Alors que l’expérimentation des « maisons de naissance » doit débuter en France, deux ouvrages retracent l’histoire et les tensions entre féminisation et médicalisation, dans leur contexte historique, institutionnel, médical et culturel.
Alors que l’expérimentation des « maisons de naissance » doit débuter en France, deux ouvrages retracent l’histoire et les tensions entre féminisation et médicalisation, dans leur contexte historique, institutionnel, médical et culturel.
Deux ouvrages d’histoire, parus simultanément en 2014, sans lien l’un avec l’autre, étudient les mutations de l’accouchement en Europe et en Amérique du nord depuis les années 1930. Le livre de Paula Michaels, historienne des politiques de santé en URSS [1], remonte le plus loin dans le temps et dans l’espace. À partir d’archives soviétiques, françaises, américaines, elle étudie le traitement des douleurs obstétricales en URSS, en Europe occidentale et en Amérique du nord. Depuis 1847, date de la première application de l’anesthésie au soulagement des parturientes, seules l’analgésie médicamenteuse ou différentes formes d’anesthésies étaient proposées. Dans les années 1930 en Angleterre est mise au point une première méthode psychologique d’atténuation des douleurs obstétricales, dite accouchement « naturel », due à Grantly Dick-Read (1890-1959) qui est accoucheur à Woking dans la banlieue de Londres de 1923 à 1948. Observant les femmes en travail et étudiant des pratiques médicales variées (Franz Anton Mesmer, Jean-Martin Charcot, Émile Coué), il construit peu à peu une méthode d’accouchement « sans peur », fondée sur la conviction que, dans certaines circonstances, l’esprit peut commander au corps. En 1933, dans son premier ouvrage Natural Childbirth, il condamne l’accouchement « scientifique » sous anesthésie générale, largement pratiqué de son temps dans les pays anglo-saxons, et propose l’accouchement « selon la loi naturelle ». Pour cela, il faut briser le cycle fatal Peur-Tension-Douleur : la peur entraîne une tension des muscles, en particulier de l’utérus, et c’est ce qui cause la douleur. Pour atténuer la douleur, il faut d’abord supprimer la peur en préparant la femme qui va accoucher. Après avoir été instruite des différentes phases du travail, elle doit faire preuve pendant la phase de dilatation de patience et de contrôle de soi grâce à la pratique de la relaxation. Au moment de l’expulsion du fœtus, elle doit être capable de fournir un gros effort physique auquel elle aura été préparée. Le fondement de la méthode de Dick-Read est un spiritualisme qui exalte la fonction reproductive de la femme. En changeant les conditions de la venue au monde de nouveaux humains, il espère faire triompher la paix et l’harmonie sociale.
En URSS, dans les années 1949-51, sans lien avec les écrits de Dick-Read, est mise au point une autre méthode d’accouchement, fondée sur la psychologie, dite psychoprophylactique. Son initiateur, le psychiatre Velvovski, formé à l’hypnose dans les années 1920-30 et disciple du physiologiste Pavlov, a mis au point à Kharkov une méthode simple pour atténuer les douleurs obstétricales sans recourir aux anesthésies et analgésies médicamenteuses. À cette époque où l’URSS se relève difficilement des pertes et destructions de la Seconde Guerre mondiale, les médicaments sont pour la plupart inaccessibles et pourtant il faut encourager les femmes à procréer. La méthode, soutenue très tôt par Nikolaev, obstétricien à Léningrad, repose sur la conviction que l’accouchement est un acte physiologique qui n’est pas naturellement douloureux. Des séances de préparation sont organisées où les femmes enceintes ne sont pas hypnotisées, mais restent en pleine conscience. À l’aide d’exercices de respiration, de massages, de marches légères, elles doivent arriver à déconnecter leur cortex des sensations douloureuses de l’utérus, de manière à ne plus éprouver la douleur. Selon les médecins, qui sont les seuls juges de l’efficacité de la méthode, 83 % des femmes ont de bons résultats. Celles qui ont crié et résisté pendant leur accouchement sont considérées comme de mauvais sujets, mais leur échec ne remet pas en cause la méthode. En 1952, la psychoprophylaxie est déclarée méthode universelle pour tous les accouchements en Union soviétique. Selon Paula Michaels, cette méthode est d’abord un palliatif du manque d’analgésiques et d’anesthésiques ; elle n’est pas destinée à redonner de la dignité et de la satisfaction aux parturientes (comme elle le fera plus tard en Occident).
La méthode sert la propagande soviétique à l’étranger. En juin 1951, Nikolaiev, envoyé à Paris pour participer au congrès international d’obstétrique et de gynécologie, présente les principes et les résultats de la nouvelle méthode. L’obstétricien Fernand Lamaze (1891-1957), qui dirige la maternité de la clinique des Métallurgistes de la CGT, rue des Bluets à Paris, est intéressé. En août 1951, avec une douzaine de médecins français proches du parti communiste français, il fait un voyage d’études de trois semaines en Géorgie, à Moscou et à Leningrad. À l’extrême fin du voyage, Lamaze obtient d’assister dans la clinique de Nikolaiev à l’accouchement psychoprophylactique d’une primipare de 35 ans qui apparaît complètement détendue et joyeuse.
De retour en France, Lamaze décide d’expérimenter la méthode aux Bluets. L’histoire française de la psychoprophylaxie obstétricale (dite PPO ou ASD - accouchement sans douleur) est bien connue depuis la parution en 2004 du livre de Marianne Caron-Leulliez et Jocelyne George [2]. Paula Michaels reprend les grandes lignes de cette histoire : mise au point en 1952 de la méthode Lamaze aux Bluets, enthousiasme immédiat des médecins communistes et des compagnons de route, déjà adeptes de la théorie pavlovienne, propagande dans la presse communiste et cégétiste en direction des maris et de leurs femmes, opposition des milieux médicaux de droite hostiles au PCF, victoire de la méthode en 1956 quand Pie XII déclare qu’elle n’est pas contraire aux enseignements de l’Église, acceptation par la Sécurité sociale du remboursement des séances de préparation à l’accouchement. En ces temps de guerre froide, la politique influence les transformations de l’art de naître, aussi bien en URSS qu’en France.
À partir des années 1950, le succès de Lamaze en France, soutenu par le PCF et par la CGT, est l’occasion pour Dick-Read de revendiquer pour lui-même l’antériorité de sa méthode psychologique de soulagement des douleurs obstétricales, puisque son livre est paru en 1933. Paula Michaels montre la vigueur des controverses suscitées par Dick-Read contre le modèle « soviétique » et la méthode Lamaze qu’il accuse de plagiat, tout en soulignant combien sa propre méthode est éloignée du matérialisme de la psychoprophylaxie. Le paradoxe est qu’en URSS, la psychoprophylaxie est abandonnée dès 1956 : faute de personnel formé, sans préparation à l’accouchement, la plupart des femmes ne sont pas soulagées. En février 1956, à Kiev, un congrès réunissant plus de 200 personnels de santé inaugure un retour aux analgésies et anesthésies, avec accompagnement de quelques exercices physiques pendant la grossesse. À partir des années 1960, les cours de préparation existent toujours, mais ne sont plus vraiment une préparation physique à la PPO. Dans les années 1970-80, on manque toujours d’anesthésiants et la péridurale n’existe pas. La plupart des femmes accouchent dans la douleur, en criant beaucoup sans être soulagées. Le personnel est dur et les traite « comme du bétail », selon les rares témoignages qui ont pu être relevés par Paula Michaels. Il n’y aura aucune « humanisation » des maternités jusqu’à la fin de l’ère soviétique. En revanche, dans les pays occidentaux et particulièrement en France, l’accouchement dit « sans douleur » devient la norme dans de nombreuses maternités.
La controverse Read-Lamaze continue aux USA pendant les années 1950. Dès 1944, Read a été reconnu aux États-Unis, après la publication de son livre sous un nouveau titre Childbirth without fear, suivie d’une tournée de conférences en 1947. Le 30 janvier 1950, le magasine Life, hebdomadaire à grand tirage, consacre un long article, illustré de belles photos, à un accouchement « sans peur », réalisé à la clinique de l’université Yale. Cet engouement du grand public s’explique par le début d’un refus des protocoles en vigueur dans la plupart des hôpitaux américains. L’accouchement « moderne » était alors un accouchement à l’hôpital où l’obstétricien imposait à la parturiente une série de protocoles invasifs : lavement et rasage du pubis, administration de calmants, accouchement sur le dos, bras et jambes attachés à la table, anesthésie souvent générale, avec pour conséquence l’utilisation fréquente des forceps et le recours quasi-systématique à l’épisiotomie. Les suites de couches étaient souvent difficiles à cause de l’atonie des mères et des bébés et des pratiques systématiques de séparation des mères et des nouveau-nés au nom de l’hygiène. La naissance « naturelle » de Dick-Read et surtout, quelques années plus tard, la méthode Lamaze vont redonner du pouvoir aux femmes sur leur corps et permettre aux couples d’être ensemble lors de la naissance de leurs enfants.
En 1959, paraît à New York le livre à succès de Marjorie Karmel, Thank you, Dr. Lamaze. Il est écrit par une jeune américaine qui a accouché dans la joie avec Lamaze à Paris. Souhaitant faire partager cette expérience lors de son retour aux USA, elle fonde en 1960 à New York l’American Society for Psychoprophylaxis in Obstetrics (ASPO) qui réunit des personnels soignants et de futurs parents autour de « la méthode Lamaze-Pavlov de naissance sans douleur » [3]. Cette société, qui existe toujours aujourd’hui, est connue sous le nom de Lamaze International. Aux USA aujourd’hui, paradoxalement, le nom de Lamaze, devenu une marque, est plus connu qu’en France. Lamaze a éclipsé peu à peu le nom de Dick-Read, qui avait pourtant représenté une première alternative à l’accouchement surmédicalisé des maternités américaines. Une des premières disciples de Lamaze aux USA et fondatrice avec Karmel de l’ASPO est d’ailleurs la kinésithérapeute Elisabeth Bing qui préparait les femmes enceintes à la méthode Read depuis les années 1930. La propagande pour la psychoprophylaxie se fait grâce à des manuels, des émissions de radio et le bouche à oreille des femmes qui ont bénéficié de la méthode. Même si, en ces temps de guerre froide, l’origine soviétique de la méthode n’est pas cachée, c’est surtout l’expérience française qui est mise en avant depuis la parution du livre de Karmel, suivie en 1963 d’une tournée aux USA de Pierre Vellay qui a été l’assistant de Lamaze aux Bluets. Les critiques des obstétriciens installés dans leurs protocoles anesthésiques sont virulentes : ils pointent du doigt les dangers de la psychoprophylaxie pour la mère et pour le bébé et le recours « antiaméricain » au conditionnement collectiviste pavlovien (le nom de Pavlov est d’ailleurs retiré du titre de la Société dès 1965). Pour convaincre les opposants, les quelques obstétriciens favorables à la méthode fournissent des preuves statistiques de son efficacité en remplissant des fiches normalisées à propos de chaque accouchement ; on y note le comportement de la femme pendant le travail, l’efficacité de ses efforts et le rôle de son mari. Comme en France, les médecins restent les maîtres du travail et distribuent les bons et les mauvais points aux femmes plus ou moins disciplinées. Malgré le côté scolaire de ces appréciations, les femmes qui ont eu un accouchement Lamaze se montrent en général actives et contentes d’avoir enfanté en pleine conscience et en toute dignité, même si certaines d’entre elles ont eu droit à quelques antalgiques. Les années 1960 consacrent le rayonnement international de la psychoprophylaxie depuis l’épicentre parisien. En 1962, un congrès international réunit à Paris 400 adeptes de la psychoprophylaxie venus de 25 pays, y compris d’URSS et des démocraties populaires.
Après 1968, la discipline exigée de la parturiente par la PPO se démode partout en Europe et de nombreux témoignages insistent sur le fait que les promesses de l’accouchement « sans douleur » ne sont pas tenues. Mais aux USA la méthode Lamaze connaît une seconde jeunesse grâce aux mouvements New Age, féministes et de contre culture. Pour ces jeunes femmes des années 1970, les douleurs obstétricales ne doivent pas être effacées, mais surmontées, pour faire de l’accouchement « naturel », si possible à la maison, un véritable rite de passage, en lien avec la Terre-Mère. En 1973, se tient dans le Connecticut, à Stamford, une rencontre internationale sur la naissance (150 femmes venues de douze États et de quatre pays). On y conteste le pouvoir des hommes sur le corps des femmes et on exalte la capacité des femmes à enfanter avec un accompagnement soutenu. Il faut insister ici sur le fait qu’aux USA, comme au Canada, les sages-femmes ont été éradiquées par les obstétriciens depuis la fin du XIXe siècle au nom de la modernité [4]. Il ne reste plus dans les hôpitaux que des « nurses-midwives » qui sont des infirmières au service des obstétriciens, sans aucune autonomie. Dans le contexte de la contre culture des années 1970-80, des femmes veulent reprendre le pouvoir sur leurs enfantements en accouchant « naturellement », souvent à la maison. Pour les soutenir, des accompagnantes se présentent, formées sur le tas, qui reconstituent peu à peu une communauté de sages-femmes non institutionnelles, dites « laïques » (lay-midwives). La personnalité la plus charismatique de ce renouveau de l’accompagnement des femmes en travail est Ina May Gaskin, cofondatrice en 1971 d’une communauté hippie dans le Tennessee (The Farm), qui publie en 1975 un livre à succès Spiritual Midwifery, à la fois ouvrage de témoignage et manuel d’accouchement, dont un certain nombre de principes sont inspirés par la psychoprophylaxie.
La question de l’accouchement à domicile pose problème aux promoteurs de la psychoprophylaxie, à cause des risques pour la mère et le bébé. L’accouchement en milieu hospitalier serait préférable à condition qu’il soit « humanisé ». Afin de dissuader les couples d’accoucher à la maison, les maternités offrent de plus en plus de lieux agréables, des procédures médicales allégées et sont favorables à la présence des pères, dont est reconnu le rôle de soutien que le personnel n’a pas le temps de faire. Dans le même esprit, sont ouverts des Centres de naissance alternatifs (Alternative Birth Centers –ABC) gérés par des sages-femmes avec transfert possible vers un hôpital en cas de besoin. Les années 1971-73 sont celles où le succès des préparations et des accouchements Lamaze est à son point le plus haut, y compris dans les États du sud et du Midwest. Mais ici aussi des expériences négatives de l’accouchement « sans douleur » commencent à être entendues. À partir de 1975-80, apparaissent de nouvelles technologies : déclenchement du travail, monitoring, perfusion d’ocytocine, péridurale (22% des accouchements dès 1981 – contre 4% en France), césariennes de routine. Dans les années 1980, la méthode Lamaze reste la manière américaine d’accoucher. En 1985 encore, un million de couples ont suivi une préparation Lamaze, ce qui représente un tiers des naissances. Mais la psychoprophylaxie n’est plus au centre de la méthode. Les cours ont changé : on a abandonné les techniques variées de respiration, on insiste sur la faible médicalisation (pas de déclenchement, pas de monitoring, pas de perfusions, pas d’accouchement sur le dos, pas de péridurale systématique) et sur la présence du père. On expérimente le yoga et d’autres techniques de relaxation. Les sages-femmes sont en voie de reconstruction, mais n’ont pas réussi à prendre la place des obstétriciens. Mieux formées, elles sont entrées massivement dans les hôpitaux.
Le propos du livre d’Andrée Rivard, Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne, est centré sur une seule province du Canada et sur une période plus courte. Le Québec est au carrefour d’influences d’Europe et des Etats-Unis : francophone, il est intéressé pour tout ce qui vient de France, mais, géographiquement et culturellement, il est proche des USA. La deuxième moitié du XXe siècle est pour le Québec une période d’accès général à la « modernité » qui se traduit par de grands changements. En politique, dans les années 1950-70, c’est le temps de la « Révolution tranquille » qui instaure l’État-providence (assurance-hospitalisation en 1961 et assurance-maladie en 1971). En matière économique et sociale, le pays accède à la consommation de masse. Dans le domaine idéologique, l’influence de l’Eglise sur les comportements s’affaiblit : la diffusion de la pilule contraceptive dès le début des années 1960 généralise la baisse de la natalité et inaugure la dissociation entre sexualité et procréation. Dans les années 1960, toutes les Québécoises accouchent à l’hôpital où se déploie une médicalisation à l’américaine : les obstétriciens tout-puissants, débarrassés des sages-femmes qui ont disparu au Canada comme aux USA depuis le début du XXe siècle, gèrent la plupart des accouchements sous anesthésie (à plus de 88% en 1971).
Dans un premier temps (entre 1960 et 1970), les couples ont adhéré à cette vision médicale « moderne » qui promettait une naissance « dirigée » et « sans risque ». Assez vite, cependant, des femmes déterminées, s’inspirant d’acteurs venus d’Europe (Read, Lamaze, Leboyer, Odent), adoptent une position critique par rapport à des protocoles qui exigent que la femme soit attachée sur la table d’accouchement et qu’elle soit endormie plusieurs heures au moment de la naissance de son bébé. Elles militent pour l’accouchement « conscient », puis pour « l’humanisation » de la naissance. Ces critiques, mal accueillies par les médecins hospitaliers, entraînent de 1957 à 1968 quelques centaines de femmes à accoucher « sans douleur » par la méthode Read, et, plus tard, par la psychoprophylaxie importée de l’expérience des Bluets à Paris. Il n’y a pas eu au Québec de centres Lamaze comme aux USA, mais seulement quelques hôpitaux plus ouverts qui acceptaient l’accouchement de femmes préparées en privé par des sages-femmes qui reconstituent peu à peu leur profession. C’est le cas à Québec où fonctionne le Centre psychoprophylactique d’accouchement sans douleur, fondé en 1957 par deux infirmières sages-femmes formées à Bruxelles à la méthode Lamaze, Claire Thibault et Claire Hamel. Andrée Rivard a eu accès aux archives privées de ce centre qui contiennent entre autres 537 dossiers de femmes ayant suivi une préparation psychoprophylactique à la naissance. Malgré de multiples obstacles, ce centre fonctionne jusqu’à sa fermeture en 1968, mais sans réussir à créer la maternité école qui aurait formé des sages-femmes à la PPO.
À l’image de qui se fait en France, l’État québécois met en place en 1973 un premier plan de périnatalité qui a pour objectif de faire baisser les taux de mortalité des mères et des nouveau-nés. On y prévoit la fermeture des petites maternités, la centralisation des naissances dans de grosses unités, l’extension des cours de préparation à la naissance dont le but implicite est de conditionner les femmes à accepter les protocoles médicaux, avec l’idée qu’elles seules sont responsables de la bonne ou de la mauvaise santé de leurs bébés. Les résultats de cette politique sont mitigés : si les taux de mortalité reculent, les césariennes augmentent, ainsi que les anesthésies (90% des parturientes en 1978).
Dans les années 1970 et 80, les témoignages sur les abus de la surmédicalisation de l’accouchement, renforcés par la montée du féminisme, aboutissent à des critiques encore plus sévères des pratiques hospitalières. Des femmes insatisfaites manifestent dans les rues de Montréal en 1973 et quelques centaines de couples préfèrent programmer les naissances à la maison. On assiste aussi à la reconstitution d’un corps de sages-femmes formées sur le tas, dont la plus connue est Isabelle Brabant. En 1985, elle n’hésite pas à proclamer dans la revue féministe La Vie en rose, que « La naissance est politique ». De nombreux petits ouvrages revendicatifs sont diffusés : Mon accouchement, c’est mon affaire par Marie-Claude Jouvet (1979) ; Petit manuel de l’accouchement à la maison par un père, Léandre Bergeron (1982) ; en 198I paraît un long métrage accompagné d’un petit livret Depuis que le monde est monde par Serge Giguère, Louise Dugal et Sylvie Van Brabant qui montre différents accouchements à l’hôpital ou à la maison avec une sage-femme. Ces mouvements revendicatifs aboutissent à la création de 40 chambres de naissance dans les hôpitaux de 1979 à 1985. La plupart sont sous-utilisées et ferment au gré des changements de personnel. En 1980, après l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement favorable à l’indépendance, plus ouvert aux revendications des femmes, onze colloques réunissent dans tout le Québec plus de 10000 participants sur le thème Accoucher ou se faire accoucher ? Trois revendications émergent de ces assemblées militantes : que les parturientes soient respectées et écoutées dans leurs souhaits de non intervention, qu’un corps de sages-femmes professionnelles soit reconstitué, que soient ouvertes des maisons de naissance tenues par des sages-femmes. Malgré la résistance des obstétriciens, les sages-femmes sont reconnues au Québec en 1999 et ont désormais droit à une formation universitaire à l’université de Trois-Rivières qui délivre les permis de pratique. En 2004, si le droit à l’accouchement à la maison est reconnu, il est peu pratiqué. Les maisons de naissance existent, mais n’accueillent que 3% des naissances. Césariennes et anesthésies ne cessent d’augmenter. Il est maintenant question d’ « humaniser la médicalisation »
La démarche du livre est fondée sur le postulat, inspiré des travaux d’Alain Touraine, que les femmes sont des actrices de premier plan dans le changement social. À partir d’un vécu de l’accouchement médicalisé de plus en plus décevant, dans le contexte d’une nouvelle sensibilité personnelle et familiale, les femmes enceintes ont affirmé peu à peu leurs droits à reconquérir la gestion de leurs enfantements. Appuyée sur un solide dépouillement de sources administratives officielles, médicales, journalistiques, féministes, l’ouvrage donne largement la parole aux actrices de ces changements. Les citations des entretiens approfondis menés avec des mères de plusieurs générations, ainsi que les nombreuses photos qui les accompagnent, lui donnent un tour très vivant . Les récits d’accouchements disent la difficulté pour les plus déterminées de s’opposer aux protocoles médicaux en vigueur dans les hôpitaux, en particulier quand il s’agissait de les endormir contre leur gré. Des exemples de maltraitance hospitalière sont rapportés, comme l’administration forcée d’un anesthésique ou l’injonction de se retenir de pousser pour que l’obstétricien ait le temps d’arriver afin de toucher son salaire. Certaines ont accouché chez elles pour éviter toute contrainte, d’autres ont essayé d’arriver à l’hôpital au dernier moment pour qu’il ne soit plus question de les endormir.
Ces deux livres nous montrent combien les pratiques d’accouchement sont la résultante de conditions politiques, sociales, économiques, technologiques qui varient dans le temps et l’espace. La psychoprophylaxie, technique inventée en URSS pour pallier la pénurie de médicaments, a été proposée en France par des obstétriciens fascinés par la science soviétique, mais désireux aussi de soulager les femmes ; elle les a soulagées, mais pas totalement. Faut-il suivre Paula Michaels quand elle affirme que la véritable prise de pouvoir des Françaises sur leur accouchement se ferait dans les années 1980 avec leur demande généralisée de péridurale, quand on sait que cela les remet plus que jamais sous la coupe des médecins ? Est-il sûr qu’aux États-Unis, la psychoprophylaxie « à la Lamaze » soit devenue un moyen d’émancipation et de contrôle des femmes sur leur accouchement ? L’exemple du Québec voisin montre que précisément la psychoprophylaxie ne peut pas tout.
Ces deux livres, qui comparent les évolutions de l’enfantement en Europe et en Amérique, n’insistent pas assez sur les différences de départ entre les deux continents. Aux USA et au Canada, la grossesse est une maladie et l’accouchement une pathologie qui nécessite en particulier que la parturiente soit mise dans un fauteuil roulant dès qu’elle a posé le pied dans la maternité. Les accouchements sous anesthésie, qui sont la règle en Amérique du nord, ont été peu pratiqués en France. Le personnel soignant qui accompagne les parturientes est aussi très différent : en France, depuis les années 1960, les sages-femmes, qui n’ont jamais cessé de pratiquer et qui sont de mieux en mieux formées, font la plupart des accouchements [5]. Toutes ces différences auraient gagné à être mieux prises en compte.
par , le 3 septembre 2015
Marie-France Morel, « L’accouchement, une longue histoire », La Vie des idées , 3 septembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-accouchement-une-longue-histoire
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[1] Paula A. Michaels, Curative Powers. Medicine and Empire in Stalin‘s Central Asia, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2003.
[2] Marianne Caron-Leulliez et Jocelyne George, L’accouchement sans douleur. Histoire d’une révolution oubliée, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2004, 254 p. Voir aussi Marilène Vuille, Accouchement et douleur. Une étude sociologique, Lausanne, Antipodes, 1998, 156 p.
[3] « The Lamaze-Pavlov Method of Childbirth without Pain ».
[4] Cf. Charlotte Borst, Catching Babies. The Professionalization of Childbirth, 1870-1920, Cambridge, Harvard University Press, 1995.
[5] Cf. Yvonne Knibiehler, Accoucher. Femmes, sages-femmes et médecins depuis le milieu du XXe siècle, Rennes, ENSP, 2007.