Alors que les critiques s’accumulent autour de l’agrobusiness, Matthieu Calame affirme qu’aucune vraie transition agricole ne pourra avoir lieu tant que les cadres politiques et culturels ne changent pas aussi.
Alors que les critiques s’accumulent autour de l’agrobusiness, Matthieu Calame affirme qu’aucune vraie transition agricole ne pourra avoir lieu tant que les cadres politiques et culturels ne changent pas aussi.
Plus qu’un nouvel ouvrage de Deep History globale, Enraciner l’agriculture est un essai qui part d’une réflexion historique. La thèse principale est simple et dotée d’une solide généalogie intellectuelle : toute société est le produit d’un triple régime, productif, politique et symbolique, les trois étant nécessairement en adéquation. Dès lors, le passage d’une forme de société à une autre se fait lorsque les élites basculent idéologiquement et produisent un nouveau système politique, susceptible d’emporter l’adhésion de la majorité à travers une mutation du régime symbolique et de ses valeurs partagées (p. 37). Inutile, donc, de concentrer nos critiques actuelles sur l’agriculture et l’agrobusiness sans envisager les systèmes qui les ont produits.
L’horizon du livre est bien sûr la transition écologique. Suivant les pas des nombreux penseurs et militants, de Dominique Bourg à Cyril Dion, qui appellent de leurs vœux une transformation des discours dominants et des grands récits de notre temps, Matthieu Calame entreprend de montrer par l’histoire que l’agriculture, et plus généralement le système de production, n’est pas un domaine que l’on pourra réformer sans refonder les bases mêmes de nos sociétés.
Au cœur de la démonstration, on trouve donc un récit mi-chronologique, mi-typologique, retraçant les principales mutations historiques des systèmes de production. Le scénario proposé est le suivant. À l’époque du Néolithique émergent des sociétés de la domestication, qui donnent lieu à une sédentarisation et à la naissance des communautés paysannes. C’est la fin des sociétés de chasseurs-cueilleurs organisée « contre l’État », au sens de Pierre Clastres, c’est-à-dire pour éviter la concentration du pouvoir politique dans certaines mains [1]. Commence alors une hiérarchisation encore réduite. Les œuvres laissées par ces sociétés sont dominées par les représentations animales, et les religions marquées par un aspect chamanique qui apparaît à travers la multitude des divinités zoomorphes. Puis se développe un esprit plus aristocratique, visible dans les épopées et l’apparition des tombes monumentales : c’est la naissance des chefs.
Suivent alors les sociétés de la hiérarchisation, à partir du IVe millénaire, lorsque se développent l’écriture, les villes, mais aussi les formes monarchiques. On retrouve ici certains éléments de la démonstration menée par James C. Scott dans Homo Domesticus [2], sans cependant embrasser sa thèse d’un asservissement des individus domestiqués au sein de l’État. Matthieu Calame propose d’inclure dans la catégorie d’empire agraire toutes les organisations centralisées qui fonctionnent grâce à une administration soumise au monarque, depuis Uruk jusqu’aux monarchies absolues du XVIIIe siècle. D’Hammourabi à Napoléon, le monarque est celui qui dispense la loi et le pain, grâce à une politique frumentaire de grande ampleur souvent fondée sur la céréaliculture. Les terres céréalières se concentrent près de la capitale ou dans des espaces accessibles (plutôt par l’eau que par la route), tandis que les marges sont dédiées aux cultures de rente dont le prix justifie le transport. Cette unification politique et économique permet d’ailleurs des spécialisations agricoles marquées et des sélections d’espèces précises, par exemple dans le domaine de l’arboriculture. Reflet d’une vision impériale, l’art du jardin se concentre alors sur une mise en scène de la nature ordonnée.
Face à ces deux catégories extrêmes, la communauté et l’empire, l’auteur propose un troisième modèle : celui de la thalassocratie marchande. Carthage, Syracuse, Venise, les Pays-Bas, mais aussi dans une certaine mesure la République romaine ou l’Angleterre du XVIIe siècle sont ainsi rapprochés en ceci que certaines classes sociales se partagent les responsabilités politiques. Contrairement aux empires agraires, le but n’est pas l’exploitation maximisée des paysans, car l’existence d’une identité partagée entraîne un souci de les protéger, quitte à déplacer cette exploitation au-delà des frontières. En effet, la thalassocratie se concentre sur les productions à forte valeur ajoutée et fait confiance au marché pour s’approvisionner ailleurs en céréales. Doté d’une vision du monde plus instrumentale et adaptable, ce régime est cependant dépendant des conditions économiques et écologiques extérieures.
Calame le dit clairement : son ouvrage est un essai d’agro-philosophie, une discipline dont il espère le développement. Inutile donc de chercher ici une vision globale des systèmes agraires passés. Le propos se concentre souvent sur la Méditerranée jusqu’à la fin de l’Antiquité, et ensuite sur l’Europe puisque, par exemple, le califat abbasside n’est pas présenté comme cas d’empire agraire. Mais les catégories proposées, elles, sont pensées pour être globales, des empires méso-américains à la Chine et au Japon, que l’on retrouve à plusieurs reprises.
La seule nuance que l’on pourrait proposer porte plus sur la mise en récit chronologique. En effet, notre connaissance des sociétés anciennes dépend de l’archéologie, ce qui, comme le note l’auteur, entraîne d’ailleurs des dénominations fondées sur les techniques de production (l’Âge du bronze, l’Âge du fer…). C’est certes une excellente démonstration du poids du régime productif dans l’organisation des sociétés. Mais c’est aussi un élément qui appelle à beaucoup de prudence quant à toute vision non ou faiblement hiérarchique des sociétés préhistoriques, des chasseurs-cueilleurs jusqu’aux premières communautés villageoises. De même, on peut s’interroger sur la place de ces communautés villageoises après le IVe millénaire, puisqu’elles restent toujours actives politiquement au sein des formations étatiques qui se succèdent.
En revanche, la multiplication des références entraîne un vrai plaisir de la lecture, et les télescopages historiques permettent de faire émerger quelques observations fortes. Par exemple, le fait que toutes les formes étatiques recensées, empires comme thalassocraties, ont développé des politiques publiques frumentaires soutenues par le financement d’infrastructures d’approvisionnement et de stockage à grande échelle. Un exemple : même Venise possède ses entrepôts, s’arrange pour financer une flotte au coût économique et écologique important, et assure à sa population un ravitaillement nécessaire à la stabilité sociale. Ces télescopages amènent à regarder nos propres systèmes sous l’angle de la comparaison.
Face à notre système symbolique actuel, le constat est sans appel : l’auteur affirme qu’il est déjà en crise. En effet, la science s’est progressivement imposée comme principe politique, justifiant par exemple l’usage de l’économie pour légitimer l’ordre social. Aussi tout ce qui n’était pas quantifiable a été relégué dans un angle mort du champ politique, qu’il s’agisse de la biodiversité, de la qualité des sols ou encore de la stabilité sociale. Alors que le Big Data s’annonce comme la prochaine révolution, ce régime symbolique aboutit à une impasse, puisque la science elle-même met aussi en garde contre le changement climatique, et cesse donc d’être au service d’un système productif tout industriel. Dès lors, les valeurs de dépassement de soi pour les élites, comme de loisir et de consumérisme pour la majorité de la population, ne suffisent plus à emporter l’adhésion de tous.
Comment retrouver une stabilité sociale sans le mythe de la croissance perpétuelle ? D’un chapitre à l’autre, revient l’idée que : « l’émergence d’une nouvelle perspective existentielle sera probablement la principale difficulté de la transition des sociétés industrielles aux sociétés écologiques » (p. 229). Entre autres exemples, l’auteur rappelle que les coopératives et les syndicats agricoles sont devenus parmi les plus fervents soutiens de l’industrialisation, et en fait même une illustration de la thèse de Jared Diamond selon laquelle l’impossibilité de certaines sociétés à sortir de leur modèle culturel dominant peut contribuer à leur effondrement. L’avènement de cette transition culturelle est donc un prérequis nécessaire, déjà entamé par certains groupes et certains courants de pensée, mais qu’il s’agit maintenant de faire passer de la marginalité au cœur de nos discours et de nos institutions.
On entre alors dans le champ de la politique, à travers une série de propositions dont les plus intéressantes concernent les systèmes agricoles. La première découle des observations historiques précédentes. À toutes les époques, le modèle du grand domaine dépendant d’un propriétaire absent est présenté comme une cause fréquente de sous-exploitation. Quant aux systèmes reposant sur le faire-valoir, lorsqu’un propriétaire confie sa terre pour une durée déterminée à un exploitant, ils encouragent une agriculture peu durable. Pour éviter la constitution de vastes propriétés mal mises en valeur, le levier fiscal, et en particulier la création d’une forte fiscalité sur les terres apparaît alors comme une solution à l’efficacité historique démontrée.
Traduites en termes contemporains, ces observations sont une critique de la PAC, qui ne prévoit aucun impôt foncier européen. C’est aussi une explication du succès des firmes agro-industrielles au détriment de l’agriculture familiale, laquelle permettait à certains exploitants de continuer à posséder leur terre malgré un endettement chronique. Cette agriculture industrielle, dépendante des aides publiques, emploie de moins en moins d’actifs (2% environ), tandis que sa productivité est impossible à chiffrer en prenant en compte tous les paramètres (achats d’intrants et de matériel très spécialisé, minéralisation des sols, production d’excédents détruits, etc.). Cependant aucune transition ne peut se mettre en place sans faire évoluer, au moins, les cadres fiscaux et juridiques qui ont produit ce système.
La liste des mesures préconisées touche également aux orientations des subventions. Notamment, celles qui ont entraîné l’hégémonie du grain. En effet la croissance de la production céréalière dans la seconde moitié du XXe siècle s’est faite au détriment d’autres plantes, comme les légumineuses, alors que ces dernières apportent de l’azote aux sols dans lesquels elles sont cultivées. De plus les excédents de céréales ont permis le développement de l’élevage hors-sol en fournissant une nouvelle source d’alimentation aux bêtes. Cet appel à prendre en compte les réalités matérielles de nos choix politiques apparaît enfin dans le domaine économique, où on retrouve l’idée avancée par plusieurs écologistes selon laquelle un système de pluralisme monétaire serait bénéfique, en particulier s’il créait une échelle de valeurs non indexée sur l’or mais, par exemple, sur la biomasse ou encore sur un système de bilan-carbone. Pas de solution unique, donc, mais du grain à moudre pour aller dans la bonne direction.
Enraciner l’agriculture est un ouvrage hors-norme de par la diversité des domaines qu’il sollicite. C’est aussi un livre très optimiste, qui postule que cette transition est déjà entamée à travers des expériences menées à petites échelles, et qu’elle sera nécessairement marquée par plus de coopération et de convivialité. Mais son message reste solidement ancré sur terre, en répétant sans cesse que c’est par une transformation du système législatif et fiscal que ces expériences encore minoritaires pourront s’imposer à l’ensemble de la société comme du système productif. Changer de récits, certes, mais pour pouvoir à terme changer aussi de cadre politique.
par , le 16 février 2022
Pauline Guéna, « L’agriculture que l’on mérite », La Vie des idées , 16 février 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-agriculture-que-l-on-merite
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