Jean-François Mouhot, Des esclaves énergétiques. Regards sur le changement climatique, Paris, Champ Vallon, coll. « L’environnement a une histoire », 2011.
Existe-t-il des liens entre le phénomène historique de l’esclavage et l’usage massif que nos sociétés font des combustibles fossiles, usage qui est en grande partie responsable du changement climatique ? C’est la question que pose Jean-François Mouhot dans ce livre audacieux, qui se donne comme un regard neuf – et historiquement informé – sur les enjeux climatiques contemporains.
Histoire et changement climatique
Le rapprochement a priori surprenant entre esclavage et usage des combustibles fossiles doit se comprendre à la lumière des débats qui agitent la communauté historienne sur les réponses que l’Histoire doit apporter face au constat du changement climatique global (CCG). En France ces débats ont eu peu d’écho : seul l’article de l’historien subalterniste Dipesh Chakrabarty sur le « climat de l’histoire » a été traduit et lu [1]. Le diagnostic du CCG, soutient Chakarbarty, a provoqué la prise de conscience de ce que l’Homme est désormais une force géologique, aux commandes du système-Terre. Cela implique de refermer le hiatus entre « histoire de la nature » et « histoire des sociétés », pour écrire une histoire profonde de l’espèce humaine. Cette prise de position a suscité des réactions, qui pointent notamment sa tendance à minorer la réflexivité environnementale des sociétés du passé et contestent le grand récit de la « prise de conscience » qui la sous-tend [2]. Mais les thèses de Chakrabarty ne résument pas, loin s’en faut, les réflexions en cours sur Histoire et changement climatique.
L’historien de l’environnement John McNeill s’est associé avec Paul Crutzen (prix Nobel de chimie, inventeur du terme « anthropocène ») pour caractériser ce que représente l’entrée dans cette nouvelle ère géologique [3]. Plus récemment, il a aussi utilisé une approche globale et de (très) longue durée pour se demander si « l’histoire peut nous aider face au changement climatique » [4]. Sa réponse est plutôt négative : selon lui les évolutions comparables sont survenues trop loin dans le passé, à une époque où les sociétés humaines étaient radicalement différentes. Au même moment, une partie des praticiens de la climatologie historique opéraient un tournant pour passer de la reconstitution des séries de données à des recherches sur la vulnérabilité et la résilience des sociétés anciennes vis-à-vis des aléas climatiques [5]. L’objectif est d’en tirer des enseignements qui nous aident à faire face aux conséquences du CCG.
Un autre type de réponse est venu des historiens des sciences et des techniques, qui ont analysé les conditions socio-historiques d’émergence du diagnostic sur le CCG, les controverses et les actions concrètes qu’il suscite [6]. C’est dans cette lignée, mais dans un registre plus engagé, que s’inscrit Naomi Oreskes lorsqu’elle combat le climatosceptisme étasunien en montrant que le CCG fait consensus au sein de la communauté scientifique [7] puis en révélant les implications de ses principaux chefs de file dans des campagnes visant à minimiser les risques du tabac, des pluies acides et des CFC [8].
Un dernier ensemble de travaux cherche à utiliser les ressources de la comparaison historique pour aborder les problèmes suscités par le changement climatique. Dans un article récent, Maurie Cohen a ainsi analysé le rationnement alimentaire et énergétique imposé en Angleterre, pendant la Seconde Guerre Mondiale, afin d’enrichir le débat actuel sur la création de quotas carbone individuel [9]. C’est à ce type d’approche que s’apparente le livre de J.F. Mouhot. Après une thèse consacrée aux réfugiés acadiens en France, il travaille à présent sur les thématiques environnementales au sein de l’Université de Georgetown (USA). Des esclaves énergétiques est une version traduite et augmentée d’un article qu’il a publié dans la revue interdisciplinaire Climatic Change [10]. Son lien avec le monde étasunien n’est pas indifférent : car si le rapprochement entre esclavage et environnement peut paraître étrange (voire choquant) vu de France, il a une longue histoire dans la culture politique et académique étasunienne.
En effet l’environnementalisme, tel qu’il se développe aux États-Unis à partir des années 1960, est très marqué par la tradition du libéralisme politique et la référence à un certain roman national. Dans ce contexte, la prise en compte de la Nature est pensée comme une nouvelle phase d’extension de la communauté morale que la constitution étasunienne met en forme juridiquement. Cette communauté, au départ limitée aux seuls colons, a été étendue aux femmes et aux (anciens) esclaves. Pour les environnementalistes, ce sont à présent les entités naturelles qui doivent se voir reconnaître des droits : droits des animaux (mouvement de l’Animal Liberation), droits de la Nature ou de la Terre (voir l’audience de la Deep ecology, cette pensée environnementale issue de la contre-culture étasunienne des années 1970-80 dont le leitmotiv est le passage d’une perspective anthropocentrée à une éthique articulant l’ensemble des besoins de la biosphèr) [11]. Ces militants pensent leur action comme une continuation des luttes abolitionnistes du XIXe siècle et leurs discours sont saturés de références à l’esclavage (esclavage animal, Terre-esclave exploitée par l’homme) [12]. Dans les années 1970-80, cette analogie est exploitée par des travaux de sciences sociales traitant de l’environnement [13]. Elle est ainsi très présente dans l’ouvrage classique de Roderick Nash, The Rights of Nature, dont le dernier chapitre est entièrement consacré à un parallèle entre environnementalisme et abolitionnisme [14].
Travail servile et industrialisation : l’entrée dans la carbo-dépendance
Dans son livre J.F. Mouhot choisit de ne pas revenir sur ces précédents (ce qui aurait pourtant fourni une contextualisation utile à son propos) et il aborde d’emblée la question des liens entre esclavage et usage des combustibles fossiles. Il va la traiter en deux temps et autant de chapitres.
Dans le premier, l’auteur discute des liens possibles entre l’utilisation d’esclaves en Amérique du Nord et dans les colonies des Caraïbes, et l’usage des combustibles fossiles coextensif à la « révolution industrielle » initiée en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Bien qu’il note que ce concept de « révolution industrielle » est aujourd’hui contesté – comme l’est, ajoutera-t-on, l’idée d’une origine purement anglaise du processus d’industrialisation, il justifie son emploi par la « nette rupture historique » que constitue le recours massif aux énergies fossiles expérimenté en l’Angleterre (p 28). Puis il aborde deux questions : le lien entre l’esclavage et ce qu’il appelle le « décollage industriel » anglais ; l’influence que l’essor de l’usage industriel des énergies fossiles a pu avoir sur la montée des revendications abolitionnistes et l’interdiction du travail servile. Le propos est très généralisant et s’appuie presque exclusivement sur des sources secondaires.
L’esclavage a-t-il été une condition nécessaire du « décollage industriel » anglais ? Pour répondre, J.F. Mouhot mobilise tout d’abord la célèbre thèse d’Eric Williams pour qui c’est l’accumulation de capital suscitée par l’économie de plantation qui a permis de financer l’expansion du capitalisme industriel [15]. Mais comme il le note lui-même, cette hypothèse est aujourd’hui remise en cause par les spécialistes de l’histoire économique. Ceux-ci préfèrent souligner l’importance de l’économie coloniale comme pourvoyeuse de matières premières bon marché et débouché pour les productions européennes [16].
Suit une série d’arguments, de portées variables, tendant à rapprocher esclavage de plantation et essor industriel. L’auteur rappelle le parallèle opéré par Sydney Mintz entre plantations et usines [17], et le rôle des produits coloniaux (sucre, tabac, café) dans la formation d’un marché-monde et l’essor du consumérisme en Europe. Il revient également sur les thèses de K. Pomeranz, pour qui les surfaces agricoles exploitées outre-Atlantique furent la condition déterminante du dépassement des limites malthusiennes à la croissance en Angleterre et partant, de sa « divergence » avec les régions les plus avancées de la Chine [18].
Ces rappels sont intéressants mais décalés par rapport à l’ambition de l’ouvrage : en effet on n’y trouve pas de lien spécifique permettant de relier esclavage d’une part, usage des machines thermiques d’autre part. De plus, même à l’échelle englobante des liens entre esclavage et « décollage industriel », on reste dans le flou : « L’esclavage », écrit J.F. Mouhot, « ne fut pas une cause suffisante, ni même, probablement, nécessaire au décollage industriel, mais il eut certainement un impact, tout comme le commerce colonial avec les Amériques, sur ‘son amplitude et son déroulement chronologique’ » (p. 36). En l’absence de précision sur la portée et les modalités de cet « impact », cette conclusion est très peu informative.
Abolitionnisme et machinisme
L’auteur en vient ensuite aux rapports entre montée de l’abolitionnisme et usage des machines thermiques. Leur diffusion, soutient-il, contribua indirectement à l’émancipation des esclaves. Elle aurait induit en Angleterre a) une foi unanimement partagée dans un futur où les tâches seraient toutes entières dévolues aux machines ; b) une revalorisation concrète et symbolique du travail ; c) une amélioration du niveau de vie se traduisant par un rehaussement des standards moraux, propice à l’abolitionnisme.
J.F. Mouhot y insiste : sa thèse, contrairement à ce que laisse entendre la préface de Jean-Marc Jancovici, n’est pas que les machines ont directement remplacé les esclaves sur les lieux de travail — ce qui en effet aurait été intenable car la mécanisation, toujours partielle, du travail des champs n’intervient au mieux que plusieurs décennies après l’abolition anglaise de 1833. Au contraire, l’auteur souligne que l’introduction de machines thermiques a pu dans certains cas augmenter la rentabilité des plantations (par exemple en facilitant la phase de raffinage du sucre) et ainsi contribuer à prolonger l’esclavage (p. 40).
La connexion la plus spécifique que l’ouvrage cherche à établir entre machinisme et abolitionnisme se fait par l’entremise d’une « révolution psychologique » (p. 38) : « c’était », écrit J.F. Mouhot, « une idée largement reconnue par des personnes de toutes les classes sociales – du moins à partir du début du XIXe siècle – que les machines remplaçaient déjà, et remplaceraient de plus en plus à l’avenir, le travail humain » (p. 41). Pour affirmer l’hégémonie de cette conception dans la société anglaise du premier tiers du XIXe siècle, J.F Mouhot s’appuie sur deux sources : les recueils de textes d’époque compilés par l’historienne Maxine Berg et le critique Humphrey Jennings sur le thème des réactions au machinisme et à l’industrialisation [19]. Soit une base empirique fragile pour cet argument-clé du raisonnement.
Gregory Claes a bien montré que l’influent mouvement oweniste véhiculait cette idée d’un remplacement des hommes par les machines dans l’Angleterre de la fin de l’époque georgienne [20]. Mais identifier ce type de conception dans certaines franges du corps social (socialistes utopiques, économistes zélateurs du machinisme) n’autorise pas à d’affirmer qu’elle était généralisée et qu’elle animait les acteurs effectifs de la lutte abolitionniste – d’autant que, comme le reconnaît l’auteur, cette idée d’un remplacement du travail humain par le travail machinique n’intervient presque jamais dans les discours des abolitionnistes anglais et étasuniens. Mais poursuit-il « cette idée était constamment présente dans l’esprit des gens et a, de ce fait, joué un rôle dans le mouvement abolitionniste » (p. 41-42). Le caractère problématique d’une telle proposition n’échappe pas à J.F. Mouhot qui y revient un peu plus loin pour souligner l’existence de « processus inconscients » d’une importance historique décisive et qui pourtant ne laissent aucune trace écrite mobilisable par les historiens. Un argument qui nous paraît soulever de graves problèmes méthodologiques lorsqu’aucune source orale ou matérielle ne vient suppléer aux sources écrites.
La seconde connexion entre machinisme et abolitionnisme tient à l’hypothèse d’une réhabilitation du travail par la mécanisation, qui d’une part aurait permis de rendre le travail moins pénible (pp. 43-44), et d’autre part aurait contribué à la valorisation symbolique du « travail libre » par rapport à l’esclavage. A ce stade le propos est difficile à saisir, parce qu’il est peu périodisé et parce qu’on ne sait pas si l’on parle des machines en général ou seulement des machines à vapeur. Dans les deux cas la thèse pose problème.
Tout d’abord si l’on considère le machinisme dans son ensemble. Faut-il rappeler que l’essor des modes de production industriels déplaça radicalement le rapport de force entre employeurs et employés, au détriment de ces derniers ? On ne peut pas non plus ignorer que l’industrialisation s’est souvent opérée par un mouvement de « désœuvrement », c’est-à-dire par la substitution d’une forme de production orientée par la tâche par un travail de nature répétitive [21]. Comment alors parler d’une réhabilitation du travail par les machines, alors que leur introduction joua un rôle fondamental dans ces évolutions ? Même si la mécanisation n’a pas dégradé les conditions de travail toujours et partout [22], la thèse d’une amélioration générale ne tient pas. Ces différents effets du machinisme ont d’ailleurs été perçus sur le moment et ils ont été dénoncés par la critique luddite dès les années 1810 [23]. Comme J.F. Mouhot le note en passant (p. 42) la réaction des artisans, face à ces évolutions, a d’ailleurs pu être de se présenter comme les « nouveaux esclaves » de l’ère industrielle.La thèse d’une réhabilitation du travail n’est pas moins problématique si l’on se concentre sur les seules machines à vapeur. Les travaux portant sur l’histoire du risque au travail ont montré que les machines thermiques sont, loin dans le XIXe siècle, des dispositifs très dangereux qui blessent, mutilent et tuent [24]. Elles ne fonctionnent pas toutes seules mais réclament une présence continue, des bricolages perpétuels, un entretien constant qui mobilisent les hommes et les fixent aux postes de travail. Quant au charbon qui les alimente, il est produit par une vaste population dont le labeur, d’une pénibilité extrême, est rendu possible par l’emploi de machines à vapeur utilisées comme pompes et dispositifs de levage.
En ce qui concerne la valorisation symbolique du travail « libre », l’auteur reprend à raison les analyses de David Brion Davis sur l’importance de la free labour ideology dans la montée de l’abolitionnisme anglais et étasunien [25]. Cependant ceci n’établit qu’un rapport diffus entre machinisme (machinisme thermique) et abolitionnisme : la free labour ideology est bien un discours en justification de l’expansion du capitalisme industriel, dont la mécanisation est une composante. Mais quelle place les machines occupent-elles au sein de cette idéologie et quel lien structurel avec l’essor de l’abolitionnisme ? Le même type de remarque s’appliquerait à la chaine causale mécanisation-élévation du niveau de vie–rehaussement des exigences morales qui est, selon J.F. Mouhot, le troisième grand processus liant usage des machines thermiques et abolition.
Chez J.F. Mouhot, la thèse d’une amélioration générale des conditions de travail induite par les machines – ou, dans une autre version, par les machines thermiques – semble dériver de l’inspiration qu’il puise chez ceux qu’il appelle les « historiens de l’énergie » (en particulier Vaclav Smil [26], pp. 44-45). Il désigne ainsi les auteurs qui se sont employés, depuis plusieurs décennies, à produire des récits historiques de longue durée, mettant en scène la succession de régimes énergétiques mobilisant la force musculaire, l’énergie hydraulique, le charbon et les autres combustibles fossiles. Cette littérature connaît aujourd’hui un renouveau lié au succès de l’histoire environnementale globale et aux interrogations sur notre dépendance au pétrole [27]. Ce type d’« histoire de l’énergie » peut être heuristique mais en privilégiant des échelles très englobantes et le recours à la quantification, elle produit de forts effets de naturalisation et d’invisibilisation des processus sociaux [28]. Si l’on se contente de comparer le travail fourni, en kilojoules, par un homme et par une machine à vapeur, l’essor du capitalisme industriel peut être raconté comme une épopée qui a libéré l’homme du travail physique, mais au prix de toute vraisemblance historique.
Portrait du consommateur en esclavagiste
Dans le second chapitre, la perspective change : ce sont à présent les homologies structurelles entre l’esclavage et notre usage actuel des combustibles fossiles qui sont analysées, en particulier via une comparaison entre les propriétaires d’esclaves et les habitants des pays développés, dont le mode de vie est dopé au carbone. J.F. Mouhot considère que pour faire face au CCG et au risque d’un épuisement global des ressources, un « changement d’attitude collectif » est indispensable. Ce changement ne se produira que si une majorité de la population est convaincue que « notre consommation immodérée d’énergie fossile est devenue dangereuse et immorale » (p. 73). L’analogie avec l’esclavage doit réveiller les consciences.
Selon l’auteur, les machines ont remplacé les esclaves dans leurs rôles sociaux et économiques. L’énergie produite à partir des combustibles fossiles s’est substituée à celle, musculaire, fournie par le travail servile. Mais ce sont aussi les conséquences, de l’esclavage d’une part, de l’usage des énergies fossiles d’autre part, qui sont mises en rapport. Comme l’esclavage, explique J.F. Mouhot, nos pratiques énergétiques induisent des souffrances : 1) elles sont une cause essentielle du CCG et de ses conséquences délétères, surtout pour les populations qui vivent dans les régions les plus pauvres de la planète (p. 75, 95, 120-125) ; 2) les faibles coûts de transport induits par une énergie bon marché créent les conditions d’une division internationale du travail dans laquelle certaines productions sont délocalisées vers des pays sans protection sociale, où existent des situations proches de l’esclavage (p. 75, 95, 119-120) ; et 3) les conditions d’extraction et d’exploitation des combustibles fossiles sont profondément immorales, les États et les compagnies occidentales usant de la corruption, de la déstabilisation, de l’intervention militaire directe ou indirecte pour s’assurer d’une mainmise sur les ressources des pays du Sud (« guerres du pétrole », réseaux de la « Françafrique ») (pp. 96-105)
Ici J.F. Mouhot reste prudent : il pointe les limites de l’analogie en soulignant notamment que contrairement à celles suscitées par l’esclavage, les souffrances associées à l’usage des combustibles fossiles ne sont pas directement perceptibles car elles sont distantes dans l’espace (concentrées dans les pays du Sud) et dans le temps (effets du CCG sur les conditions de vie des générations futures) (p. 81). De plus l’existence du changement climatique n’a été reconnue que récemment (p. 72, 111).
L’auteur insiste par ailleurs sur les conséquences de notre carbo-dépendance en termes de pollution, d’urbanisation incontrôlée et de santé publique. Mais une analyse circonstanciée des processus de production, de circulation et d’usage des combustibles fossiles et de leurs effets socio-politiques (au Nord comme au Sud) aurait permis d’aller beaucoup plus loin dans la compréhension de notre dépendance au carbone, comme le montrent les travaux récents de Timothy Mitchell [29]. À la place, J.-F. Mouhot choisit de mobiliser une métaphore aujourd’hui répandue dans les débats sur le CCG : celle des esclaves énergétiques, qui donne son titre à l’ouvrage.
Des esclaves énergétiques : le coût politique d’une métaphore
L’expression energy slave est due à l’architecte et théoricien américain Richard Buckminster Fuller, qui l’utilise dès 1940 dans la revue Fortune [30]. Son usage découle d’un calcul : en divisant la consommation énergétique annuelle des USA par une évaluation du travail humain journalier, Fuller conclut qu’en cette année 1940, chaque américain profite de 153 energy slaves. C’est pour lui le moyen de souligner le saut qualitatif qu’ont accompli les sociétés modernes en termes de puissance et de maîtrise de la nature. C’est aussi l’occasion d’une comparaison internationale à l’issue de laquelle il appelle les États-Unis à agir pour le développement des pays qui ne disposent, quant à eux, que de quelques energy slaves par habitant. Le texte célèbre le progrès technique et la tendance continue à une croissance de la production matérielle.
La métaphore est profondément liée au contexte politique et culturel étasunien. Dans un texte plus tardif Buckminster Fuller fait d’ailleurs un lien explicite avec l’histoire de l’esclavage en Amérique : il compare les energy slaves de 1940 au million d’esclaves humains comptabilisé par l’US Census de 1810 et souligne le progrès moral qu’a représenté cette « substitution » supposée [31]. La comparaison renvoie aussi à une autre réalité, encore largem
ent américaine à l’époque : l’essor d’une culture consumériste qui peuple les foyers américains de machines qui, du toaster à la machine à laver, semblent comme autant de domestiques non-humains. Le numéro de Fortune est d’ailleurs saturé de publicité pour ces nouveaux compagnons du quotidien.
La métaphore de l’esclave énergétique est reprise, à partir des années 1950, par les sociologues, les historiens et les économistes qui travaillent sur les processus de modernisation et l’essor de l’american way of life. Mais, avec la montée de l’environnementalisme et de la critique des techniques, l’emploi de la notion évolue : en 1974, lorsqu’Ivan Illich la mobilise dans son livre Energy and Equity, c’est pour montrer que si les occidentaux ont des energy slaves, ils sont eux-mêmes esclaves de leurs machines et de leur mode de vie [32]. C’est cette fonction dénonciatrice qui prévaut aujourd’hui dans les débats sur le changement climatique : la métaphore sert à sensibiliser à la dépendance aux combustibles fossiles et en France c’est Jean-Marc Jancovici qui a fait le plus pour la populariser [33].
La notion d’« esclave énergétique » peut être utile pour promouvoir les objectifs de sobriété énergétique qu’appelle le CCG. Mais ce type de cadrage est très réducteur lorsqu’il inspire, comme c’est le cas ici, une analyse historique de la modernité techno-industrielle où la métaphore de l’energy slave se conjugue à l’inspiration puisée chez les « historiens de l’énergie » et fait de la « substitution » des esclaves par les machines un trait fondamental de l’essor du monde industriel, un moment-clé de l’extension de l’agir humain.
Cette façon de mobiliser la question de l’esclavage n’est pas isolée dans les débats actuels sur la crise environnementale globale et ses racines anthropologiques. On pense notamment à la comparaison que Dominique Bourg et Kerry Whiteside ont proposé de faire, à la suite de Benjamin Constant, entre démocraties antiques et modernes [34]. D’un côté un collectif humain hiérarchisé, une cosmologie de la finitude, une technique limitée dans ses ambitions. De l’autre une démocratie moderne visant l’égalité des hommes au moyen de la domination de la nature : « Le déploiement de la puissance des techniques permet l’affranchissement de la rareté naturelle et autorise la reconnaissance de l’égale dignité de tous. Exit l’esclavage » [35]. Il ne s’agit pas dans ce cas de proposer un scénario historique du déploiement de la modernité. Mais les deux récits ont un point commun : La puissance industrielle est pensée comme une force – temporairement, trompeusement – libératrice, mettant fin à une forme unique d’asservissement (l’esclavage) au prix de dommages massifs causés à la biosphère.
En prenant à ce point au sérieux les promesses d’une technique libératrice, ces narrations paraissent marquées, paradoxalement, par une réelle foi techniciste. Et parce qu’elles se focalisent sur ce que le passage d’une économie organique à une économie minérale [36] a permis en termes d’action de l’homme sur la nature, elles semblent aveugles à ce fait, pourtant massif : loin d’éliminer le travail humain, le capitalisme industriel et son corollaire le machinisme sont indissociables de formes spécifiques d’exploitation des individus passant par la formation de marchés du travail, l’intensification des tâches et la création de dépendances. Ces formes d’exploitation, pour n’être pas celles du travail servile, n’évoquent guère l’aimable « liberté des modernes » évoquée par Bourg et Whiteside. Tous les récits, tous les cadrages théoriques ont leurs angles morts, mais en l’occurrence cette façon de caractériser la modernité a un lourd coût politique et intellectuel.
Quelle utilité, finalement, a cette comparaison entre l’esclavage et notre dépendance aux combustibles fossiles ? Elle visait avant tout à susciter une prise de conscience : pour juger de la réussite de cet objectif, il faudra attendre de connaître l’impact de ce livre dans l’opinion. En attendant, le parallèle avec l’abolition doit, conclut J.F. Mouhot, nous rendre optimiste quant à notre possibilité de décarboner la société. L’interdiction de l’esclavage s’est faite contre des forces économiques et sociales puissantes, et semblait un combat perdu d’avance. Le parallèle avec l’abolitionnisme lui sert aussi à dénoncer les positions écologistes intransigeantes en prenant pour modèle le succès par étapes de l’abolitionnisme anglais. Dans le cas étasunien la sortie de l’esclavage s’est faite au prix d’une guerre civile : J.F. Mouhot suggère que des positions plus souples des abolitionnistes auraient pu permettre une transition en douceur. Mais cet argument contre-factuel peut être renversé : si le gradualisme a été efficace en Angleterre, c’est peut-être parce que, contrairement au Sud des Etats-Unis (et à nos société contemporaines, si on suit l’analogie de Mouhot), l’esclavage n’y était pas une condition déterminante d’un maintien du mode de vie.
Le livre laisse une impression partagée : la démarche est ambitieuse et l’analogie, légitime. Mais les analyses historiques sont peu convaincantes. Le problème n’est pas seulement d’exigence intellectuelle, mais aussi d’efficacité. Aussi audacieuse et bien intentionnée soit-elle, une entreprise historique qui cherche à répondre au défi du changement climatique global en explorant les situations du passé ne peut être féconde que si elle s’appuie sur des analyses fines et approfondies. Sans quoi elle court le risque de n’être que le miroir d’idées élaborées au présent et plaquées sur le passé. De plus, l’approche globalisante et la prégnance de la métaphore des « esclaves énergétiques » tendent à rendre invisibles des phénomènes sociaux, politiques et économiques fondamentaux de la modernité industrielle. L’homologie structurale entre esclavage et mode de vie carboné est moins problématique. Mais elle souffre d’être peu innovante dans son analyse des effets socio-économiques de notre dépendance aux combustibles fossiles. Les conclusions finales, enfin, restent superficielles : il faut rester positifs, modérés et pragmatiques… La pensée stratégique ajustée à l’objectif d’une sortie de la carbo-dépendance reste à élaborer.