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Recension Histoire

L’ancien régime policier

À propos de : Vincent Milliot, « L’Admirable police ». Tenir Paris au siècle des Lumières, Champ Vallon


par Laurent Cuvelier , le 2 juillet 2018


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Au delà de la légende noire des « ripoux des Lumières », Vincent Milliot tire un portrait collectif des agents de la lieutenance générale de police au XVIIIe siècle. Dans un Paris en pleine mutation économique et sociale, tout le monde ne déteste pas la police.

Les liens entre police et population sont déterminants pour comprendre comment l’action policière, quotidienne ou exceptionnelle, peut acquérir une légitimité aux yeux des habitants. Cette question est au cœur de l’ouvrage de Vincent Milliot, qui éclaire la période charnière s’étendant des réformes entreprises par Louis XIV jusqu’aux premières années de la Révolution française. En 1667, sous l’égide de Colbert, un édit royal sépare en effet les fonctions de justice et de police dans la capitale du Royaume. Ces dernières sont alors concentrées dans les mains du lieutenant général de police, dont les attributions sont plus larges que celles du préfet de police de Paris de nos jours. Il est ainsi non seulement chargé de la « sûreté publique », mais également de l’encadrement des étrangers et des imprimés, de la réglementation des corps de métiers, de l’approvisionnement en nourriture, de la gestion des risques en cas d’incendies ou d’inondations, entre autres. Ces compétences de police étendues expliquent la part de plus en plus importante de la lieutenance générale dans la gestion de la ville de Paris tout au long du XVIIIe siècle.

Dans ce contexte, Vincent Milliot décrit une police parisienne attentive aux attentes d’une partie de la population, et analyse l’ordre public comme une construction qui implique tensions, négociations et compromis.

Les origines policières de la Révolution française

L’ouvrage s’inscrit dans une série de contributions collectives, d’articles programmatiques et de monographies sur les systèmes policiers en Europe aux XVIIIe-XIXe siècles (p. 27-29) qui, depuis les années 1990, vise à renouveler l’histoire des polices à l’époque moderne [1]. Depuis 20 ans, Vincent, Milliot a profondément participé à ce renouvellement, qui s’appuie notamment sur l’analyse approfondie des sources de la pratique, en complément des textes réglementaires, déjà bien connus. Les 10 chapitres, associant contributions inédites et texte réédités, s’appuient non seulement sur ces apports historiographiques, mais aussi et surtout sur la longue fréquentation des archives de la lieutenance générale, ainsi que sur la très riche et précieuse édition des Mémoires de l’ancien lieutenant-général de police Jean-Charles-Pierre Lenoir [2]. Ce dernier, lorsqu’il prend la plume en 1789-1790, s’applique autant à protéger sa position en pleine société révolutionnée qu’à justifier son action en réaffirmant certains succès de la lieutenance générale — notamment le contrôle des principaux troubles à l’ordre public dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ses mémoires allument également un contre-feu face aux multiples pamphlets accablant la police d’Ancien-Régime, qu’ils soient anonymes — La mouche écrasée ou l’aventure du Palais Royal du jeudi 8 juillet — ou émanent d’anciens collaborateurs de la lieutenance générale comme Pierre Manuel, un temps informateur de Lenoir et auteur de La police de Paris dévoilée par l’un des administrateurs de 1789.

Ces textes posent les fondations d’une légende noire de la police parisienne, reprise en partie par cette partie de l’historiographie récente qui immortalise les « ripoux des Lumières » [3]. L’ensemble de l’ouvrage s’attache à déconstruire ces stéréotypes. Par le biais d’une histoire sociale extrêmement soucieuse de situer les discours et les trajectoires, Vincent Milliot précise ce qui demeurait à l’état de clichés. Il examine par exemple certaines pratiques très décriées en 1789, tels que les enlèvements de police, les filatures, ou la récolte d’informations, qu’il relie au désir sécuritaire d’une partie de la population et des efforts des lieutenants généraux Sartine puis Lenoir pour formaliser ces activités de police administrative et tenter ainsi d’atténuer le sentiment d’arbitraire.

Ce sont également les inspecteurs de police, dont l’existence est formalisée en 1708, puis 1740, qui apparaissent dans les pamphlets révolutionnaires sous les traits de « moutons noirs » adeptes de la bavure et facilement corruptibles, à l’image de l’inspecteur Troussey, responsable du département des jeux et joueur compulsif tirant d’importants bénéfices de sa position. Loin de minorer l’importance de ces abus, l’auteur souligne les initiatives de l’administration policière pour les limiter et les punir. Troussey fait ainsi l’objet d’une enquête de deux ans, avant d’être embastillé en 1773 (p. 134). L’auteur révise enfin la vision d’ensemble de la lieutenance générale, volontiers présentée à partir de 1789 comme une machine bureaucratique qui ne serait bonne qu’à broyer l’existence d’individus le plus souvent innocents. En identifiant les grands moments de construction et reconstruction depuis les réformes amorcées par Colbert en 1667, Vincent Milliot fait au contraire apparaître le pragmatisme et les capacités d’adaptation des administrateurs de police.

La professionnalisation de « l’admirable police »

Au cours du XVIIIe siècle, l’appareil policier s’adapte aux mutations urbaines, et notamment à l’essor démographique d’une « métropole » qui gagne 200 000 habitants en un siècle. Dans une ville où la circulation des hommes et des marchandises s’intensifie et où l’anonymat urbain tend à remplacer les relations de voisinage, les « politiques de la police » organisent progressivement une nouvelle gestion de l’espace, de l’approvisionnement, de la surveillance des populations et des risques sanitaires (p. 181) [4]. Vincent Milliot détaille les mondes sociaux de la police parisienne et reconstitue certaines carrières — des commissaires au Châtelet anciennement implantés dans les quartiers à la nouvelle figure des inspecteurs, des multiples informateurs jusqu’aux exempts et greffiers. Il insiste sur la concurrence, mais aussi sur les collaborations entre ces acteurs qui participent de la professionnalisation des métiers de police. Des binômes commissaire/inspecteur se forment par exemple dans la seconde moitié du siècle, à l’instar de Chénon, commissaire au quartier du Louvre qui se spécialise dans la surveillance du prêt sur gage et qui fait équipe à partir de 1751 avec l’inspecteur Henry (p. 69).

La professionnalisation des métiers de police implique également l’évolution de leurs sources de revenus. Ces officiers perçoivent des gages, auxquels peuvent s’ajouter pour les commissaires certains actes civils rentables tels que les scellés après décès. S’y ajoutent aussi, à partir du second XVIIIe siècle, des revenus extraordinaires liés à des missions de police de plus en plus spécialisées — tels que la répression de la mendicité ou l’encadrement de la librairie. L’augmentation des rémunérations permet à la lieutenance générale non seulement de renforcer sa prééminence, mais aussi de lutter contre la corruption de ses agents et de faire naître des vocations.

Enfin, l’action des policiers des Lumières est réinscrite dans le contexte intellectuel de l’époque. L’importante série d’arrestations de mendiants dans la double décennie 1770-1780 est mise en perspective avec la série d’ouvrages qui appellent à la répression du mendiant-parasite — l’article « Gueux, Mendiants » du Dictionnaire philosophique de Voltaire en 1762 ; la Police sur les mendiants de Turmeau de la Morandière en 1764, ou la même année le Mémoire sur les vagabons et sur les mendiants du physiocrate Guillaume-François Le Trosne. En d’autres termes, ces pratiques policières renvoient à un cadre social et intellectuel plus large, dans lequel le travail constitue une ligne de partage déterminante. Dans ce contexte, la professionnalisation des activités de police passe par l’identification de « cibles privilégiées » — « mendiants, migrants mal insérés, prostituées, salariés en rupture de ban » (p. 269). Ce travail de surveillance, qui associe police administrative et police judiciaire, est progressivement légitimé, tant par les efforts de la lieutenance générale que par le soutien d’une partie de la population parisienne.

Tout le monde déteste la police ?

Cette police dont les cadres s’adaptent continuellement au cours du siècle entretient des rapports ambivalents avec les Parisiens. Plaçant au cœur de la démonstration la question des liens entre police et population, l’auteur s’appuie sur certaines visions de la police parisienne. Sont notamment convoqués, en surlignant leurs a priori et les prismes déformants de leurs observations, Louis-Sébastien Mercier, auteur du célèbre Tableau de Paris, et le libraire Siméon Prosper Hardy. Ce dernier, logeant chez un commissaire dans le quartier, alors populaire, de la place Maubert, est particulièrement sensible aux initiatives de la police parisienne. Son Journal d’événemens permet de cerner les attentes sécuritaires d’une partie de la population, en particulier en matière de lutte contre le vol. Son témoignage dépeint une police de terrain en action, qui répond aux attentes d’une partie des citadins et défend une conception de l’ordre social à laquelle le bourgeois parisien, représentant du milieu religieux et intellectuel du Quartier latin, est attaché (p. 324).

Vincent Milliot aborde enfin, dans un chapitre inédit, la question des rapports conflictuels entre citadins et policiers. Il est comme toujours particulièrement attentif aux situations, notamment aux types d’acteurs pris pour cibles. Les inspecteurs, le guet ou encore la garde de Paris qui interviennent pour appréhender un mendiant provoquent des réactions bien plus hostiles qu’un commissaire à la réputation locale bien établie. Au delà de ces instants de « rébellion ordinaire » associés aux maladresses de certains officiers (p. 334), on observe également les moments d’opposition collective aux arrestations où se matérialisent tant des formes de solidarités populaires que des enjeux de réputations locales. L’auteur revient sur quelques exemples célèbres de soulèvements et d’émeutes, à l’image de l’affaire des « enlèvements d’enfants » en 1750 ou des chasses aux mouches et autres espions à l’orée de la Révolution française [5]. Ces derniers sont alors paradoxalement au cœur du système d’information progressivement mis en place par la lieutenance générale de police, par souci d’efficacité, mais également pour faciliter l’ancrage communautaire des policiers. Cette recherche constante de l’information, dans le contexte d’une métropole où les rumeurs et les nouvelles circulent de plus en plus rapidement et dans des cercles de plus en plus larges, constitue l’une des limites des réformes entreprises. En effet, la multiplication des efforts pour encadrer les lieux et les médias écrits ou oraux permettant la diffusion de l’information (gazettes, libelles, affiches et chansons), contribue à nourrir l’hostilité à l’encontre de la police.

Ainsi, en construisant la police comme objet d’étude, les sciences sociales contribuent à la redéfinition des politiques publiques de surveillance et de sécurité ou aux réformes du maintien de l’ordre. Elles participent également aux réflexions sur les modes de gouvernement et les rapports entre les institutions policières et les populations qu’elles encadrent. Il apparaît au terme de cet ouvrage, que les réformes de la police municipale parisienne à partir de 1789 sont à réinscrire dans le temps long de la modernisation de l’institution policière amorcée au milieu du XVIIe siècle. La lieutenance générale est certes présentée comme un contre-modèle — à travers la vision d’une police administrative davantage soucieuse de contrôler les opinions que de protéger la population —, mais elle est aussi une source d’inspiration, voire d’admiration, pour certains cadres de la police parisienne révolutionnaire. En ce sens, l’effondrement de la machine policière en 1789 est lié à une perte de légitimité et de soutien au sein de la population. Si la rareté des témoignages populaires non recouverts du voile judiciaire, à l’image des souvenirs du jeune Ménétra [6], ne permet pas d’approfondir davantage les liens entre police et population, Vincent Milliot souligne bien leur importance politique et leur actualité. En analysant les contradictions d’une police qui défend l’ordre paternaliste monarchique tout en sachant se rendre utile, en insistant sur les réformes entreprises en interne pour éviter les abus et punir les agents corrompus, l’ouvrage propose également des pistes de réflexion pour une approche critique de la police contemporaine. Dès lors, les difficultés rencontrées par la police d’Ancien Régime font également écho, en creux, aux tensions internes à une police républicaine qui s’efforce de maintenir un fragile équilibre entre la garantie des droits de certains et la conservation du pouvoir de l’État.

Recensé : Vincent Milliot, « L’Admirable police ». Tenir Paris au siècle des Lumières, Paris, Champ Vallon, 2017, 384 p., 28 €.

par Laurent Cuvelier, le 2 juillet 2018

Pour citer cet article :

Laurent Cuvelier, « L’ancien régime policier », La Vie des idées , 2 juillet 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr./L-ancien-regime-policier

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Notes

[1Parmi les pionniers et les sources d’inspiration, on peut citer l’article de Steven Kaplan, «  Note sur les commissaires de police de Paris au XVIIIe siècle  », RHMC, t. XXVIII, 1981, p. 656-667 et dans un autre registre les pages dédiées par Michel Foucault à la lieutenance générale dans Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 214-219. L’ensemble de l’ouvrage s’appuie également sur les thèses de Justine Berlière, Policer Paris au siècle des Lumières : Les commissaires du quartier du Louvre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Paris, École nationale des Chartes, 2012 et Rachel Couture, «  Inspirer la crainte, le respect et l’amour du public  » : les inspecteurs de police parisiens, 1740-1789, thèse de doctorat d’Histoire de l’UCBN et de l’UQAM sous la direction de P. Bastien et V. Milliot, janvier 2013. Enfin parmi les nombreuses contributions collectives, citons l’ouvrage dirigé par Catherine Denys, Brigitte Marin et Vincent Milliot, Réformer la police. Les mémoires policiers en Europe au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2009.

[2Vincent Milliot, Un policier des Lumières, suivi de mémoires de J.-C.-P. Lenoir (1732-1807), ancien lieutenant général de police de Paris, écrits dans les pays étrangers dans les années 1790 et suivantes, Paris, Champ Vallon, 2011.

[3Robert Muchembled, Les Ripoux des Lumières, Corruption policière et Révolution, Paris, Seuil, 2011

[4Voir également la contribution récente de Nicolas Vidoni, La police des Lumières, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Perrin, 2018.

[5Arlette Farge, Jacques Revel, Logiques de la foule. L’affaire des enlèvements d’enfants, Paris 1750, Paris, Hachette, 1988  ; T. Manley Luckett, «  Hunting for Spies and Whores : a Parisian Riot on the Eve of the French Revolution  », Past & Present, vol. 156, 1997, p. 116-143.

[6Daniel Roche (dir.), Journal de ma vie, de Jacques Louis Ménétra, compagnon vitrier au XVIIIe siècle, Paris, Montalba, 1982.

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