espérer certaines institutions européennes, accroître la visibilité et la connaissance de l’UE ne suffira en tout cas pas à relancer la participation citoyenne au niveau européen et à combler ce qui est perçu par certains comme son déficit démocratique.

Dans son dernier chapitre, l’ouvrage se livre avec une grande honnêteté à un retour réflexif sur ses propres méthodes. Il ne cherche ni à cacher les difficultés que l’équipe a rencontrées au cours de la mise en place de sa recherche, ni à esquiver la question de la comparabilité et dès lors de la scientificité des données obtenues. Au vu de l’originalité du protocole de recherche, cet exercice n’est certainement pas superflu et permettra probablement d’apaiser certaines craintes méthodologiques. Cependant, il nous semble que l’analyse de l’opinion publique à travers le prisme de « focus groups » ne manquera pas de susciter certaines réserves. Qu’il nous soit permis d’exposer brièvement trois de nos préoccupations méthodologiques. Tout d’abord, l’équipe de recherche reconnaît que le recrutement des participants s’est avéré être une étape fastidieuse et que la composition des groupes n’a dans la plupart des cas pas pu satisfaire à l’équilibre de tous les critères (rapport homme-femme, homogénéité du niveau socio-économique, orientations politiques, etc.). Dès lors, l’équipe admet qu’une large part de « bricolage » est intervenue dans la formation des groupes. De façon plus générale, le véritable test de politisation auxquels sont soumis les participants est une expérience de part en part artificielle, construite de toutes pièces pas l’équipe de recherche.

Cela soulève une interrogation. : comment minimiser les répercussions de l’implication du chercheur sur les résultats obtenus ? En d’autres termes, comment être sûr que ce sont les participants qui créent les données et non pas le protocole de recherche lui-même et/ou la modération des sessions qui engendrent leurs propres résultats indépendamment des participants qui y prennent part ? Par ailleurs, bien que l’équipe en soit consciente et cherche à s’en prémunir, le risque de la surinterprétation continue de planer sur l’analyse des interactions au cours des sessions. La retranscription de 3 heures de discussion produit des documents de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de pages. Afin de rendre les recherches plus aisées, l’équipe de recherche a donc rédigé sous une forme narrative la dynamique des échanges pour chaque session. Si l’exercice représente un apport évident pour l’organisation des données, il témoigne également de la difficulté à prendre une dynamique collective comme objet d’étude sans déformer le sens que les participants donnent à leurs propres échanges. Enfin, et ici réside probablement le plus gros défi méthodologique, les auteurs postulent que : « focus groups can be taken as a kind of scaled-down version of what occurs in public political life. » (p. 27) En clair, ils postulent qu’il est possible de faire usage d’une analyse d’interactions micro-sociologiques pour mieux comprendre le niveau macro-sociologique des débats publics. Il est permis de douter que cette transposition puisse être aussi immédiate. Qui joue le rôle de la presse dans une discussion de groupe ? Ou du porte-parole du gouvernement, par exemple ? Et comment couper la parole à quelqu’un dans le débat public ? Peut-on vraiment prétendre que la différence entre les deux niveaux n’est qu’une question d’échelle et non pas d’organisation structurelle du débat ? Sans que cela invalide en rien le grand intérêt que représente cette recherche, il nous semble cependant qu’il faudrait peut-être en réviser la portée.

par Martin Deleixhe, le 17 juin 2013

Pour citer cet article :

Martin Deleixhe, « L’Europe, un sujet de discussion ? », La Vie des idées , 17 juin 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-Europe-un-sujet-de-discussion-2338

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